Esquisse d’une philosophie du combat
La dichotomie théorisée par Clausewitz entre combat corps-à-corps et combat par le feu permet de mieux cerner des phénomènes comme les drones ou les attaques kamikazes.
- Auteur
- Matthieu Dolain, Patrick Azurmendi
La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Telle est la proposition la plus connue de Carl von Clausewitz, militaire et théoricien prussien du début du XIXe siècle. Cette citation, souvent présentée comme un condensé de la réflexion de l’auteur, ne résume toutefois que très imparfaitement sa pensée. Le chef-d’œuvre de Clausewitz, De la guerre, publié à titre posthume entre 1832 et 1834, n’est pas qu’un simple traité de stratégie s’adressant à un public militaire. C’est une véritable philosophie de la guerre, s’attachant aux principes qui sont en jeu dans le face-à-face guerrier. D’autres écrits, quoique regroupés dans la première édition de De la guerre, n’ont pas connu le même succès. Il en va ainsi de Théorie du combat, qui propose pourtant les contours d’une philosophie du combat, complémentaire à celle qu’expose Clausewitz dans De la guerre. Cette Théorie du combat offre un aperçu intéressant de la pensée clausewitzienne en ce qui concerne l’interaction entre le maniement d’une arme et l’essence du combat qui est mené.
Souvent vanté comme un grand théoricien, Clausewitz est aussi – on a tendance à l’oublier – un praticien de la guerre. Il s’initie aux armes, en tant que Fahnenjunker (Cadet) dans un régiment d’infanterie, alors qu’il n’a que douze ans. Il fait très tôt l’expérience du combat et s’expose durablement à sa cruelle réalité : officier courageux, il participe à de nombreuses batailles contre les troupes de Bonaparte, d’abord dans l’armée prussienne, puis au service du Tsar, lors de la campagne de Russie. Esprit curieux et brillant, il étudie puis enseigne à la Kriegsakademie (École de Guerre de Prusse), avant d’en prendre la direction. Témoin des mutations militaires et sociétales de son époque, il participe directement à la réorganisation et à la modernisation de l’armée prussienne. Enfin, son mariage avec la Comtesse Marie Von Brühl exerce sur lui une influence majeure, dans la mesure où cette union lui permet de côtoyer les élites politiques et intellectuelles du Berlin de l’époque. C’est sur la base de ce parcours de vie singulier que Clausewitz va forger une pensée originale.
Si son œuvre a mieux survécu au temps que les écrits d’autres stratégistes – parfois contemporains de Clausewitz – tombés depuis en désuétude, c’est qu’il a révolutionné la façon même de concevoir la guerre. Dans son esprit, elle ne se cantonne pas au respect d’une série de règles concernant l’agencement des troupes sur le champ de bataille ou à la réalisation d’une manœuvre permettant de sortir gagnant de l’affrontement. Là où d’autres analysent la guerre dans l’expression de sa seule forme, ce qui les pousse à rédiger des traités prescriptifs de la conduite du combat, Clausewitz porte aussi et surtout son attention sur le fond, sur ce qui fait et caractérise la guerre en tant qu’affrontement de volontés. Il propose une lecture nouvelle, plus descriptive, de ses principes, qui place le facteur humain au premier plan. Pour autant, Clausewitz ne néglige pas les aspects tactiques du combat et plusieurs des huit volumes de De la guerre sont consacrés à des questions aussi techniques que le franchissement de fleuves, l’assaut de places fortes ou encore le combat défensif. Ce ne sont toutefois pas ces chapitres-là qui font entrer Clausewitz dans la postérité, mais bien sa philosophie de la guerre en tant que phénomène fondamentalement social et humain.
