Madrid. Alors que l’Espagne entre dans une nouvelle phase de la pandémie de COVID19, l’escalade politique atteint de nouveaux sommets. Samedi dernier, la direction du parti populiste de droite Vox est revenue sur la Plaza Colón, au cœur de Madrid. Assis sur un bureau et lisant les notes de son discours, le leader Santiago Abascal a exhorté ses partisans à faire pression contre le gouvernement de coalition de Sanchez pour mettre fin à son mandat1. Dans les rues, des centaines de manifestants, dans des voitures ouvertes et vêtus aux couleurs du drapeau espagnol, ont klaxonné et chanté pour réclamer la démission de Pedro Sanchez, Nadia Calviño et Pablo Iglesias. Quelques jours auparavant, lors de la session parlementaire sur la prolongation de l’état d’urgence, Abascal avait invité tous les Espagnols à descendre dans la rue Samedi, afin de faire pression sur une « administration incompétente » et de défendre les idéaux de « liberté »2. Tout au long des deux mois de confinement, Vox a fait toutes sortes de pirouettes concernant sa position politique sur la pandémie.

Au début de la crise, en mars dernier, ils ont tenu le gouvernement responsable d’avoir agi trop « passivement » et ont exigé un durcissement des mesures de confinement. Dans les semaines qui ont suivi, ils ont cependant légèrement collaboré avec l’administration de Sanchez au point d’approuver le mandat exécutif pour l’état d’urgence. Plus récemment, et compte tenu des conflits territoriaux entre régions espagnoles, Vox a opté pour une position plus libertaire, pro-liberté et anti-réglementaire face à la prolongation de la période d’urgence. Il est déconcertant de voir comment un parti, dont l’un des principes fondateurs est le rejet de la conception fédéraliste du territoire national, se positionne maintenant pour un « fédéralisme déloyal » combattant les mandats exécutifs3. Ces changements expliquent la flexibilité dont Vox peut faire preuve dans sa mission d’amorcer un processus de destitution contre l’administration actuelle, dirigée par Pedro Sanchez et Pablo Iglesias. 

La position politique de Vox devient paradoxale lorsque l’on prête attention à la devise actuelle qui anime les mobilisations de ces dernières semaines : « Agissons au nom de la liberté ». En effet, selon les témoignages de l’événement de samedi, les manifestants avaient pour bande sonore la chanson populaire de Nino Bravo « Libre »4. C’est une devise étrange pour un parti qui, jusqu’au mois dernier, lors d’une conférence nationale conservatrice à Rome, s’est réuni en table ronde avec Viktor Orban5. Comme nous l’avons déjà écrit sur Le Grand Continent, Vox se trouve à la frontière entre l’hyper-néolibéralisme et l’illibéralisme dans le paysage politique espagnol, et il est encore trop tôt pour savoir laquelle de ces deux voies il adoptera finalement. Dans un récent entretien avec le spécialiste de droite Federico Jimenez Losantos, Abascal est allé présenter ses arguments constitutionnels au nom de la liberté. Ces arguments, ressemblaient beaucoup à la défense de John Yoo en faveur d’un exercice minimal de la liberté, dans le cadre de la conception fédéraliste (droits des États) subordonnant toute action verticale du gouvernement central6. Cette manoeuvre politique témoigne de la nature volatile du fédéralisme en Espagne, qui, plus que générer un nouveau consensus et une séparation des pouvoirs bien structurée, peut instiguer la polarisation, la fragmentation et la confrontation idéologique. Bien sûr, nous devons nous demander ce que Vox recherche dans cette nouvelle étape pour écourter le mandat de Sánchez. Il y a plusieurs stratégies en jeu. 

Tout d’abord, le « climat de destitution » fomenté par les dirigeants de Vox, veut capitaliser sur le mécontentement et l’irritation du peuple espagnol après deux mois d’enfermement. Comme on peut l’interpréter au travers des interviews d’Abascal, ses arguments sont plus sentimentaux et rageurs qu’économiques. Nous constatons ici un contraste avec la droite libertaire américaine : le filtrage de la rage et de la haine comme affect responsable de la rupture du consensus familial et communautaire, fait rediriger l’antagonisme contre un coupable central, l’administration Sánchez. Comme l’a dit le psychanalyste madrilène Jorge Alemán, la rage est une passion qui, au niveau de l’affect, devient plus facile à mobiliser, car n’ayant pas besoin de médiation rationnelle7.

