La qualification juridique des travailleurs des plateformes numériques a ravivé les débats relatifs aux périmètres du salariat partout où cette forme de mise au travail s’est développée. Reposant sur un recours systématique à des travailleurs non-salariés, les plateformes numériques font évoluer leur modèle économique pour se placer à la marge des réglementations relatives au travail salarié, et développent à cette fin de vastes stratégies de lobbying1. Les actions en justice intentées par des travailleurs, des organisations syndicales ou des autorités publiques en vue d’obtenir la requalification de leurs relations contractuelles se multiplient. 

En France, la qualification de contrat de travail est dite d’ordre public, c’est-à-dire qu’elle échappe à la volonté commune affichée par les parties. L’opération de qualification de contrat de travail conditionne l’application de l’ensemble des règles qui composent le droit du travail en tant que branche du droit, qu’il s’agisse des garanties individuelles (par ex. les règles relatives au SMIC, au temps de travail, etc.) et collectives (par ex. le droit de grève, le droit à la représentation du personnel, ou le droit syndical dans l’entreprise) ainsi que, dans une certaine mesure, des garanties liées à la protection sociale. Le résultat de la qualification revêt ainsi une importance cruciale, dans la mesure où le travailleur qui échouerait à prouver l’existence d’un contrat de travail se retrouverait enfermé dans le libre jeu des contrats civils et commerciaux, dépourvu de protection sociale adéquate.  

L’opération de qualification est l’œuvre du juge, et plus précisément du juge judiciaire. Elle fait également intervenir le législateur, compétent pour déterminer le champ d’application du droit du travail, ainsi que du Conseil constitutionnel, garant du contrôle de constitutionnalité des lois. La qualification des travailleurs de plateformes repose sur l’action conjointe de ces acteurs. Schématiquement, il est possible de distinguer trois temps dans cette saga juridique  : le temps de la découverte par les juges du fond, le temps de l’affirmation par la Cour de cassation, et le temps de la sauvegarde par le Conseil constitutionnel. 

La découverte par les juges du fond

Les premières décisions de justice concernent les plateformes de transport de personnes Uber et Voxtur, ainsi que les plateformes de livraison de repas Deliveroo, Take Eat Easy et Toktoktok2. Il en ressort des positions hésitantes de la part des juges du fond, c’est-à-dire des juges des juridictions de première instance et d’appel. 

Déterminer si les travailleurs de plateformes sont des salariés revient à se demander si leur relation contractuelle peut être qualifiée de contrat de travail. Ce qui distingue le contrat de travail d’autres types de contrats où l’on offre son travail contre une rémunération est l’état de subordination du travailleur vis-à-vis de son employeur, en l’occurrence vis-à-vis de la plateforme. Il est donc admis que le critère du contrat de travail est le lien juridique de subordination. Depuis un arrêt dit Société générale rendu par la Cour de cassation le 16 novembre 1996, le lien juridique de subordination se définit comme le pouvoir de diriger, de contrôler et de sanctionner le travailleur. Ce pouvoir doit être constaté dans les faits : les juges doivent donc éviter de s’en tenir aux stipulations contractuelles soigneusement rédigées par les plateformes, et s’intéresser aux conditions réelles de réalisation de l’activité. Ils s’appuient pour cela sur un faisceau d’indices. L’intégration du travailleur dans un service organisé unilatéralement par la plateforme constitue un indice de cet état de subordination. 

Il ressort des pièces rapportées par les travailleurs qu’en s’appuyant sur la maîtrise du système d’information, sur des mécanismes d’incitation ainsi que sur un ensemble de règles non contractuelles (chartes et conditions générales d’utilisation), les plateformes organisent l’activité et déterminent les conditions de sa réalisation.

La preuve d’un pouvoir de direction, de contrôle et de sanction s’est néanmoins heurtée à l’apparente liberté des travailleurs. La faculté formellement attribuée à ces travailleurs de choisir librement leurs horaires de travail (les «  shifts  »), de refuser des courses et de déterminer le trajet emprunté a fait obstacle à la reconnaissance d’un état de subordination. À plusieurs reprises, la cour d’appel de Paris a écarté la requalification au motif récurrent que « la liberté totale de travailler ou non dont a bénéficié [le travailleur], qui lui permettait, sans avoir à en justifier, de choisir chaque semaine ses jours de travail et leur nombre sans être soumis à une quelconque durée du travail ni à un quelconque forfait horaire ou journalier (…) est exclusive d’une relation salariale.  »3 S’en tenant à une définition formelle de la liberté, les juges n’ont pas perçu la contrainte exercée par le service organisé. En outre, en dépit d’éléments faisant état d’une faculté de sanction pouvant être exercée par les plateformes (prenant la forme, au sein de la plateforme Take Eat Easy, d’un système de pénalités graduées reposant sur des «  ‘strikes’  »), les juges ont refusé d’y voir un moyen de réduire la liberté du travailleur, et ont donc nié qu’il se trouvait dans un état de subordination. 

