Dans le poème « En attendant les barbares » de Constantin Cavafy paru en 1904, les habitants d’une cité grecque stagnante – l’ensemble social, les sénateurs, et même l’empereur – se trouvent au milieu du forum, convaincus qu’un ennemi est sur le point de prendre d’assaut les portes de la ville. Les barbares ne se manifestent pourtant pas et les citoyens, déçus, déguisés pour leur propre annexion, s’exclament : « Maintenant, que va-t-il nous arriver ? Ces gens étaient une sorte de solution ». 

Aujourd’hui, l’Occident est cette ville, ses électeurs dangereusement éprouvés par l’angoisse de la fin du siècle. Cet état de fait nous a donné le Brexit et Donald Trump, mais était déjà palpable en 2014, lorsque Donald Tusk, alors Premier ministre polonais, est devenu président du Conseil européen. Premier (et pour l’instant unique) européen de l’Est à occuper un poste de haut niveau au sein de l’UE, Tusk s’est engagé à apporter à la plus haute instance décisionnelle européenne, l’énergie et l’optimisme des pays en pleine croissance qui ont rejoint l’Union en 2004.

Très vite, cet optimisme s’est transformé en blague polonaise de mauvais goût. L’année 2015 a commencé avec les attentats de Charlie Hebdo et l’escalade de terreur inspirée par l’État islamique ; elle s’est poursuivie par une passe d’armes presque fatale entre le parti Syriza, alors en pleine débâcle, et les créanciers de la Grèce au sein de la zone euro. Cette année a enfin culminé avec une crise migratoire sans précédent aux frontières extérieures de l’UE. Puis, survint l’ultime déchirement : le référendum du Brexit de juin 2016. Les rumeurs d’une dislocation imminente de l’Union étaient alors omniprésentes, tout particulièrement dans les médias anglophones, aux yeux desquels la notion récurrente d’un effondrement de l’Europe semble être un élément constitutif de confiance en soi.

Tusk, en communicant politique avisé, a doté la fonction de président du Conseil d’une arme qui lui permet de soustraire l’Union à son biais introspectif.

Hugo Brady

Tusk n’avait aucune illusion sur les pouvoirs dont il disposait. Le président du Conseil convoque et préside les sommets de l’UE, il représente l’Union auprès des autres dirigeants du monde. Il s’agit d’un poste d’influence, mais dépourvu d’autre accès aux leviers du pouvoir. Pourtant, Tusk, en communicant politique avisé, a doté la fonction d’une arme qui lui permet de soustraire l’Union à son biais introspectif. En ses termes, l’Europe avait trop de Cassandre : des responsables politiques et intellectuels aussi prompts à alerter sur l’imminence d’un malheur qu’incapables de l’empêcher ; et trop peu d’Ulysse : des dirigeants intelligents, efficaces, impitoyables si nécessaire, capables de sacrifices et de sens pratique à l’extrême.

Tusk a amorcé l’avènement rhétorique de l’Union sur les rives du lac de Bled, en Slovénie, à l’été 2015. Dans un discours rappelant le plaidoyer pour l’Europe décadente de Raymond Aron, il a voulu serrer les rangs, rappelant à tous les Européens qu’ils ont déjà connu de longues périodes de grande incertitude, précisément en n’adoptant pas de manière impulsive des solutions absolutistes. Le discours de Bled, qui n’est qu’un discours parmi tant d’autres, mérite une longue citation : « Lorsque Aron écrivait son plaidoyer pour l’Europe décadente au milieu des années 1970, le pessimisme et les doutes sur l’avenir de la démocratie et de l’économie de marché, ainsi que sur l’Europe elle-même, prévalaient. La violence religieuse se déchaînait, avec des conséquences géopolitiques. Les nationalistes de gauche comme de droite se soulevaient ; la crise énergétique ébranlait l’économie européenne, discréditant les responsables politiques au pouvoir. Des groupes terroristes sont apparus, particulièrement en Italie et en Allemagne, tandis que les manifestations étudiantes et les mouvements radicaux, souvent soutenus par les services secrets soviétiques, bouleversaient les sociétés de l’intérieur. L’Europe perdait de son influence sur la scène internationale et beaucoup pensaient qu’ils se trouvaient à un carrefour de ruelles aveugles comme l’a si bien décrit Ivan Krastev… La voix de Raymond Aron, à peine audible dans les années soixante-dix et noyée dans la radicalité des intellectuels d’avant-garde, s’est révélée être la voix de la raison et de la perspicacité. L’Europe et ses valeurs traditionnelles constitutives de la démocratie libérale, ont non seulement survécu, mais sont devenues, une fois de plus, un modèle positif universel pour des millions de personnes, et pas seulement pour les européens. »