Que sa pensée ait pu éclore au début du XXe siècle ne tient en rien du hasard. Période de bouleversements non seulement militaires, mais aussi économiques et sociétaux, les guerres napoléoniennes ont profondément marqué son œuvre. Ses premiers travaux portent d’ailleurs sur l’analyse de plusieurs campagnes de Bonaparte, notamment celle d’Italie (1799), mais aussi celle de Russie (1812-1814). Clausewitz doit aussi beaucoup à l’émergence de nouveaux courants philosophiques, qui attestent qu’il s’inscrit pleinement dans l’évolution des idées de son temps. Or, l’époque est à l’avènement de la pensée romantique, qui marque une rupture avec le « siècle des Lumières », en ce que le romantisme s’oppose à la discipline de la seule raison et fait la part belle à l’humain dans ce qu’il a de plus individuel, notamment l’irrationnel ou l’intuition. On retrouve ainsi dans les idées du Sturm und Drang (Tempête et passion), ce mouvement artistique précurseur du romantisme allemand, des concepts qui vont inspirer Clausewitz dans sa réflexion sur le chef de guerre. Ce que ces pré-romantiques prêtent comme qualités au génie artistique, Clausewitz va en quelque sorte transposer au génie militaire : la supériorité du chef n’est pas seulement fonction de sa capacité de raisonnement et de rationalité, mais aussi de son aptitude à s’affranchir des codes de l’art, à les transgresser, et à faire preuve d’imagination.
41. Le talent et le génie peuvent donc dominer l’entendement calculateur dans la conduite de la bataille.
42. Les forces morales et le génie révélés par la lutte doivent être considérés comme des forces autonomes qui dépassent constamment, en raison de leur inégalité et de leur élasticité, les limites de la raison calculatrice.
43. L’art de la guerre doit savoir apprécier ces forces morales aussi bien dans la théorie que dans l’exécution.
44. Plus ces forces peuvent être utilisées et plus vigoureusement et avec davantage de succès pourra être menée la lutte. 1
Cette influence du romantisme s’exerce également sur les trois éléments constitutifs de l’équation guerrière de Clausewitz. La guerre n’est pas que « la continuation de la politique par d’autres moyens ». Elle est aussi à l’intersection de deux autres principes : la haine et l’hostilité qui existe à différents niveaux entre les peuples et les protagonistes, qui constitue selon lui l’expression d’une pulsion naturelle aveugle, et le jeu des probabilités et du hasard, qui rend impossible l’étude et la pratique de la guerre comme une discipline purement scientifique, mais impose au génie militaire la maîtrise d’autres qualités, relevant davantage de l’art, voire de l’instinct. Pour Clausewitz, la guerre n’est donc pas, ou pas seulement, la continuation de la politique. Elle naît de l’interaction de ce principe avec les deux autres, ce qui constitue une « trinité » dont l’équilibre précaire dicte les évolutions de la guerre elle-même. C’est en cela que « la guerre est un caméléon » pour Clausewitz. La force d’attraction changeante de l’un ou l’autre de ces éléments peut modifier la forme tout entière de la guerre, mais le fond en reste inchangé et intemporel.
Pour autant, Clausewitz ne prône pas de détournement de la science : « la violence s’arme des inventions des arts et des sciences », observe-t-il dans sa définition de la guerre. Il s’agit pour lui de trouver le juste équilibre entre ce que les sciences – y compris leurs applications concrètes – et les arts peuvent apporter à la conduite des opérations militaires. Même s’il considère la guerre elle-même davantage comme un art que comme une science (les impératifs du « pouvoir [agir] » l’emportant en définitive sur ceux du « savoir [agir] »), il s’intéresse vivement aux progrès techniques de l’industrialisation naissante. Certains des principes les plus connus de son œuvre (notamment les idées de « centre de gravité » ou « point culminant ») attestent d’une origine scientifique. Par ailleurs, sa référence récurrente aux « lois des probabilités », que l’on retrouve jusque dans sa définition de la trinité guerrière, illustre l’intérêt de Clausewitz pour les matières scientifiques.
