A l’heure où les jeux sont mondiaux, il est essentiel pour chacun de pouvoir imposer ses règles. En matière de guerre économique, de dumping fiscal ou social, l’enjeu est systématiquement de déterminer quel acteur saura imposer ses règles du jeu. Les systèmes normatifs traditionnels sont mis à mal depuis la Seconde Guerre mondiale et l’accélération brutale de la mondialisation. Celle-ci n’est cependant qu’un corrélat des volontés hégémoniques de certains Etats : pour s’imposer, il faut imposer sa loi aux autres. Une telle dynamique a été particulièrement prise en main et comprise par les Etats-Unis qui ont vu dans l’extraterritorialité du droit, un outil de régulation, à leur avantage, des acteurs mondiaux. Il s’agit en fait d’étendre la sphère normative qui est la sienne au reste du monde pour en maîtriser les codes. Une telle maîtrise de l’espace juridique mondiale est notamment visible dans les décisions d’institutions internationales en matière économique tels que le FMI ou la Banque Mondiale. Là encore, la Chine a su utiliser cette arme pour s’imposer : les Nouvelles Routes de la Soie sont typiquement des projets économiques mais fondées et organisées par un droit chinois qui s’exporte. Ainsi, parmi les trois cours arbitrales créées à l’occasion de ce projet à Pékin, Xi’an et Shenzhen afin d’arbitrer les différends entre entreprises, deux sont situées en Chine continentale et ont vocation à appliquer un droit issu directement du système normatif chinois .1

Dès lors, face à ces deux géants qui, du fait de leur puissance diplomatique et économique, sont en mesure d’exporter leur droit, quelle place la France peut-elle occuper ? Cette question dépasse le simple intérêt intellectuel : la puissance normative d’un Etat est une assurance pour sa population que ses droits sont protégés des influences extérieures. Il peut par conséquent s’agir d’une manière, pour la France, de répondre aux inquiétudes exprimées notamment au moment des « gilets jaunes » concernant les impacts négatifs de la mondialisation : s’affirmer comme une puissance capable soit d’imposer son droit aux Firmes Transnationales (FTN), soit de se protéger des pressions des droits étrangers par l’exclusion. La seconde option semble complexe alors que la France est définitivement rentrée dans la marche de la coopération internationale et de la mondialisation. La première ne semble pas beaucoup plus réaliste après une rapide comparaison des poids politico-économiques de la France face à ses partenaires. Entre les Nouvelles routes de la Soie et l’America First, comment un pays de taille moyenne pourrait-il imposer ses règles du jeu ? La voie française semble fermée. Toutefois, ce serait oublier la force du collectif auquel la France appartient : l’Union européenne (UE). La voie française dans la mondialisation est d’abord et avant tout européenne. 

Cette évidence européenne est particulièrement visible dans le cadre de ce qu’il est commun de nommer le droit pharmaceutique. Rentre dans cette catégorie tous les textes qui définissent, régulent et réglementent la production, la distribution et la vente de produits dits pharmaceutiques. D’après le code de santé publique (art. L 5111-1), les médicaments sont destinés à des usages humains ou animaux et ont vocation à prévenir autant qu’à guérir. Il s’agit par conséquent d’un enjeu majeur de santé publique qui, dans le cadre d’un marché commun où la libre-circulation des marchandises est garantie, nécessite un contrôle a minima continental. C’est de fait le cas et le droit pharmaceutique est un des secteurs juridiques les plus intégrés au niveau européen comme au niveau mondial. Cette caractéristique, ainsi que les enjeux qui y sont associés, font du droit pharmaceutique un cas d’école des logiques à l’œuvre dans le cadre d’une guerre juridique. 

Le droit pharmaceutique est un droit particulièrement stratégique pour la puissance publique. Il a pour tâche, d’abord, de définir le médicament, mais aussi et surtout de réglementer les entreprises du médicament. L’enjeu est donc double : d’abord protéger les populations en leur assurant un contrôle des produits mis sur le marché, ensuite organiser le secteur économique pharmaceutique. A cela s’ajoute un élément particulièrement crucial à l’heure où la source de richesse est d’abord informationnelle : le brevet. Dans le cadre de la guerre économique avec la Chine, il s’agit de surcroît d’une question polémique et tendue à cause des pratiques chinoises en matière d’espionnage industriel. D’après une étude de Statista, en 2016, l’Office Européen des Brevets (OEB) a reçu 425 demandes d’entreprises françaises concernant des produits pharmaceutiques2. La France est en effet particulièrement reconnue pour le dynamisme de son industrie pharmaceutique. A l’heure du Covid-19, le caractère stratégique d’un tel domaine ne peut donc plus tromper : pour faire face à des crises sanitaires, il est essentiel de maîtriser le médicament. Et ce à toutes les échelles : si le laboratoire est le plus connu des acteurs du secteur, la distribution en gros (grossistes-répartiteurs) est un acteur logistique majeur. Véritable clef de voûte de l’approvisionnement du malade, les grossistes français sont pourtant bien souvent dépendants de sociétés américaines. Le numéro deux français, Alliance Healthcare France, est par exemple membre de Walgreens Boots Alliance, un géant américain de la pharmacie et de la distribution. 