L’Europe était le meilleur endroit au monde où vivre mais restait, de manière assez naïve, « inconsciente de sa propre supériorité » selon l’expression d’Aron.

HUGO BRADY

En résumé, si les dirigeants européens gardaient la tête froide, s’ils s’en tenaient à la voie médiane du bon sens et du rationalisme, sans être hésitants, faibles ou divisés par des malfaiteurs extérieurs, ils finiraient par l’emporter. Pour Tusk, l’Europe était le meilleur endroit au monde où vivre mais restait, de manière assez naïve, « inconsciente de sa propre supériorité » selon l’expression d’Aron. Le président Tusk est fréquemment revenu sur cette idée : défendre l’Europe – à la fois comme espace et comme idée – comme synonyme de défense de la démocratie libérale. Sous cette bannière, il convoque « les héros de mon imagination », parmi lesquels figurent entre autres Hannah Arendt, James Joyce, Max Weber, Ivan Vazov, Denis de Rougemont, Milan Kundera, Sándor Márai, Stefan Zweig et Nichita Stănescu ; ainsi que les contemporains Václav Havel, Adam Zagajewski, Claudio Magris, Herfried Münkler et Ivan Krastev. Passionnément hellénophile depuis ses plus jeunes années, Tusk en a surpris plus d’un par sa connaissance quasi académique des classiques, notamment au Forum d’Athènes fin 2019, pour honorer la mémoire de notre ami de toujours Paweł Adamowicz, le maire de Gdańsk assassiné en janvier de cette année.

Boris Johnson n’est pas le seul à être capable de réciter l’Iliade d’Homère par coeur, ou l’oraison funèbre de Périclès, avec la prosodie envisagée par Thucydide. Les « traditionalistes bruxellois » le détestaient pour cela, mais le président était décidé à apporter une touche de « jakoś to będzie » polonais aux activités de l’UE, ce qui signifie embrasser le présent en se libérant de la peur paralysante des conséquences. Le système européen a besoin d’instructions précises, mais doit parfois aussi faire avec la lourdeur opaque des vertus ostentatoires propres aux textes politiques convenus. Pour clarifier les décisions, M. Tusk allégeait les communiqués de presse post-réunions du Conseil européen afin qu’ils ne soient pas « aussi vides que bien articulés », comme il me l’a dit un jour. Il a ainsi drastiquement réduit les formules de politesse des invitations, préférant exposer, en termes politiques et francs, les problèmes auxquels les dirigeants seraient confrontés. L’une des invitations les plus remarquées, publiée le 31 janvier 2017, était une analyse brutale de la réalité géopolitique actuelle, soulignant que les européens avaient le choix entre la définition d’une position commune dans le monde de Poutine, Xi et Trump, ou la promesse d’une succession de chutes individuelles.

Le système européen a besoin d’instructions précises, mais doit parfois aussi faire avec la lourdeur opaque des vertus ostentatoires propres aux textes politiques convenus.

HUGO BRADY

Trente ans de combat dans l’arène politique polonaise, depuis ses débuts politiques au sein de Solidarnośc, lui ont enseigné que le travail d’un dirigeant est constitué à 90 % de communication et à 10 % de travail technique. Comme pour la crise du Covid-19, Bruxelles fonctionne généralement en sens inverse. Cette méthode compte bon nombre d’admirateurs. Mais en politique, le savoir-faire technocratique sans communication publique efficace s’apparente à une voiture de sport de 800 chevaux sans clé de contact. En outre, dans un monde où les règles de la géopolitique sont celles d’une cour de récréation pour tyrans adolescents, les acteurs européens se comportent plus souvent comme des écoles Montessori, incapables de capter l’attention du grand public. Tusk a pourtant régulièrement démontré que cette capacité à « se frayer un chemin » dans l’opinion pouvait se réaliser au niveau européen. C’est un élément important de l’héritage de sa présidence.