Mais l’influence du Zeitgeist ne se manifeste pas toujours de façon aussi explicite dans l’œuvre de Clausewitz. Elle transparaît parfois aussi en filigrane et relève alors davantage des biais anthropologiques de son temps. Il en va ainsi de la distinction qu’opère Clausewitz entre les guerres pratiquées par les peuples civilisés, qu’il juge en général « moins cruelles et dévastatrices » que celles des peuples « primitifs ». De ce constat, Clausewitz ne tire toutefois pas de règle absolue. Son expérience des guerres napoléoniennes lui a fait prendre conscience du potentiel destructeur presque illimité de la guerre. La distinction qu’il propose toutefois entre les guerres des peuples civilisés et celles des peuples primitifs – lesquelles seraient mues davantage par la raison et tandis que les secondes le seraient davantage par l’instinct, les passions et le tempérament – renvoie non seulement à l’antagonisme entre les thèses de Hobbes et celles de Rousseau, antagonisme sur lequel Clausewitz ne prend pas position en définitive, mais aussi à ce que le début du XIXe siècle croit savoir de l’histoire des guerres anciennes, pour lesquelles il n’existe alors qu’un corpus d’études limitées et aujourd’hui dépassées.
Philosophie du combat
Finalité des combats
1.Quelle est la finalité du combat ?
- l’anéantissement des forces ennemies.
b) la possession d’un objet quelconque.
c) la simple victoire pour l’honneur des armes.
d) plusieurs ou les trois fins ensemble.
Théorie de la victoire
2. Ces quatre objectifs ne peuvent être atteints que par la victoire.
3. La victoire est la retraite de l’ennemi sur le champ de bataille. 2
Le principe du combat
30. Chaque combat est une expression de l’inimitié. Cet Instinct se manifeste aussi pendant le déroulement du combat.
31. L’instinct de l’attaque et de l’anéantissement de son ennemi est l’élément le plus caractéristique de la guerre.
32. Même pour l’homme le plus brutal, cette pulsion n’est pas uniquement instinctive. La raison supérieure s’y ajoute. L’Instinct inconscient devient un acte intentionnel.
33. Les forces émotives seront ainsi subordonnées à la raison
34. Toutefois ces forces ne seront jamais tout à fait éliminées et remplacées par le simple calcul car, même si elles disparaissaient complètement dans les desseins de la raison, elles s’animeraient de nouveau spontanément pendant le combat.
35. Comme nos guerres ne sont pas l’expression d’une inimitié d’un individu contre un autre, il semble que le combat soit complètement dénué d’inimitié et donc un acte purement rationnel.
36. Il n’en est pas ainsi. D’une part, les deux adversaires font preuve d’une haine collective qui se manifeste plus au moins violemment chez l’individu. La haine contre la partie ennemie s’exprime donc également contre chaque individu de la partie adverse. D’autre part, un vrai sentiment d’hostilité apparaît plus ou moins fortement chez l’individu dans la lutte elle-même 3.
Cette dichotomie de la raison et de l’instinct en tant que moteur de la conflictualité et du maniement des armes est abordée plus avant dans Théorie du combat (1810-1812). Conçu comme un ensemble de cours essentiellement tactiques destinés au prince-héritier de Prusse, Clausewitz y expose sa vision de la nature et du rôle des armes au combat.
Pour Clausewitz le combat est le moyen d’obtenir la victoire sur l’ennemi. Le combat exprime selon lui « l’instinct » d’inimitié qui sépare les protagonistes. Il est la traduction d’une pulsion naturelle dotée de « forces émotives ». Mais « la raison » se greffe toujours sur cette nature singulière et inconsciente. De fait, « l’instinct » se mue en un « acte intentionnel » subordonné à « la raison ». À partir de ce postulat et de sa définition du « combat singulier », Clausewitz établit une distinction entre deux formes génériques du combat : le « corps-à-corps » (à l’arme blanche), expression guerrière de l’instinct, et le « combat à feu » (tirant son intitulé des armes du même nom), qui ferait appel aux forces de la raison.
