En 2004, avec un groupe d’étudiants militants auquel j’appartenais, nous sommes allés vivre à Lomas Altas de Padierna, une colonie populaire à Ajusco Medio, avec un vague projet révolutionnaire : aller voir, connaître la région et ensuite penser à quelque chose. Comme nous ne connaissions personne au début – et bien sûr nous pensions qu’il était imprudent ou inapproprié de sortir directement dans la rue pour parler du communisme aux gens -, nous avons décidé de commencer par faire quelques activités inoffensives – des ateliers de boulangerie et de danse régionale, un cours pour aider les enfants de l’école primaire, des projections de films dans les rues – qui nous permettraient de gagner la confiance de nos voisins et de connaître un peu le terrain avant d’agir.1

Et au cours de ces activités, j’ai certainement appris quelque chose, que je n’aurais pas pu imaginer auparavant : il s’avère que nos voisins étaient déjà organisés, assez organisés, et d’ailleurs, qui l’étaient dans toutes les colonies populaires de la ville de Mexico. Nous ne sommes donc pas arrivés comme prévu –  comme l’éclair dans un ciel clair -, mais nous sommes plutôt devenus des concurrents inexpérimentés de dizaines de groupes de quartier qui luttaient pour l’influence régionale avant notre naissance. Je pensais que nous allions apprendre à ces gens que les partis politiques sont pleins de corruption, que la seule façon de s’en sortir est de lutter pour l’indépendance et tout le reste. Mais, s’il était naïf de penser que ces gens allaient ignorer une telle corruption, je n’aurais pas pu imaginer qu’ils en savaient autant sur son mécanisme précis, et qu’ils savaient aussi en jouer très habilement.

Je m’explique : à notre arrivée dans la région, nos voisins avaient déjà eu affaire aux dirigeants locaux des commerçants, aux demandeurs de logement, etc., dans une lutte quotidienne pour avoir accès aux services publics de base et aux programmes sociaux du gouvernement. La plupart des gens d’un certain âge, surtout les femmes au foyer, savaient déjà à qui faire confiance ou non, quels législateurs et fonctionnaires avaient des liens avec chacun d’entre eux et qui pouvaient être à l’origine de leurs initiatives dans chaque cas. Ainsi, quand nos voisins approchaient tel ou tel leader2 afin d’obtenir un certain service, ils savaient ce qu’ils faisaient.

Je donne un exemple. Une voisine m’a dit un jour qu’elle n’aimait pas un certain candidat à la délégation. La raison ? Elle ne le connaissait pas. J’ai fait semblant de ne pas être surpris, par peur de passer pour un idiot, et j’ai continué à la questionner. Dans son histoire, elle a confirmé ce point. Pour elle, il était normal de rencontrer les candidats locaux en personne : pas lors d’un rassemblement, pas pour les avoir salués une fois, mais pour avoir participé ensemble à la vie politique pendant des années. C’était moi, et non elle, qui ne connaissais rien de ces politiciens, si ce n’était au-delà de leurs photos, leurs slogans de campagne et quelques rumeurs. La raison est en principe très simple : la plupart des candidats de ce district avaient été eux-mêmes des dirigeants, au début de leur carrière. Beaucoup d’entre eux avaient été parmi les parachutistes3 envahisseurs de ces terres et les constructeurs de ces colonies des décennies auparavant, dont la dame à qui je parlais, et en avaient fait une carrière4. En d’autres termes, le « public cible » de leur propagande grossière pour « les masses » n’était pas ce voisin, qui les connaissait personnellement, mais moi.