Premier responsable de l’UE à atteindre plus d’un million de followers sur Twitter (modeste pour Hollywood, pas mal pour la politique), le président savait comment troller efficacement ses adversaires, s’interrogeant sur « la place spéciale en enfer » qui attendait les Brexiteurs ayant fait la promotion de la sortie de l’UE sans même l’ébauche d’un plan pour la réaliser. Ou encore de confronter Donald Trump, alors que le président américain aggravait considérablement les tensions commerciales transatlantiques : « Avec des amis comme ça, qui a besoin d’ennemis ? » En juin 2019, lorsque Vladimir Poutine déclarait que le libéralisme était « obsolète », Tusk a immédiatement répondu, en marge du G20 d’Osaka : « ce que je trouve vraiment obsolète, c’est l’autoritarisme, les cultes de la personnalité et le règne des oligarques ».

Premier responsable de l’UE à atteindre plus d’un million de followers sur Twitter (modeste pour Hollywood, pas mal pour la politique), le président savait comment troller efficacement ses adversaires.

HUGO BRADY

Conservateur de tendance libérale et atlantiste acharné, Tusk a immédiatement identifié Trump comme un adversaire anti-occidental ou, selon ses propres termes à l’ONU, un « fake leader ». En plus de chercher à établir un nouveau rapport de force sino-américain, l’obsession du président américain est de faire éclater la politique commerciale commune des européens, comme un oryctérope vis-à-vis d’une fourmilière. A cette fin, les institutions européennes doivent théoriquement s’effondrer. Boris Johnson a notamment fait allusion à cette perspective en parlant de l’Union au passé, immédiatement après le référendum britannique1. Avec la réélection probable de Trump et le gouvernement de Johnson qui transformera bientôt la Grande-Bretagne en dystopie tumultueuse, les « barbares »2 sont en marche. Dans leur monde, l’Europe ne serait qu’une « péninsule, certes vaste, mais périphérique de la grande Eurasie », comme l’a déclaré Tusk aux étudiants de la promotion Hannah Arendt du Collège d’Europe, quelques jours avant la fin de son mandat.

Demandez-vous : quelle crise internationale n’inciterait pas les mêmes voix à scander la fin de l’Union européenne auprès de ses propres citoyens ? Que l’on parle du krach financier de 2008, de l’immigration clandestine massive en provenance de Turquie et de Libye depuis 2014, ou du Covid-19 en 2020. Cela inclut la Chine nationaliste, la Russie, les Brexiteurs et Trump ; mais aussi les fédéralistes européens aigris et les responsables politiques grincheux comme Yanis Varoufakis. Chacun joue à Nostradamus pour convaincre les européens que l’UE est la tour de Pise, dans l’espoir que la perception devienne réalité. Plus justement, l’Union s’apparente à la Sagrada Família des relations internationales, un réseau de liberté magnifiquement unique (et peut-être définitivement inachevé) qui ne centralise pas le pouvoir ni ne permet le retour de l’anarchie passée. Ne serait-ce qu’en raison des forces politiques qui détestent cela, Donald Tusk a compris l’impératif de protection de l’UE et de « qui est commun » aux européens. Si les dirigeants actuels de l’Union cherchent un jour l’inspiration pour appréhender le chemin à suivre, ils peuvent toujours régler leur montre sur l’heure de Gdańsk et réciter sa devise : Nec temere, nec timide3. En attendant, les prophètes de malheur pourraient perdre beaucoup d’argent en pariant sur la « fin de l’Europe ».

Sources
  1. « L’UE était une idée noble en son temps. »
  2. de droite cette fois-ci ; la dernière fois, c’était de gauche.
  3. Locution latine qui signifie : « Ni trop vite, ni trop tard ».
Crédits
Ce texte est initialement paru en anglais sur IWM Post, le magazine du institut für die Wissenchaften von Menschen / Institut des sciences humaines.