À l’issue de ces premières décisions, la qualification des travailleurs de plateformes semble incertaine. S’appuyant sur une conception restrictive de la subordination, les juges n’ont reconnu l’existence d’un lien juridique de subordination qu’en présence de clauses contractuelles contraignantes, à l’image du contrat d’adhésion exclusive au sein de la plateforme Voxtur4. Les travailleurs de Deliveroo et Take Eat Easy se voient déboutés de leurs demandes en appel. Ces échecs ont poussé les travailleurs et leurs organisations syndicales à se pourvoir en cassation.  

L’affirmation de la Cour de cassation

Amenée à se prononcer sur la qualification des travailleurs des plateformes Take Eat Easy et Uber, la Chambre sociale de la Cour de cassation a, par deux fois, affirmé que les travailleurs de plateformes sont des salariés. 

Très attendu, l’arrêt Take Eat Easy rendu le 28 novembre 20185 a doublement marqué les esprits. Par sa solution d’abord  : tranchant dans le sens de la requalification, la Cour de cassation n’a pas cédé à l’apparence de liberté promise par les plateformes. Par son contenu ensuite  : d’un grand classicisme, l’arrêt s’inscrit dans une jurisprudence stable, ne s’écartant pas de la définition de la subordination posée en 1996. Ainsi, l’existence d’un contrat de travail se déduit du pouvoir de la plateforme de «  donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements  ».

Pour constater l’état de subordination dans lequel est placé le travailleur, la Cour de cassation s’appuie plus précisément sur deux éléments. Le fait que la plateforme soit dotée d’un système de géolocalisation permettant de surveiller les déplacements du coursier traduit l’existence d’un pouvoir de contrôle de la plateforme. Le fait que la plateforme ait la faculté de faire usage d’un système de pénalités graduées traduit l’existence d’un pouvoir de sanction. En mettant en exergue ces deux éléments, la Cour semble inviter les juges à aller à l’essentiel, et à rechercher la réalité des relations de pouvoir dans ce qui constitue la spécificité des plateformes numériques, c’est-à-dire l’organisation du travail au moyen d’un système d’information, et d’un jeu d’incitations et de sanctions. 

Quelques semaines après l’arrêt Take Eat Easy, la cour d’appel de Paris a prononcé la requalification d’un chauffeur Uber dans un arrêt du 10 janvier 20196. Cette solution a été confirmée par la Cour de cassation qui, dans un arrêt du 4 mars 2020, a de nouveau reconnu l’existence d’un contrat de travail entre la plateforme Uber et le chauffeur7. Répondant à l’argument de la plateforme relatif à la liberté d’organisation de l’activité par le chauffeur, la Cour de cassation précise que «  le fait de pouvoir choisir ses jours et heures de travail n’exclut pas en soi une relation de travail subordonnée dès lors que lorsqu’un chauffeur se connecte à la plateforme Uber, il intègre un service organisé par la société Uber BV  ». Par cette formule sans équivoque, la Haute Cour met un terme aux hésitations des juges du fond.

Davantage, si les premières décisions avaient omis de relever l’intégration du travailleur dans un service organisé, la Cour a cette fois l’occasion de s’y pencher. L’intégration dans un service organisé unilatéralement par la plateforme ne constitue qu’un indice de l’état de subordination dans lequel est placé le travailleur. Néanmoins, cet indice est d’une importance particulière dans l’économie des plateformes, car il permet de démontrer que le statut d’indépendant du chauffeur est, selon la Cour de cassation, «  fictif  ». L’arrêt fait ainsi apparaître trois éléments permettant d’identifier l’intégration dans un service organisé unilatéralement par la plateforme  : la fixation des tarifs, la fixation des conditions d’exercice de la prestation de transport, et le pouvoir de sanction. 

Faisant l’objet d’une publicité maximale8, les arrêts Take Eat Easy et Uber n’ont pas tardé à faire jurisprudence. Dans un jugement du 4 février 2020, le Conseil de prud’hommes de Paris a prononcé la requalification d’un travailleur de la plateforme Deliveroo, laquelle emploie approximativement 11 000 coursiers en France. Les cas de requalification ne se limitent d’ailleurs pas aux plateformes opérant dans les secteurs de la livraison et du transport de personnes. Dans un arrêt du 10 février 2020, la cour d’appel de Douai a déclaré la plateforme de microtâches Clic and Walk coupable de travail dissimulé pour dissimulation d’emploi salarié à la suite d’une enquête de l’Office central de lutte contre le travail illégal9. Le mouvement de requalification systématique des travailleurs de plateformes semble désormais enclenché… à moins que  ?

La préservation par le Conseil constitutionnel

Parallèlement à l’intervention du juge, la qualification juridique des travailleurs de plateformes a éveillé l’intérêt du législateur. En attribuant des droits aux «  travailleurs indépendants recourant, pour l’exercice de leur activité professionnelle, à une ou plusieurs plateformes de mise en relation par voie électronique  » (Code du travail, articles L. 7341-1 à L. 7342-11, tels qu’issus des lois du 8 août 2016 et du 24 décembre 2019), le législateur a poursuivi deux objectifs. D’abord, il a cherché à rendre l’indépendance supportable pour ces travailleurs, en établissant une série de garanties minimales en matière de formation professionnelle, de protection sociale, ou de droits collectifs. Ensuite (et surtout), il s’est efforcé de «  sécuriser  » le modèle d’affaire des plateformes, c’est-à-dire d’empêcher la reconnaissance d’un lien de subordination constitutif d’un contrat de travail par les juges. 