Les deux espèces du combat : le combat corps à corps et le combat à feu
46. De toutes les armes qui ont été inventées par la raison humaine, les armes qui rapprochent le plus les combattants sont les plus naturelles. Elles ressemblent davantage au pugilat brut et sont celles qui conviennent aussi le mieux à l’instinct. Le poignard et la hache appartiennent davantage à cette catégorie d’armes que la lance, le javelot ou le lance-pierre.
47. Les armes combattant l’ennemi à distance sont davantage des instruments de la raison. Elles font presque complètement taire les forces morales, d’autant plus que leur portée efficace est grande. On peut encore penser que la fronde est lancée par une certaine rage intérieure, mais celle-ci sera moins grande lors d’un tir de fusil et encore moins lors d’un tir de canon.
48. Une grande division existe parmi les armes modernes, qui distingue armes tranchantes ou blanches et armes à feu, même si cette distinction n’est pas toujours rigide. Celles-là conduisent au combat corps à corps, celles-ci au combat à distance.
49. Pour cette raison naissent deux manières de combat : le combat corps à corps et le combat à feu.
50. Les deux visent à la destruction de l’ennemi.
51. Cette destruction se réalise certainement dans le combat corps à corps tandis qu’elle reste aléatoire dans le combat à feu.
De cette différence découle une signification très différente des deux formes du combat.
62. Dans le combat corps à corps, la destruction étant inévitable, le moindre avantage ou surcroît de courage y deviennent décisifs car celui qui se trouve désavantagé ou qui est moins courageux cherche à se soustraire au danger en fuyant 4.
Pour Clausewitz, les armes combattant l’ennemi à distance « font presque complètement taire les forces morales », en particulier quand leur emploi ne fait pas appel à des pulsions telle que la « rage intérieure » suscitée par la haine de l’ennemi. Les « forces morales » sont une notion importante de la pensée clausewitzienne. Même si elles sont difficilement quantifiables, elles jouent un rôle considérable dans l’action du combattant car elles influent sur « la raison » et sur « l’instinct » de manière autonome et vivante.
37. La soif de la gloire, l’ambition, l’intérêt particulier et l’esprit de corps remplacent avec d’autres forces morales l’inimitié là où elle n’existe pas.
38. La volonté du chef de guerre ou la simple fin prescrite seront rarement, voire jamais, les seuls motifs de l’action chez le combattant ; les forces morales joueront un rôle considérable.
39. Cette efficacité est augmentée quand la lutte devient plus dangereuse car les forces morales y dominent davantage.
40. Même l’intelligence qui dirige le combat ne peut jamais être une simple force de la raison et la lutte ne peut jamais être l’objet d’un simple calcul, car :
a) le combat est toujours un choc de forces physique et morales vivantes, qu’on ne peut évaluer que approximativement ;
b) les forces morales qui entrent en jeu peuvent faire de la lutte un objet d’exaltation et, de ce fait, élever l’intelligence jusqu’à l’inspiration 5.
Ces forces sont susceptibles de remplacer « l’inimitié là où elle n’existe pas ». Les armes les plus modernes utilisées à plus grande distance de l’adversaire auraient donc pour effet d’annihiler ce que Clausewitz considère comme la part instinctive la plus efficace de la guerre, c’est-à-dire les « forces morales », voire l’instinct « d’inimitié », qu’il considère comme l’essence même du combat.
À cette dichotomie du combat correspond une dichotomie des armes. Clausewitz fait ainsi la distinction entre « les armes tranchantes ou blanche et les armes à feu ». L’essence de l’arme commande dès lors ses modes d’action : outil de mort rudimentaire, qui rapproche les adversaires, ou dispositif de combat plus sophistiqué, qui les éloigne, tant physiquement que moralement. Au fond, pour Clausewitz, le moyen de conduire la bataille procède de la nature profonde de l’arme, et non l’inverse, puisque l’arme n’est que le moyen instinctif inventé par la « raison humaine » et subordonné à celle-ci.
