En septembre dernier, les juges britanniques ont posé une question préjudicielle à la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE)1. Il était question de savoir si un livreur travaillant pour la plateforme de livraison Yodel Delivery pouvait être considéré comme «  travailleur  » au sens de la directive «  temps de travail  ».2

La Cour a répondu le mercredi 22 avril 2020. Relevons d’ores et déjà que la  procédure utilisée n’est pas celle prévue à l’article 267 TFUE3 mais celle prévu à l’article 99 du Règlement de procédure de la Cour de Justice4. Les juges européens entendent ainsi affirmer que leur jurisprudence contient déjà toutes les réponses nécessaires, et se contentera alors de la rappeler. Cela laissait-il envisager une déception quant à la solution rendue par la CJUE  ? Pas forcément, et pour cause  : la notion de travailleur est riche, et permet aisément de contourner des stipulations contractuelles construisant une indépendance fictive. 

La solution s’avère cependant décevante puisque le rappel de la jurisprudence de la Cour relative à la notion de travailleur n’aboutit pas à une réelle prise de position sur la question des travailleurs des plateformes. Les juges européens expriment certes leur inclinaison a priori pour l’indépendance du coursier, dans cette affaire, au vu des facultés qui lui étaient laissées par le contrat. Cependant, ils le font sans vérifier si, en pratique, le travailleur pouvait véritablement jouir de cette indépendance ou si, au contraire, dans les faits, le livreur travaillait sous la direction de la plateforme Yodel Delivery. Elle laisse cet examen au tribunal britannique.

Pour la Cour de justice, tous les travailleurs des plateformes sont-ils des indépendants  ?

Non. La Cour ne dit en aucun cas que les travailleurs des plateformes sont des indépendants. Elle se montre simplement peu courageuse en laissant le soin aux juges nationaux, en l’espèce aux juges britanniques, de vérifier si l’indépendance du travailleur est ou non fictive. 

Dans cette décision, la Cour nous dit qu’au regard de toutes les possibilités que lui laisse le contrat, le coursier «  à l’air  » d’être indépendant, mais que ce sera au tribunal Britannique de vérifier s’il l’est ou non en pratique. Pour résumer les choses de façon un peu triviale, elle leur laisse faire le «  sale boulot  ».

Quelles sont les conséquences d’une telle décision  ?

Au Royaume-Uni – La décision britannique sera à scruter. En dépit de sa frilosité, l’arrêt de la CJUE invite à vérifier la réalité pratique de l’indépendance du coursier. Seulement, sur une affaire similaire au Royaume-Uni, un coursier s’était déjà vu refuser la qualité de worker en raison de l’existence d’une stipulation contractuelle lui permettant de se faire remplacer par un autre livreur.5 Ceux qui l’ont vu ne pourront que penser au dernier film de Ken Loach, «  Sorry we missed you  », dont le héros est un livreur de colis prétendument indépendant6. On peut regretter que la CJUE passe à côté de l’opportunité d’imposer plus fermement le respect des traités et des actes de l’Union dont elle est l’interprète et la gardienne.

En France – La jurisprudence de la Cour de Justice sur la notion de travailleur est très proche de celle de la Chambre sociale de la Cour de Cassation  : est un travailleur au sens du droit de l’Union, la personne qui accomplit pendant un certain temps, en faveur d’une autre et sous la direction de celle-ci, des prestations en contrepartie desquelles elle touche une rémunération (§29)7. Pour ce faire, la CJUE et la Cour de Cassation s’intéressent davantage aux conditions de faits de l’activité professionnelle, à la nature de la relation de travail, plutôt qu’à ce qui est affirmé par des stipulations contractuelles. De sorte que si l’indépendance du travailleur n’est que fictive, déguisant ainsi une véritable relation de travail  » (§30)8, alors il sera considéré comme «  travailleur  » au sens du droit de l’Union

Les arrêts Take Eat Easy et Uber9 témoignent parfaitement du souci des juridictions françaises de procéder à de tels examens et, le cas échéant, de faire tomber «  l’indépendance fictive  » du travailleur. Cette décision ne devrait très probablement rien changer à la jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de Cassation.10

Sources
  1. C 692-19, Yodel Delivery Network Limited. V. F. Champeaux, Nouvel épisode dans la saga des travailleurs des plateformes, 14/11/2019, SSL. 1883. Une question préjudicielle est posé par des juges à l’occasion d’un renvoi préjudiciel, v. note 7.
  2. «  La directive 2003/88/CE concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail fait-elle obstacle à certaines dispositions de droit national qui exigent qu’une personne s’engage à effectuer ou prester « personnellement » tout travail ou tout service qu’elle est tenue de fournir pour qu’elle soit couverte par le champ d’application de la directive ?  », CJUE, 22 avril 2020, Yodel Delivery contre B, C-692/19.
  3. Article 267  : «  La Cour de justice de l’Union européenne est compétente pour statuer, à titre préjudiciel :

    a) sur l’interprétation des traités,

    b) sur la validité et l’interprétation des actes pris par les institutions, organes ou organismes de l’Union.

    Lorsqu’une telle question est soulevée devant une juridiction d’un des États membres, cette juridiction peut, si elle estime qu’une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la Cour de statuer sur cette question.

    Lorsqu’une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour.

    Si une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale concernant une personne détenue, la Cour statue dans les plus brefs délais  ».

  4. Article 99, Réponse par ordonnance motivée «  Lorsqu’une question posée à titre préjudiciel est identique à une question sur laquelle la Cour a déjà statué, lorsque la réponse à une telle question peut être clairement déduite de la jurisprudence ou lorsque la réponse à la question posée à titre préjudiciel ne laisse place à aucun doute raisonnable, la Cour peut à tout moment, sur proposition du juge rapporteur, l’avocat général entendu, décider de statuer par voie d’ordonnance motivée  ».
  5. M. Vicente, « Les coursiers Deliveroo face au droit anglais, À propos de la décision Independent Workers’ Union of Great Britain (IWGB) v RooFoods Ltd (t/a Deliveroo), Central Arbitration Committee, 14 novembre 2017, Royaume-Uni », RDT 2018, p. 515
  6. LOACH Ken, LAVERTY Paul,« Amazon n’a pas besoin de contremaître », Le Grand Continent, 15 avril 2020
  7. CJCE, 3 juillet 1986, Lawrie Blum, aff. n° 66/85. En droit français, le lien de subordination est le critère distinctif du contrat de travail, or ce lien est défini par la Chambre sociale de la Cour de Cassation dans un arrêt dit «  Société Générale  » du 13 novembre 1996. Il est caractérisé par  « l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné », Cass. Soc., 13 novembre 1996, 94-13187.
  8. V. CJUE, 13 janv. 2004, Allonby, C-256/01
  9. Cass. Soc., 28 novembre 2018, Take Eat Easy, 17-20.079  ; Cass. Soc, 4 mars 2020, Uber, 19-13.316. Pour une analyse contextualisée de l’arrêt faisant not. le parallèle avec la notion européenne de «  travailleur  », v. not. “Le droit du travail doit prendre en compte la situation des travailleurs des plateformes”, Entretien avec J.-G. Huglo, Doyen de la Chambre sociale de la Cour de cassation. SSL. 1899. 3
  10. LOJKINE Ulysse, Cartographier la géopolitique des plateformes, Le Grand Continent, 19 février 2020