Rome. La conférence sur le conservatisme national, qui s’est tenue cette semaine à Rome, a réuni les dirigeants politiques les plus importants de la nouvelle droite nationaliste des deux côtés de l’Atlantique1. Au cours des deux dernières années, la montée d’un bloc néo-nationaliste a émergé grâce à une cohérence intellectuelle et des efforts programmatiques pour défendre la souveraineté nationale de l’État, fondée sur les valeurs patriotiques, la liberté religieuse chrétienne et l’unité ethnique. Nous savons maintenant que le Hongrois Viktor Orbán a peut-être été le premier à concevoir et à mobiliser le mythe d’une Europe blanche et chrétienne contre la légitimité de l’Union européenne et du fédéralisme2. Au cours de ces années, nombreux sont ceux qui ont suivi cette tactique avec un énorme succès politique. Ce fut le cas du parti d’extrême droite espagnol Vox, dirigé par Santiago Abascal, qui est aujourd’hui une force politique et la principale source d’énergie de la droite espagnole sur les questions morales et affectives en dehors des centres métropolitains.3 Le mécontentement récent dans l’Espagne rurale doit être pris au sérieux par les progressistes s’ils veulent maintenir un niveau minimum de stabilité dans les années à venir. Comme l’exemple des États-Unis le montre, la division entre les villes et les campagnes alimente la montée du ressentiment populiste, comme c’est le cas actuellement en Espagne. Dans ce scénario, Vox a une rhétorique très affective et énergique qui est capable d’activer d’un seul coup l’imaginaire du royalisme (en particulier le Carlisme, le mouvement monarchiste traditionaliste datant du XIXe siècle), la critique des élites libérales urbaines et une réévaluation de Bruxelles. 

La présence d’Abascal à la Conférence nationale du conservatisme à Rome était avant tout un geste symbolique pour amorcer un nouvel internationalisme. Cela marque un changement dans la montée récente mais puissante de Vox. Au cours des deux dernières années, Vox n’a pas eu de position claire contre l’Atlantisme ou l’Union européenne ; il a plutôt exprimé son opposition à la classe politique centre-libérale et au mouvement indépendantiste catalan. Il est vrai que, tout comme Matteo Salvini lui-même, Abascal a fait preuve de discrétion lors de la conférence, car il n’a pas prononcé de discours principal et n’a pas participé aux débats officiels de la réunion. Une fois les rideaux tombés, cependant, Abascal a eu une réunion avec Viktor Orbán qui, du moins selon l’écrivain américain de droite Rod Dreher (un des orateurs de la conférence lui-même) a confié à Orbán : « Nous ne voulons pas faire quelque chose, nous voulons tout faire ».4 Comment interpréter ce serment d’alliance entre Orbán et Abascal ? Il pourrait bien n’être qu’une déclaration expressive d’affiliation idéologique. Mais on pourrait aussi lire entre les lignes, qu’Abascal veuille que Vox adopte lentement et sans ambiguïté une position anti-européenne et anti-atlantiste à part entière. D’une certaine manière, ce réalignement a déjà été suggéré par Hermann Tertsch, représentant européen de Vox et vice-président du groupe des conservateurs et réformistes européens.5

La droite en Europe en 2019, avancements avant les élections européennes, présence de l'extrême droite dans un gouvernement de coalition

Il existe une troisième interprétation possible, qui pourrait être qu’Abascal développe une double position politique, l’une au niveau national, l’autre à appliquer dans les relations internationales. En ce sens, la substance de cette rhétorique politique dualiste est similaire à celle du mouvement indépendantiste catalan, qui parraine une position souveraine radicale en Espagne, tout en essayant de persuader que le catalanisme politique est un mouvement mondialiste et multiculturel, qui plus est favorable au droit international et aux marchés. Cette dualité s’adresse à la voie non consolidée de la droite espagnole sur des questions telles que l’intégration européenne, le libéralisme, les relations atlantiques et le droit international.

Et si l’ambiguïté d’Abascal était aussi son arme visible ? Il est important de rappeler ici que la force intellectuelle derrière Vox, exprimée dans le livre à succès de Maria Elvira Roca Barea Imperiofobia y leyenda negra (2016), un essai pseudo-historiographique défendant l’Empire espagnol contre tout ce qui est protestant, est un mode d’intervention politique qui oscille constamment entre les vieux fantasmes impériaux (le sous-titre du livre de Roca est Rome, la Russie, les États-Unis et l’Empire espagnol) et un moyen souple d’exploiter à la fois les intérêts impérialistes de la Russie et des États-Unis, en fonction du contexte et des circonstances concrètes. Bien que la défense de l’empire puisse être comprise comme l’inverse d’une défense conservatrice néo-nationaliste – l’une étant liée à une forme politique de subsidiarité intégriste, et la seconde à une forte défense de la souveraineté et des marchés – cette politique contradictoire permet le positionnement d’un complexion oppositorum (la logique des contraires propre aux vieux débats sur les institutions ecclésiastiques) qui caractérise les habitudes politiques pré-modernes de la droite espagnole, et maintenant mise en scène pour se réorienter sur la scène mondiale.

La participation d’Abascal à la conférence conservatrice de Rome aligne Vox sur la carte internationale du nouveau courant néo-nationaliste. Un élément décisif de ces nouveaux réalignements passera nécessairement par la question du catholicisme romain et de son rôle futur. Mais quel catholicisme, et quel chemin vers Rome ? Poser cette question met également une pression réaliste sur les alliances entre les pays méditerranéens et le nouvel autoritarisme de l’Europe de l’Est, car il n’existe pas d’éthique uniforme et partagée capable de générer l’initiative d’un véritable empire chrétien sous la tutelle de Rome. Il est évident qu’aucun empire latin ne peut émerger d’une agrégation de nationalismes volontaires, puisqu’il faut rappeler que la thèse de Kojeve présupposait l’abandon de la nation comme unité politique concrète. Et comme l’a récemment fait valoir l’historien de l’art italien Flavio Cuniberto, repenser l’empire aujourd’hui en Europe implique nécessairement d’aborder la question de l’Allemagne de manière sérieuse, ce qui exige un pathos de distance par rapport à la réaction et au ressentiment.6. Bien sûr, c’est précisément ce qui manque dans les visions réactionnaires de Santiago Abascal et des néo-nationalistes, qui se sont montrés incapables d’accepter l’épuisement de la souveraineté à l’ère de la mondialisation. Mais ce n’est qu’une question de temps avant que le mouvement néo-nationaliste ne se transforme en quelque chose d’entièrement différent qui se tournera soit vers l’Ouest, soit vers l’Est.