Cette double typologie reste fondamentalement vraie aujourd’hui, sous réserve de donner au mot « arme » une portée plus élevée et un sens plus métaphorique qu’ils n’y paraissent dans le texte. L’analyse proposée par Clausewitz doit être comprise en fonction d’un contexte donné. Les notions de combat « corps à corps » et de « combat à feu », tout comme le rapport de l’homme à ses armes, évoluent selon les époques et les cultures. Les notions de distance et de danger sont relatives, puisqu’elles dépendent de critères techniques et humains. Un tir d’artillerie, un assaut d’infanterie ou de cavalerie (blindée) au XXIème siècle ne ressemble plus vraiment à ce qui se pratiquait durant une bataille napoléonienne. Mais les grands principes décrits par Clausewitz transcendent les époques. Les nouveaux instruments militaires de l’instinct ou de la raison sont de même nature : ils réclament des exigences physiques et psychiques comparables, tant pour le combat rapproché que pour le combat à grande distance 6.
La dichotomie clausewitzienne de l’instinct et de la raison va cependant plus loin encore. En effet, Clausewitz envisage non seulement l’aspect individuel de l’arme et de son usage, mais aussi celui de sa finalité dans le cadre du combat. Ainsi, l’arme blanche et le combat corps-à-corps ne sont conçus que comme l’aboutissement de l’affrontement, la finalité résidant dans la mise en déroute de l’adversaire, c’est-à-dire dans l’occupation du terrain. Cette finalité est consubstantielle à l’arme et à la nature du combat qu’elle implique : lorsque les « forces morales » et l’instinct sont à l’œuvre, le moindre avantage peut faire pencher la balance et le protagoniste pris en défaut n’a alors plus le choix qu’entre l’acceptation de son propre anéantissement et la fuite. Toutefois, cette séquence finale est nécessairement précédée ou accompagnée du « combat à feu », qui vise en principe à détruire l’adversaire, notamment par une puissance de feu supérieure, mais ne permet pas d’y parvenir à lui seul, car il ne s’attaque suffisamment pas aux « forces émotives » et « morales » de l’adversaire.
59. Par conséquent, le but global du combat à feu n’est plus l’expulsion mais l’effet immédiat des moyens utilisés, c’est-à-dire la destruction. Considérée sous cet angle, la fin du combat collectif sera la destruction ou l’affaiblissement des forces ennemies.
60. Comme le combat corps à corps a comme objectif l’expulsion et le combat à feu la destruction des forces ennemies, le second est le vrai instrument de la décision alors que le premier en constitue la préparation.
61. Chacune des deux formes de combat conserve cependant quelques traits caractéristiques de l’autre. Le combat corps à corps n’est pas sans force destructrice alors que le combat à feu n’est pas sans force capable d’expulser l’ennemi 7.
Ces préceptes tranchent avec les pratiques militaires des XVIIe et XVIIIe siècles, que Clausewitz a étudiées en détail. Si le but du combat y est alors d’obtenir la victoire là aussi, celle-ci ne passe pas forcément par la destruction de l’ennemi en tant que force constituée. À l’époque des « guerres en dentelle », l’outil militaire est un bien trop précieux pour en risquer l’anéantissement dans une bataille décisive. Jusqu’à l’époque napoléonienne, la bataille la plus meurtrière en Occident aura été celle de Cannes (-218 av J.C.), au cours de laquelle les troupes carthaginoises d’Hannibal avaient annihilé les légions romaines, tuant près de 60 000 romains en quelques heures. Pour les cours européennes du XVIIIe siècle, une telle effusion de sang est inconcevable. En 1709, le bilan de la bataille de Malplaquet (30 000 morts) fit scandale partout en Europe.