Chaque rue pavée, chaque lampadaire, chaque plaque d’égoût, devait être conquis par les voisins de la région ; en partie grâce à leur travail d’autogestion mais aussi en faisant pression sur le gouvernement et en négociant avec lui, par l’intermédiaire de ces dirigeants, pour obtenir des matériaux et des permis. Bref, il n’y avait pas un mètre carré de trottoir qui n’ait pas été le résultat de l’organisation du quartier. En conséquence, certains de nos voisins avaient une expérience politique qui n’aurait jamais pu être vue, par exemple, chez un de ces étudiants militants qui se sont installés dans la région avec la conviction naïve de les diriger. Et on ne peut pas dire qu’ils nous ont regardés avec surprise ou ironie : ce n’était pas la première fois que des étudiants léninistes venaient les « organiser » non plus. Certains de ces dirigeants l’avaient été aussi vingt ou trente ans auparavant. Beaucoup de nos voisins avaient déjà eu affaire à notre espèce et imaginaient ce qu’ils pouvaient attendre de nous, avec sympathie, mais dans une perspective fondamentalement utilitaire.

Voir et ne pas voir

Alors que je réfléchissais – surpris par tout ce que je voyais – et que je commençais à me demander s’il s’agissait d’un cas exceptionnel ou si c’était la situation typique de toutes les colonies populaires du pays – si les étudiants révolutionnaires des années 1970, dont je suivais l’exemple, avaient été confrontés au même problème ou non lorsqu’ils « allaient auprès du peuple » – un jour j’ai réalisé quelque chose : j’avais déjà connu, comme plus ou moins tout le monde, l’achat de votes et le acarreo (transport) des manifestants, l’invasion et la construction improvisée de colonies, ou plutôt de villes entières. Je savais qu’une bonne partie de la ville, et de toutes les villes du pays, avait été construite par des parachutistes. Et pourtant, je n’ai jamais imaginé que je serais face à l’organisation populaire et à l’expérience pratique qui découlent nécessairement de cela. Quelque chose qui, si vous regardez de près, est assez évident, que les dirigeants impliqués soient du Partido Revolucionario Institucional (PRI), communistes ou chrétiens.

De plus, pour être précis, ce n’est pas seulement évident. Le nom « parachutistes » inclut par définition l’organisation de quelques centaines ou milliers de personnes pour l’invasion illégale d’un terrain et la construction, sur celui-ci, d’un morceau de ville. Cela implique en soi un combat victorieux contre la police, une certaine variété de connaissances techniques spécifiques, l’acquisition de matériaux de construction et des relations politiques importantes. En d’autres termes, le concept de « parachutiste » implique directement tout ce que j’ai décrit : des milliers d’histoires semblables à celle que j’ai racontée, que la plupart de la population a peut-être vécues et dans lesquelles – nous le savons aussi – une bonne partie de la classe politique est impliquée. J’avais les connaissances nécessaires pour comprendre cela avant, et je savais que toutes les personnes que je connaissais l’avaient aussi. Pourtant je ne connaissais personne qui aurait imaginé leurs implications forcées. Le raisonnement est tautologique, mais quelque chose l’entrave.

Un exemple permettra peut-être de mieux comprendre ce que je veux dire : supposons qu’un groupe de milliers de jeunes environnementalistes de la classe moyenne envahissent illégalement un terrain appartenant à la nation, combattent la police pour le conserver et y construisent un ensemble de colonies – avec leurs systèmes de drainage, leurs lampadaires, leurs écoles. La nouvelle serait peut-être mondiale, ses dirigeants donneraient peut-être des conférences dans divers pays, peut-être que certains de ces « nouveaux paradigmes de la gauche du 21e siècle » seraient fondés sur son exemple. Même certains critiques soupçonneraient, avec juste méfiance, que personne ne peut faire quelque chose comme cela au Mexique sans avoir d’importantes connexions politiques. Et une chose est certaine : aucun universitaire enquêtant sur leur politique informelle et illégale n’aurait à « découvrir » que ces jeunes, en plus de leurs intérêts matériels immédiats, ont aussi des relations de loyauté et de gratitude, ou qu’à côté des facteurs économiques, il existe aussi des facteurs psychologiques qui expliquent leur pratique. Dans ce cas-là, il serait évident de savoir ce que cela implique de construire une partie de la ville de manière autogérée.