Là encore, se contenter d’une action à l’échelle nationale risque de limiter l’indépendance d’un secteur dominé par les Etats-Unis et pourtant doublement stratégique. Les institutions européennes ont pris conscience dès les années 2000 de l’importance d’encadrer à l’échelle la plus pertinente l’industrie du médicament. Puisque les produits circulent librement entre les pays, il est nécessaire de considérer la réglementation à l’échelle européenne. La directive 2001/83/CE de 2001 du Parlement Européen est devenu le texte de référence dans ce domaine. Il encadre, à la manière du code de santé publique, l’intégralité de la chaîne du médicament des essais cliniques à la vente aux particuliers. De la même manière, le Guide des bonnes pratiques de distribution en gros applicable en France par les grossistes-répartiteurs est devenu européen en 2014. Selon l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament, il s’agit d’un texte « élaborée à partir du guide de bonnes pratiques de distribution de médicaments à usage humain tel que publié par la Commission européenne (07/03/2013 en application des articles 80 et 84 de la directive 2001/83/UE relative aux médicaments à usage humain modifiée par la directive 2011/62/UE) ».3

L’échelle est donc européenne quand il s’agit de réglementation pharmaceutique. Nous l’avons dit, cette échelle est la plus pertinente au regard des contraintes économiques. L’enjeu de santé publique est lui aussi à considérer avec attention : protéger les populations est une mission primordiale pour un Etat ; on pourrait même dire qu’elle entre dans la définition de l’Etat. Dès lors, au même titre qu’au travers de la justice européenne ou d’Europol, l’UE serait en train de s’arroger des pouvoirs proprement étatiques. C’est à bon droit que le nationaliste pourrait s’en insurger, mais comment protéger une population à une échelle inférieure ? Les entreprises américaines ou chinoises bénéficient d’un système juridique fort du principe d’extraterritorialité. Elles ont par conséquent la capacité d’agir hors des frontières nationales mais tout en appliquant leur droit national. La robustesse du droit européen, de par sa constitutionnalisation notamment, permet d’empêcher que des entreprises, aidées par les Etats, ne parviennent à mettre en défaut les agences de santé européennes. Or, pour disposer d’un système juridique fort, de moyens de pressions normatifs mais aussi politiques ou économiques, il est nécessaire de présenter un marché ou une économie forte de 500 millions d’habitants comme l’est l’UE. 

C’est notamment du fait de cette force que l’UE se dote progressivement d’un arsenal juridique à portée mondiale. Sous l’impulsion de la Commissaire européenne à la Concurrence Margrethe Vestager, la Commission européenne et, par extension, l’Union européenne, se sont imposées comme des puissances régulatrices capable de toucher des entreprises géantes. Les amendes infligées à Apple ou Google sont les exemples les plus spectaculaires de cette force de frappe qui continue de surprendre outre-Atlantique. Le RGPD est quant à lui devenu le texte de référence en matière de puissance juridique européenne et consacre, aux yeux du monde, l’Europe comme une source de régulation mondiale face à un pôle américain considéré comme source d’innovations. Mais, comme en témoigne la question des brevets, cette vision binaire est pour le moins incohérente si ce n’est fausse : encourager l’innovation et la production passe aussi par la protection, des idées, des personnes, des entreprises. 

Malgré tout, dans cette guerre menée à coup de sanctions économiques ou d’amendes exorbitantes, l’Europe passe pour naïve. Hormis dans le domaine déjà cité des big data, elle semble incapable de s’imposer sur les questions de fiscalité, ou encore de réfléchir dans le modèle de guerre économique tant développé par Ali Laïdi. Or, comme l’explique ce dernier, la guerre économique connaît plusieurs fronts, et l’un d’eux est le front juridique. Imposer4 au niveau mondial sa propre réglementation, notamment sur les produits pharmaceutiques, c’est assurer à ses propres populations un contrôle exemplaire de tous les produits commercialisés qu’ils soient importés ou produits sur place, mais c’est aussi faire bénéficier à ses entreprises d’un environnement favorable. Déposer des brevets ou demander des autorisations de mise sur le marché (AMA) est un processus long et complexe qui demande une connaissance intime des enjeux nationaux, régionaux, économiques et politiques. De la même manière qu’un marché se gagne par l’information, une AMA s’obtient au terme d’un travail de fond de collecte et de traitement d’informations par l’entreprises, mais aussi par la puissance publique. C’est en cela que la coopération entre les Etats membres de l’UE est essentielle, chaque ambassade nationale est une source de richesses qui doit être partagée au sein de la communauté européenne afin de pousser des champions continentaux. 