Clausewitz laisse ici transparaître son étude des batailles menées par Frédéric II de Prusse, dont les campagnes font germer l’idée de « bataille décisive », mais aussi et surtout son expérience des guerres napoléoniennes. Combats où l’enjeu n’est plus seulement le renom d’un prince, ou l’extension territoriale d’une monarchie, mais le devenir de nations entières ; ces batailles doivent être menées jusqu’à au leur terme, c’est-à-dire jusqu’à la destruction ou la dislocation du dispositif ennemi.
La dichotomie du combat aujourd’hui
L’actualité de ce principe tactique peut se mesurer à l’aune de nombreux conflits modernes, au cours desquels la décision n’est pas venue de la destruction de l’ennemi à distance, par des bombardements d’artillerie ou aériens par exemple, mais par le combat rapproché ou par l’assaut et la prise du terrain. Les conflits asymétriques contemporains, menés par des armées occidentales contre des groupes non-étatiques, illustrent eux aussi la pertinence de cette dichotomie clausewitzienne. Ce ne sont pas les frappes de drones ou de missile de croisière, même massives, qui sont porteuses de décision, mais la présence de troupes au sol, qui vont affronter l’adversaire au plus près. Cette réalité n’est pas sans poser des problèmes aux armées occidentales, puisque la « décision » que l’on prétend obtenir sur le terrain met les chefs militaires en porte-à-faux avec l’extrême parcimonie de moyens au sol qui est pratiquée depuis plusieurs années. « No US boots on the ground » déclarait ainsi le président Obama au lendemain des bombardements chimiques du régime Assad contre sa population, en août 2013. Cette formule, devenue depuis un mot d’ordre autant stratégique que politique, est pourtant une variante détournée de l’impératif clausewitzien, tel que l’avait formulé l’officier britannique en charge de la stratégie de contre-insurrection en Malaisie. La nécessité de « boots on the ground » qu’évoquait Sir Robert Thompson renvoie directement à ce qu’exprime la philosophie du combat esquissée par Clausewitz, même dans le contexte particulier d’une guerre asymétrique.
Pour autant, cette corrélation entre raison et combat à distance, d’une part, entre instinct et combat au corps-à-corps, d’autre part, est-elle valable universellement ? Clausewitz serait sans doute le premier à répondre par la négative, lui qui s’était insurgé en son temps contre le recours à des règles absolues en matière de tactique et de stratégie. Et le fait est que la méthode d’analyse critique du combat à laquelle avait recours Clausewitz privilégiait l’expérience des batailles du XVIIe et XVIIIe siècles, pour lesquels il considérait les archives comme suffisamment détaillées. Son étude des combats plus anciens est moins fouillée, en raison de l’insuffisance de sources. En outre, par la force des choses, il n’a pas eu l’occasion de se pencher sur l’évolution des distances de combat intervenue depuis son époque. Le corpus sur lequel il fonde ses principes est donc relativement limité dans le temps, mais depuis, les études portant sur le combat se sont multipliées et sont venues confirmer sa vision, tout en faisant apparaître certaines nuances.