Amérique latine villes informalité enjeu

Des aristocrates de la classe moyenne

Un automobiliste de classe moyenne – appelons-le Pablo – n’a qu’un seul point de contact régulier avec cette façon de faire de la politique : les marches, les rassemblements et les sit-in constants qui entravent la circulation de la ville. Le plus étrange pour lui n’est pas la régularité avec laquelle ils sont tenus, mais surtout leur forme : ils ont tendance à être de petits groupes de personnes humbles qui ne semblent pas avoir une grande conviction. Leur chef, au mégaphone, semble tout sauf un chef messianique capable de les fasciner par sa rhétorique. Il semble aussi ennuyé ou apathique que les gens qui l’écoutent. En général, notre automobiliste explique le phénomène extravagant par un lieu commun qui ne veut rien dire : « ils sont acarreados »5. Et cela signifie pour lui quelque chose comme s’ils étaient là en échange d’une torta6 et d’un soda, et que leur chef en profiterait d’une manière ou d’une autre. Le bon Pablo n’a aucun moyen d’expliquer, bien sûr, comment une telle activité a pu devenir une affaire lucrative, ni comment un tel sujet a pu obtenir une telle chose pour un salaire aussi bas, et en nature. Notre automobiliste peut être sûr qu’il n’obtiendra jamais un tel travail pour 50 tortas froids faits chez lui. Vraiment jamais.

Les choses sont en fait tout à fait différentes : cette façon de faire de la politique dont j’ai parlé exige, entre autres choses, de la pression. C’est-à-dire, causer divers types de contrariétés aux fonctionnaires qui ont promis de leur donner un certain service public en échange de leur appui politique, mais qui se sont ensuite retirés de l’affaire une fois qu’ils ont obtenu le poste qu’ils cherchaient. Et le but de cette pression est simplement de les amener à rendre ce service public. Il ne s’agit pas d’une manipulation naïve par un coquin, ni d’une « méthode trop usée » de lutte pour un idéal. Si l’on regarde de près, les deux hypothèses sont assez peu plausibles, il semble incroyable qu’elles se répètent aussi régulièrement. En réalité, c’est l’une des nombreuses tâches que la classe travailleuse doit accomplir au quotidien pour accéder aux services publics que, selon le modèle, l’État doit fournir sans résistance. De plus, s’ils le font avec une telle régularité, c’est parce que c’est efficace. Mais revenons au sujet de cet essai, qui n’est pas l’organisation populaire, mais l’imagination de ceux qui l’observent de l’extérieur.

La première chose qui saute aux yeux ici, c’est la facilité suspecte avec laquelle la classe moyenne suppose que ces gens sont ignorants et manipulés, que tout se résume à des provisions en période électorale et à des sandwichs et des sodas lors des rassemblements de candidats. D’où viennent ces idées ? Quel est le critère de vraisemblance qui les fait passer à travers son filtre ? Une partie de ce qui se passe est que le fait d’ignorer cette forme de politique populaire aide à nous valider en tant que personnes pensantes. Et, par-dessus tout, décentes. En général, une personne qui connaît ces mécanismes n’est pas considérée comme une personne bien informée – même pas un candidat préparé – mais comme une personne qui, on le suppose, n’a rien à voir avec eux. En d’autres termes : ce n’est pas seulement que certaines pratiques clés de l’ordre qui nous gouverne sont ignorées, mais qu’on a la volonté de les ignorer. Et il n’est pas exagéré de les appeler « pratiques clés » : elles constituent la forme de relation la plus courante entre la classe politique et la majeure partie de la société civile. C’est comme si le rejet éthique de ces pratiques conduisait naturellement à les sous-estimer ou à les considérer comme marginales : des accessoires pour expliquer l’ordre politique dans son ensemble. Comme si le phénomène était en dessous de la ligne du représentable.

Maintenant, si notre automobiliste Pablo se demandait comment sont organisés les viene-vienes7, les vendeurs ambulants ou les parachutistes à Ecatepec8, peut-être répondrait-il : « Je ne sais pas, je n’y ai jamais pensé ». Mais la vérité est qu’il a pas mal d’idées à ce sujet :

1.  Il pense que ces pratiques sont marginales.

2. Il pense que beaucoup de gens y participent (ce qui contredit évidemment la première hypothèse).

3. Il pense qu’il y a des politiciens puissants impliqués, qui en profitent d’une manière ou d’une autre (ce qui contredit encore plus le premier point).