Le législateur a pour cela eu recours à la technique de la présomption légale. Une présomption légale permet d’attacher à certains faits ou certains actes des conséquences juridiques. La présomption est dite simple lorsqu’elle supporte la preuve contraire  ; elle est irréfragable lorsqu’elle ne peut pas être contestée. L’établissement d’une présomption de non-salariat remonte à la loi du 11 février 1994  : depuis cette date, un travailleur inscrit au registre du commerce et des sociétés ou au répertoire des métiers est présumé ne pas être salarié (Code du travail, article L. 8221-6). Cette présomption étant simple, elle supporte la preuve contraire. Elle a donc pu être renversée par les juges prononçant la requalification de travailleurs de plateformes.

Le législateur a ainsi cherché à renforcer cette présomption. Un amendement déposé par le député Christophe Caresche au cours des débats relatifs à la loi du 8 août 2016 a visé à rendre cette présomption irréfragable. L’amendement fut finalement retiré. Le projet est relancé à l’occasion de la création des chartes dites sociales par la Loi d’orientation des mobilités (LOM)10. En ouvrant la possibilité aux plateformes d’édicter des chartes définissant les droits et obligations des travailleurs et déterminant l’étendue de leur responsabilité sociale à l’égard des travailleurs, l’article 44 de la LOM prévoyait une contrepartie de taille  : le respect des engagements figurant dans la charte par la plateforme ne pouvait caractériser un lien de subordination. L’adoption d’une charte facultative par la plateforme avait ainsi pour effet de créer une présomption irréfragable de non-salariat, fermant la porte à une éventuelle demande de requalification. 

Saisi d’un recours par soixante députés et soixante sénateurs, le Conseil constitutionnel a censuré une partie de l’article 44. Si le dispositif des chartes est maintenu11, ses effets sur la qualification contractuelle sont jugés contraires à la Constitution. D’irréfragable, la présomption redevient simple, faisant de fait perdre tout leur intérêt aux chartes. Pour appuyer sa décision, le Conseil constitutionnel érige la détermination du champ d’application du droit du travail au rang de principe fondamental du droit du travail. La détermination du régime juridique applicable à un travailleur ne peut, de ce fait, être déléguée à des acteurs privés. En barrant la route au législateur, le Conseil constitutionnel préserve le pouvoir des juges en matière de requalification de contrat de travail. Les travailleurs de plateformes en France ont donc, plus que jamais, le champ libre pour demander la requalification de leur relation contractuelle, et exiger le bénéfice des garanties du droit du travail.  

Cet article fait partie d’une série de publications consacrée au statut juridique des travailleurs des plateformes, après une note de synthèse en février, un commentaire d’une décision de la Cour de justice de l’Union européenne en mai, en juin, d’une procédure exceptionnelle contre Uber Eats en Italie, de la situation en Uruguay, au Canada et au Brésil en juillet.

Sources
  1. Pour un exemple récent voir la stratégie d’Uber en Californie, L. Feiner, “Uber CEO Says Its Service Will Probably Shut Down Temporarily in California If It’s Forced to Classify Drivers as Employees”, NBC Bay Area, 12 août 2020.
  2.  Parmi ces plateformes, seules Uber et Deliveroo sont toujours en activité.
  3.  Ces arrêts concernent les plateformes Deliveroo (CA Paris, 9 nov. 2017, Pôle 06 ch. 02, n°16/12875) et Take Eat Easy (CA Paris, Pôle 06 ch. 02, 12 oct. 2017, n° 17/03088 et 20 avr. 2017, n° 17/00511).
  4. CA Paris, Pôle 06 ch. 09, 13 déc. 2017, n° 17/00351.
  5. Cass. soc. 28 nov. 2018, n°17-20.079, P+B+R+I.
  6. CA Paris, pôle 6, ch. 2, 10 janv. 2019, n° 18/08357.
  7. Cass. soc. 4 mars 2020, n°19-13.316, FP-P+B+R+I.
  8. La mention «  P.B.R.I.  » signifie que l’arrêt fait l’objet d’une large diffusion. En outre les deux arrêts sont assortis d’une note explicative et, fait inédit, l’arrêt Uber et sa note explicative sont également publiés en langues anglaise et espagnole.
  9. CA Douai, 10 févr. 2020, 6e ch., n° 19/00137. La plateforme a formé un pourvoi en cassation le 12 février dernier.
  10. Le dispositif des chartes figurait déjà dans la loi n°2018-771 du 5 septembre 2018, mais a été censuré car il constituait un cavalier législatif  ; Conseil constitutionnel, décision n° 2018-769 DC du 4 septembre 2018.
  11. Code du travail, articles L. 7342-9 à L. 7342-11, tels qu’issus de l’article 44 de la LOM promulguée le 24 décembre 2019.