Dans la période postérieure à Clausewitz, l’un des premiers observateurs du combat moderne et de ses effets est français. Il s’agit du colonel Ardant du Picq, auteur des « Études sur le combat » (publié en 1880). Ardant du Picq s’inscrit dans la continuité de Clausewitz par son insistance sur la dimension psychologique du combat. Il place lui aussi le facteur humain au cœur de son objet d’étude. Compte tenu de l’évolution des technologies, il comprend par ailleurs que du fait de l’accroissement de la puissance et de la précision des armes à feu, il n’est plus possible de se soustraire à l’influence des « forces morales », même quand la distance qui sépare les adversaires augmente. De ce constat, Ardant du Picq tirera toutefois certaines conclusions qui n’auraient pas eu l’approbation de Clausewitz, puisqu’il oppose aussi la « guerre ancienne » à la « guerre moderne », dans laquelle la puissance de feu serait devenue reine. Cette primauté du « feu » qui s’exprime dans sa pensée, et à laquelle il faut préparer les troupes à travers un entraînement rigoureux permettant de renforcer les « forces morales » du combattant individuel, s’oppose toutefois à la dichotomie clausewitzienne du « combat au corps-à-corps », précédé et/ou accompagné de la manœuvre et du « combat à feu », seuls capables de remporter la décision. Durant la guerre franco-prussienne de 1870-1871, cette croyance dans la primauté de la puissance de feu cantonne les états-majors français à une certaine passivité, qui se révèle catastrophique au final.
Il n’en reste pas moins qu’Ardant du Picq est le premier à démontrer scientifiquement, notamment par le recours à des questionnaires soumis à des soldats ayant pris part à des combats, que l’évolution des technologies entraîne un déplacement du curseur entre raison et instinct au combat. Mais bien loin d’infirmer la thèse de Clausewitz, il en confirme au contraire le principe, par définition relatif, c’est-à-dire fonction des circonstances et de l’époque. Les études contemporaines sur le combat s’inscrivent pour la plupart dans cette continuité. En outre, les progrès des sciences neurologiques ont permis d’affiner la définition des exigences physiologiques et psychiques induites par le combat. À ce titre, il convient de noter que l’irruption des technologies de l’information a dans un premier temps poussé les armées à évoluer dans un sens contraire à Clausewitz. La numérisation du champ de bataille en particulier, entreprise en liaison avec l’avènement de nouveaux moyens de reconnaissance et de renseignement tactiques, était censée apporter une « supériorité informationnelle » qui permettait de se dispenser de l’étude de Clausewitz. Les tenants de ce tout technologique, qui est entré dans le langage courant sous l’expression de « révolution dans les affaires militaires », pensaient ainsi éliminer tout élément d’incertitude du champ de bataille et diriger des opérations militaires complexes en micro-manageant leurs troupes. Les chefs de guerre se muaient en « caporaux stratégiques », décidant une opération jusque dans ses moindres détails. Les combattants au contact de l’adversaire se trouvaient ainsi dépossédés de l’usage tant de leur raison que de leur instinct. Cette école de pensée, particulièrement prégnante dans les armées américaines, et notamment dans l’armée de l’air, est cependant en reflux depuis quelques années, pour diverses raisons. Il n’en reste pas moins que même durant cette parenthèse, certains aspects des nouvelles technologies ont encore fait davantage ressortir l’importance du facteur humain, à travers l’interaction entre raison et instinct évoquée par Clausewitz.
Les drones à l’épreuve de Clausewitz
Le drone armé représente à ce titre l’exemple le plus représentatif de la dichotomie clausewitzienne transposée aux nouvelles technologies militaires. Ces aérodynes pilotés par des équipages basés hors des dangers du champ de bataille, à des distances souvent considérables, sont capables d’éliminer une cible avec une précision redoutable. Instrument de mort sophistiqué, dénué de tout instinct et d’émotion naturels, le drone a été créé par la raison humaine pour rechercher puis neutraliser – ou détruire – un ennemi. De ce point de vue, il correspond parfaitement à la définition de l’arme du combat à distance, permettant aux belligérants de s’éloigner et de se soustraire des vues directes de l’adversaire, et par conséquent des effets des « forces émotives ».