4. Il pense que ces pratiques se déroulent dans « l’obscurité », dans le dos de l’opinion publique (qui est certainement une opinion publique assez exclusive).

Comme on peut le voir, de telles hypothèses signifieraient que :

1.  Le phénomène est massif, mais marginal.

2. Ces pratiques sont menées par la majorité de la population, mais dans le dos de l’opinion publique.

3.  Leurs participants sont « les oubliés » des politiciens.

4. Enfin, et surtout, la façon dont la classe politique entretient des relations avec la majeure partie de la société civile est marginale, secondaire et en dehors de la sphère publique.

Ces idées éparses forment une image contradictoire mais en quelque sorte cohérente, susceptible d’être décrite : ces pratiques forment un monde caché, quelque chose comme l’ombre de notre vie publique ou l’arrière-salle puante derrière la façade. C’est le secret qu’ils « veulent nous cacher », et la raison pour laquelle des gens ignorants continuent à voter pour des candidats avec lesquels Pablo ne sympathise pas. C’est une réalité quotidienne qui le surprend à nouveau – et l’indigne – chaque jour, comme si c’était la première fois. C’est la raison pour laquelle le Mexique n’avance pas et vit dans l’insécurité, et pourtant c’est en même temps insignifiant, circonstanciel, l’héritage d’un passé mourant.

Le dédoublement de la sphère publique

Dans l’image que Paul se fait de cette façon de faire de la politique, la sphère publique est divisée, disons, en deux sphères publiques distinctes, dont l’une est en dessous et à l’ombre de l’autre. Dans la sphère principale vivent les citoyens qui connaissent leurs droits et les propositions des candidats. C’est là que se déroule le débat public, que se décide l’orientation de la nation. Lorsque les habitants de cette sphère parlent d’« opinion publique », ils se réfèrent bien sûr à leurs opinions, et non à ce que pensent les viene-vienes, ou les commerçants ambulants, et encore moins les trafiquants de drogue. Ces groupes de personnes seraient l’un des sujets abordés dans le débat public. C’est pourquoi on peut dire que 30.000 parachutistes envahissent les terres d’ejido à Chalco « dans l’obscurité ».

Dans un lieu séparé, relégué en marge, à l’ombre de la vie publique, se trouvent les organisations clientélistes, les criminels, leurs complices dans la classe politique (qui serait aussi la majorité des politiciens). C’est de ce côté que les votes sont achetés et portés aux rassemblements ; où les gens se laissent manipuler par les spots et oublient l’histoire lorsqu’ils reçoivent une provision ou une carte alimentaire. Ce n’est pas seulement qu’une dualité imaginaire s’établit entre la règle et ses exceptions, mais que les choses sont analysées comme si les journalistes, les intellectuels, les universitaires, les petits entrepreneurs, étaient la règle de la vie politique, alors que les politiciens eux-mêmes et la majorité de la population étaient l’exception. Et en plus, comme si cette règle était impuissante face à ses exceptions, puisque ce monde marginal et secondaire semble tout définir dans la réalité.

Accusations 

Or notre Paul ne se contente pas de diviser l’ensemble de la vie politique en deux sphères distinctes, mais il met aussi de l’un ou de l’autre côté chacun des éléments qui la composent. Il place le candidat pour lequel il vote dans la sphère institutionnelle, mais son adversaire dans la sphère marginale. Le fait est que ce n’est pas la même chose pour un oncle de lui donner l’occasion de travailler avec lui, même s’il n’a pas beaucoup d’expérience, que pour son supérieur de lui avoir refusé un certain poste pour le donner au bon à rien de son neveu.