Deuxièmement, Vox fait également tout pour capitaliser sur la droite du spectre politique, à la place du parti Ciudadanos d’Arrimadas, devenu un collaborateur proche de la coalition de Sánchez. Ce faisant, sait que c’est cet espace politique vide qu’ils doivent remplir, en accentuant leurs impulsions de droite de l’année électorale 20198.

Enfin, Vox met une pression immense sur la possibilité d’un large « pacte de la Moncloa » entre les différentes forces sociales. Selon l’universitaire Guillermo Fernandez : « les pactes de la Moncloa ne seraient finalement réalisables que pour des forces comme le PP et Ciudadanos, à condition que cela implique une recomposition de l’ensemble du gouvernement, et donc l’érosion de l’influence des Podemos. Mais il est également vrai que ces pactes signifient des choses différentes pour les différentes forces »9. En effet, Vox essaie de boycotter la moindre approche dudit pacte entre les forces. En ce sens, leur mobilisation de rue, intégrant des éléments symboliques de l’unité nationale, fonctionne comme un moyen de canaliser l’énergie de « l’unité nationale » sans passer par une alliance institutionnelle et transversale des partis. 

Il y a un néanmoins un élément de la volonté de polarisation de Vox qui est mal interprété : la stratégie de Vox fait que, précisément en raison de la gravité de la crise du coronavirus, la politique nationale s’est désormais déplacée sur la scène géopolitique. En ce sens, il faut être optimiste dans la mesure où Vox n’a pas de plan européen à grande échelle, et qu’il avance dans le noir sur ce qu’il représente et sur ce qu’il veut affronter. De l’autre côté, Nadia Calviño, ministre de l’économie et des affaires de Sánchez, a montré qu’elle avait accès aux plus hauts niveaux de Bruxelles et qu’elle était capable de communiquer les intérêts nationaux espagnols directement dans les oreilles de l’Union européenne. Il ne fait aucun doute que ces dernières semaines, elle est devenue la protagoniste silencieuse de la gestion espagnole de la crise. La semaine dernière, au lendemain des négociations menées à huis clos par Sánchez avec le parti basque Bildu pour la prolongation de l’état d’urgence, Calviño a fait preuve de modération et de charisme objectif10

S’il existe un « moment Hamiltonien » potentiel mis en avant par un accord franco-allemand pour l’Europe, il ne fait aucun doute que M. Calviño est conscient qu’il est dans l’intérêt de l’Espagne de suivre cette voie alors que le pays s’achemine vers la phase post-COVID-1911. En ce sens, l’extrême polarisation à laquelle nous assistons sur le terrain pourrait s’essouffler si l’élite politique est capable de montrer qu’elle peut garantir la stabilité, la vision, et les règlements multinationaux au sein du grand espace européen.

Sources
  1. “El discurso de Abascal durante la manifestación en coche contra el Gobierno », 23 mai 2020
  2. « Abascal pide desde el Congreso manifestarse en coche el sábado », 20 Mai 2020
  3. On disloyal federalism in the context of the United States, see Heather Gerken’s « Exit, Voice, and Disloyalty », Duke Law Journal, Vol.62, Avril 2013. pp.1349-1386.
  4. “Madrid colapsa por la manifestación contra el Gobierno », ABC, 23 Mai 2020
  5. Muñoz, Gerardo. “Santiago Abascal et l’internationalisme conservateur », Le Grand Continent, February 9, 2020
  6. John Yoo, « COVID-19 and Federalism », Hoover Institute, 7 Mai 2020
  7. Communication personnelle, May 2020.
  8. « Arrimadas negocia con Sánchez el apoyo de Cs a la prórroga del decreto de estado de alarma », El País, 4 mai 2020
  9. Entretien avec l’auteur, mai 2020
  10. Enric Juliana. « Paisaje después del error », La Vanguardia, May 23, 2020
  11. Ben Hall, « Is the Franco-German plan Europe’s ‘Hamiltonian’ moment ? », Financial Times, 21 Mai 2020