En fait, il n’en est rien, dans la mesure où les équipages de drone sont eux aussi soumis à la loi des « forces morales » s’affrontant sur le terrain. Tout comme leurs camarades présents sur le front, ils en ressentent les effets, alors qu’ils ne courent aucun risque et qu’ils peuvent agir de la façon la plus raisonnée et la plus rationnelle qui soit. La vision que les capteurs (essentiellement optiques) donnent aux équipages de drones armés peut les plonger – virtuellement – au cœur de la bataille. L’illusion de ce que les Américains appellent la « God’s eyeview », cette sensation d’omniscience quasi divine, procurée par une imagerie de haute définition transmise pratiquement en temps réel, peut alors amener un équipage à être happé par l’impression de proximité immédiate de l’action. Alors que le combat s’est engagé à des centaines, voire des milliers de kilomètres, l’équipage peut se trouver aux prises avec les « forces morales » de l’adversaire : l’affrontement à distance se mue en un corps-à-corps virtuel, dans lequel les mêmes causes produisent les mêmes effets que dans un combat physique rapproché. Des phénomènes physiologiques propres aux combattants rapprochés, notamment l’impression de contraction de l’espace-temps et de dilatation de la zone de danger, peuvent alors être également vécus par les équipages de drone. La grande différence avec le combattant qui voit son adversaire dans le blanc des yeux, c’est que l’équipage de drone n’a qu’une impression de proximité immédiate, liée à la visualisation numérique de silhouettes, voire de visages, et qu’il ne court en aucun cas un danger physique quelconque. Les sensations paroxystiques du corps-à-corps lui sont étrangères. En revanche, il peut être affecté par des sentiments de confusion et même de panique, pouvant l’amener à privilégier une réaction instinctive, plutôt que raisonnée.
Dans un étrange renversement de rôle entre l’homme et son arme, on observe la logique inverse à l’œuvre dans l’attaque-suicide au véhicule piégé, dont l’usage par des groupes irréguliers est aujourd’hui très répandu au Moyen-Orient, non plus seulement dans le cadre d’attentats terroristes, comme de véritables armes de guerre, sortes de « missiles de croisière du pauvre ». En effet, même si le kamikaze recherche à se rapprocher physiquement au plus près de sa cible pour actionner sa ceinture d’explosif ou son véhicule piégé, l’arme suicidaire l’éloigne psychologiquement de son adversaire. D’un certain point de vue, le kamikaze représente alors la négation même de l’instinct naturel du combattant dans un corps-à-corps.
Clausewitz nous livre pourtant là aussi une clé de compréhension tactique, puisqu’il précise bien que c’est l’essence de l’arme qui donne naissance au type de combat, et non l’inverse. Mais chaque acteur oriente de fait sa façon de mener le combat. Un État et un groupe irrégulier adoptent un type de combat, dès lors qu’ils ont développé des armes propres à leur système de pensée et à leurs moyens. De ce point de vue, l’histoire événementielle récente montre que les écrits tactiques de Clausewitz n’ont donc rien perdu de leur actualité.
Sources
- Carl von Clausewitz, Théorie du combat, Éditions Economica, 1998, page 30
- Ibid., page 25
- Ibid., page 29
- Ibid., page 31
- Ibid., page 30
- Actuellement, les engagements « à feu » à courte distance (de l’ordre de 25 mètres), en particulier en milieu confiné, peuvent être considérés comme une forme de combat corps-à-corps au sens donné par l’auteur. Un soldat contemporain qui doit pénétrer dans une habitation, « la peur au ventre », dans le but d’affronter son ennemi « les yeux dans les yeux » avec les seuls moyens de ses grenades et de son fusil, doit puiser dans son instinct naturel, et cela malgré l’entraînement. Les armes changent, mais l’esprit de l’étude de Clausewitz demeure. De la même manière, on pourrait voir dans la kalachnikov du milicien d’aujourd’hui ce que la dague ou la hache ont pu être à certains combattants des temps anciens : un prolongement du bras qui va servir à l’expression de la « rage intérieure » et cela, envers et contre les principes d’emploi rationnel de l’outil, comme le montrent parfois les images télévisées de « technicals » lançant des rafales d’arme automatique à l’aveugle, dans des postures improbables.
- Ibid., page 32