De même, la gauche présente l’allocation discrétionnaire des services publics et des programmes sociaux comme le seul moyen pour les politiciens néolibéraux d’obtenir le vote des pauvres, qui sont en fait balayés par leurs politiques dictées par Washington ; tandis que la droite associe les mêmes pratiques aux excès des dépenses publiques, au pouvoir débridé des syndicats, à la turpitude morale des dirigeants populaires. On peut alors penser que ce genre de politique populaire favorise l’augmentation des dépenses publiques ou tout le contraire : qu’elle est une arme pour gagner les pauvres au néolibéralisme et, par conséquent, pour réduire ces dépenses. Le fait est que cette pratique répandue – indispensable à tout groupe de pouvoir dans notre pays, et parfois effectuée de bonne foi – doit toujours être placée du côté de l’ennemi.

Et bien sûr, il n’est pas rare que les opposants politiques s’accusent mutuellement. Ce qui est curieux, c’est que cette politique populaire est un phénomène aussi public que le discours qui la condamne. Cette contradiction peut être manœuvrée de plusieurs façons, mais il n’est pas licite de l’exposer clairement. Il semblerait grotesque, par exemple, que quelqu’un propose de réglementer légalement les associations de convenance mutuelle entre les législateurs et leurs clientèles respectives afin d’empêcher l’achat direct de votes ou d’obtenir un certain contrôle sur ce qui va se passer de toute façon. Il serait aussi tout à fait déplacé pour un analyste de se demander pourquoi les accords d’un politicien avec chaque clientèle spécifique sont moins légitimes que les promesses faites à la société civile dans son ensemble, si les premières sont généralement tenues en fin de compte et les secondes ne le sont pas. En tout cas, ces formes de régulation ne seraient pas les premières politiques publiques scandaleuses à être ouvertement défendues et promues.

C’est un problème auquel on ne peut pas penser et dont on ne peut pas parler, alors que nous sommes engagés dans un débat académique sur ce sujet depuis plusieurs décennies, qu’il s’agit en fait d’une question très publique – ce qui ne se fait en aucun cas “dans l’obscurité » – et que, de plus, elle n’est en aucun cas aussi néfaste que, pour ne citer que deux exemples, la guerre que nous vivons actuellement ou la proposition de la peine de mort ; des questions dont on peut parler assez librement.

L’Indien pour patron, et le maître pour client

Ce qui se passe, en partie, c’est qu’une bonne partie des politiciens mexicains étaient autrefois des dirigeants de voisins, de commerçants, de grands syndicats, qui ont gravi les échelons jusqu’aux postes les plus importants de l’administration publique. Le Mexicain blanc, vraisemblablement instruit, de la classe moyenne, ne peut tolérer d’être gouverné par de telles personnes. Devoir traiter avec déférence « ces pendejos », devenir leur employé, leur devoir des faveurs, est une agression à leur estime d’eux-mêmes, à leur faible noblesse.

Ce n’est pas seulement, ni surtout, un rejet libéral de l’intermédiation informelle entre l’État et le citoyen, mais une certaine image refoulée – et beaucoup moins appropriée aux idéaux de la modernité – de « l’ordre naturel des choses », selon lequel l’Indien ne doit pas être le patron, et le maître ne doit pas être son client. Derrière la prétention de la classe moyenne à vivre loin de la politique se cache non seulement le rejet de la corruption, mais aussi la négation inconsciente du fait qu’elle aussi est gouvernée par les mêmes personnes qui en gouvernent d’autres ; la négation du fait qu’elle fait partie du même réseau d’influences informelles : qu’elle doit des faveurs, qu’elle a besoin de leviers, qu’elle les a, qu’elle les utilise, comme tout le monde.

Ainsi, lorsqu’un chercheur bien formé au Conseil national de la science et de la technologie (Conacyt) emmène plusieurs étudiants et collègues pour travailler avec lui ; lorsque ces collègues se citent mutuellement dans leurs publications pour gagner des points et s’organisent pour conquérir et sauvegarder des postes universitaires, cela – bien qu’il soit critiqué – n’a aucun rapport avec le « acarreo » de manifestants ou la remise de cartes alimentaires. Ils sont conçus comme des mondes si éloignés les uns des autres que l’on ne peut tout simplement pas les associer l’un à l’autre, même si dans les deux cas, il existe un leader informel qui sert de médiateur entre une structure gouvernementale et un groupe de citoyens afin de gérer une relation mutuellement bénéfique, dans laquelle les ressources sont « abaissées » et le soutien politique « élevé ». Pourquoi cela nous semble-t-il complètement différent ? C’est parce que nous le faisons nous, des gens éduqués, des gens qui connaissent leurs droits.