Ainsi, il est facile de faire du médicament un symbole du constitutionnalisme européen : régulé à l’échelle européenne, il est dominé par les acteurs américains et laisse une marge de liberté étonnamment grande aux Etats . Les procédures d’AMA sont par exemple, à l’échelle européenne, de trois ordres5 : centralisée, décentralisée ou par reconnaissance mutuelle (directive 2001/83/CE). Dans le premier cas, la procédure est européenne et les décisions sont applicables à l’ensemble des Etats membres de l’UE. Mais aux termes des deux dernières procédures, les AMA sont limitées à un ou quelques pays ; en l’occurrence ceux dans lesquels la demande a été faite. Là encore, malgré la forte intégration du droit pharmaceutique, les Etats disposent d’une primauté selon la procédure adoptée par les laboratoires. Ces procédures posent d’ailleurs de nombreux problèmes de sécurité car un produit autorisé en Lettonie mais interdit en Estonie n’aura aucun mal à franchir la frontière du fait de la libre circulation des marchandises et des personnes. Cela dit, un tel dispositif peut également constituer un véritable modèle de fonctionnement à l’échelle tant européenne que mondiale. La procédure dite par reconnaissance mutuelle se fonde sur une confiance réciproque des Etats membres : le laboratoire dépose un dossier auprès d’une agence nationale, qui valide ou non le produit et octroie donc une AMA sur le territoire nationale. Mais ce même dossier a déjà été remis aux autres pays dans lesquels le laboratoire souhaite commercialiser le produit. Ces agences nationales attendent la décision de l’Etat référent et s’y conforme. L’Etat référent n’est pas hiérarchiquement premier, il l’est chronologiquement. Au contraire, il est égal aux autres dans le système de droit Westphalien qui est le nôtre. Par conséquent, c’est uniquement la confiance que se portent les Etats entre eux qui rend la première décision légitime à s’appliquer sur d’autres territoires. L’extension du champ d’application du droit national est rendue possible par la confiance accordée, sous l’égide de l’institution supranationale qu’est l’UE, par un Etat à un autre. Or, de la même manière que le droit pharmaceutique s’organise autour d’autorisations émises par des États particuliers dans des cadres supranationaux prédéfinis, n’est-il pas tentant de penser l’évolution du constitutionnalisme européen dans une dynamique similaire ? Le dialogue et la confiance seraient au cœur d’un fonctionnement pacifique et harmonieux. Mais ce serait être aussi naïf que l’UE que de croire qu’il s’agit d’une vision réaliste. Cet article est titré « la guerre des droits » : qui croirait au pacifisme de la Chine lorsqu’elle coule des bateaux vietnamiens, qui croirait au pacifisme des Etats-Unis quand Donald Trump promet la destruction de l’Iran ou de la Corée du Nord, qui croirait au pacifisme de la Russie ? La liste des sources de troubles et affrontements est non exhaustive. C’est dans ce cadre que l’Union Européenne doit s’affirmer à l’aide d’une double stratégie. Entre Etats membres, c’est l’intégration et la coopération qui doit primer, avec une exemplarité propre à influencer le reste du monde. Il s’agit d’aider et de protéger les populations en répondant aux exigences de démocratie, de liberté et d’égalité qui sont les valeurs de l’Europe. Mais à l’extérieur, l’Europe doit être capable et se donner les moyens juridiques, économiques et politiques de maintenir son modèle viable. L’Union peut s’imposer par une vision de long terme associée à des politiques ambitieuses et coordonnées. Le médicament, par le double enjeu qu’il représente, n’est qu’une illustration des problématiques auxquelles est confrontée l’Union. Ces questions juridiques sont à la croisée de nombreux enjeux complexes qui nécessitent de prendre en compte les différentes échelles de gouvernance. S’en remettre à l’UE n’est pas abandonner l’Etat ou le monde ; c’est inscrire l’Europe dans une chaîne juridique qui va de l’information locale à la définition d’objectifs mondiaux. Mais dans un monde où les acteurs sont des économies-mondes braudéliennes, les Etats européens ne sont pas adaptés à l’échelle du combat. Pour faire face à ces problématiques à la croisée de tous les domaines, il semble bien que la voie française soit une victoire européenne. 

Sources
  1. Avec les nouvelles routes de la soie, la mondialisation version chinoise, L’Usine Nouvelle, 03/12/2018
  2. Statista
  3. Agence Nationale de Sécurité du Médicament
  4. voir notamment Le droit, nouvelle arme de guerre économique, 2019, Actes Sud
  5. Nicole Scholz, Produits pharmaceutiques dans l’Union européenne, Service de Recherche du Parlement Européen, 2015