Sources
  1. D’autres analyses du GEG Amériques sur les questions de la politique populaire et des relations raciales en Amérique latine ont été récemment publiées : 1) Rivera, L. (2020), « Peuples autochtones face au COVID-19 dans les Amériques : entre l’élargissement des inégalités socio-économiques et les solutions communautaires indépendantes pour lutter contre le virus », Le Grand Continent, 16 juin 2020.
    2) Bosch, F. et J. de Ipola (2020), « Terre, toit et travail : le Pape François s’adresse aux mouvements sociaux », Le Grand Continent, 15 avril 2020.
    3) Bosch, F. (2020), « Covid-19 et quartiers populaires : défis et opportunités en Amérique latine », Le Grand Continent, 01 avril 2020.
    4) Alvarez Rey, A. (2019), « Les mouvements sociaux, nouvelle colonne vertébrale de l’Argentine », Le Grand Continent, 27 octobre 2019.
  2. Le terme “leader”  est une technicité populaire qui ne se réfère pas aux leaders en tant que tels, mais à un certain type de médiateur entre le gouvernement et le peuple, qui parvient à échanger des soutiens politiques contre des ressources publiques, ou qui organise des manifestations pour les réclamer. Cette appellation n’est pas un signe de respect, et n’implique pas qu’on leur donne une autorité morale : c’est une simple formalité. Certains de ces leaders sont très puissants et, dans les termes des études universitaires sur le patronage, on ne pourrait plus les appeler des « médiateurs » à proprement parler, mais plutôt des « patrons ». Le jargon populaire, cependant, ne fait pas de distinction entre eux. Les leaders remplissent également certaines fonctions qui ne sont généralement pas attribuées aux médiateurs de clientèle, comme l’organisation de travaux bénévoles (« faenas« ) pour l’amélioration de certains secteurs de la ville, et qui ne sont pas lucratifs pour une personne en particulier. À partir de maintenant, je mettrai le mot leader en italique chaque fois que je l’utiliserai dans ce sens précis.
  3. Au Mexique, les migrants internes qui s’installent illégalement dans les ceintures de misère des grandes villes sont officieusement appelés « parachutistes » (squatteurs). Ils envahissent généralement des terres qu’ils ne peuvent pas acheter et s’y installent en combattant la police, en négociant avec les gouvernements locaux à tour de rôle et en construisant, à tort ou à raison, le morceau de ville dans lequel ils vivront à partir de ce moment.
  4. Dans la délégation de Tlalpan il y a aussi un groupe en politique, plus « intellectuel », issu des mouvements étudiants de 1968 et 1986, bien que sa pratique soit aussi assez clientélaire, dont ses membres sont beaucoup plus connus parmi les résidents des colonies populaires que dans les zones de classe moyenne.
  5. Au Mexique, ceux qui participent à des manifestations publiques sans conviction, que ce soit par intérêt ou par obligation, sont appelés « acarreados« . Dans la classe moyenne, il est courant de penser qu’ils sont payés avec de la nourriture.
  6. Espèce de sandwich mexicain.
  7. Au Mexique, on l’appelle un viene-viene le gardien de voiture informel « propriétaire » d’une rue qui fait payer aux automobilistes une petite redevance pour s’y garer.
  8. Municipalité de l’État de México, dans la Zone Métropolitaine de la Vallée du Mexique (ZMVM).
Crédits
Deux versions quelque peu différentes de cet essai ont été publiées précédemment. La première dans Horizontal, avec le titre "Nuestra imagen de la política popular, un caso de ceguera ilustrada", et la seconde dans le livre collectif Si persisten las molestias, coordonné par Fernando Escalante, avec le titre "Imágenes del orden".