Nous savons que les sociétés humaines ont besoin de victimes sacrificielles destinées à être tenues responsables des catastrophes. Il n’est donc pas surprenant que dans la guerre sans ennemi que nous menons actuellement, les Trumps, les Bolsonaros, les Orbans et leurs partisans n’aient pas su résister à l’envie d’en trouver un.
Puisque le virus provient d’une « culture où les gens mangent des chauves-souris, des serpents, des chiens et d’autres choses de ce genre », comme l’a élégamment dit le sénateur républicain Cornyn, toute personne qui pourrait « avoir l’air chinoise » devient partout l’objet de suspicions. En fonction des jours, Donald Trump préfère pointer du doigt les Européens ou bien les bureaucrates de l’OMS, tandis qu’Orban blâme les étudiants iraniens et que les fonctionnaires chinois dénoncent à leur tour les athlètes de l’armée américaine qui ont participé aux 7ème jeux mondiaux militaires à Wuhan en octobre 2019. Pendant ce temps-là, un prêtre roumain de haut rang compare la peur du virus mortel à la peur des Juifs (qui d’autre !) dans ses vœux de Pâques.
Mais nous pointons seulement du doigt les suspects habituels. Déjà, on tend à donner le titre de diffuseur aux étrangers parmi nous et aux réfugiés à nos portes. On a attaqué des docteurs étrangers dans des zones de conflit. Dans certaines régions du monde, cela devient une « maladie des blancs ». Demain, les plus vieux commenceront à blâmer ces traîtres de millennials asymptomatiques, qui publient des vidéos blâmant la génération toxique des baby-boomers en criant « bon débarras ! ». Au bout d’un moment, les gouvernements décideront qu’il est temps de sacrifier les plus vulnérables sur l’autel de l’économie. Et le « patient zéro » sera traqué partout. Chacun trouvera quelqu’un à blâmer et à sacrifier.
Comment s’opposer à ceux qui ressentent le besoin irrépressible de désigner des boucs émissaires ?
Déjà, nous devons reconnaître le double visage du sacrifice : le meilleur de l’humanité lorsqu’il s’agit du sacrifice de soi, le pire lorsqu’il consiste à sacrifier les autres. Chaque jour, pendant cette pandémie, nous sommes témoins de sacrifices de soi, du personnel médical à ceux des services sociaux, des supermarchés ou des transports. Quant au reste d’entre nous, nous acceptons, sans certes supporter les même risques, de sacrifier nos moyens de subsistance ou du moins nos modes de vie et nos précieuses libertés lorsqu’elles deviennent dangereuses pour les autres.
Il ne faut pas s’étonner qu’à côté du meilleur, nous trouvions le pire de l’humanité dans l’envie de sacrifier les autres, qui semble un des traits distinctifs de notre noble espèce. Aucun autre animal ne fait de même. Il a fallu l’arrivée d’Homo Sapiens sur Terre pour que l’idée advienne qu’il est possible de contrôler ce qui semble tomber du ciel – comme le temps qu’il fait – par le sacrifice d’un être précieux et faible : un bœuf, une vierge, ou même sa propre fille.
L’échange nous est toujours favorable : nous troquons la souffrance d’un autre être contre notre propre bien-être, qu’il s’agisse de nourriture, d’un remède, du beau temps ou de la miséricorde des dieux. Aujourd’hui, nous, Homo Deus, pouvons, la conscience tranquille, nous bercer d’illusions et considérer que cette pratique archaïque appartient au passé.
Et pourtant, ne glisse-t-on pas rapidement du blâme au sacrifice, de la prévention au châtiment ? Cela commence par le besoin légitime d’identifier des « causes » pour prévenir la prochaine pandémie. De la science à l’opinion publique, nous oublions le tableau complexe de facteurs (par exemple, les habitudes alimentaires, la surpopulation, l’utilisation des sols ou le commerce mondial) pour nous focaliser sur un agent unique, coupable, dont il faudrait changer les moeurs répréhensibles : tu ne mangeras pas d’animaux sauvages !
À partir de là, il est facile de transformer ces coupables en boucs émissaires. Seulement, nous ne les brûlons plus ?
En fait, chaque nouveau fléau prouve le contraire. Le jeu des reproches rhétoriques se nourrit inexorablement de victimes sacrificielles. En écrivant mon dernier livre, j’ai montré que nous avons beaucoup à apprendre de la façon dont nos ancêtres ont réussi à résister à leur désir impérieux de sacrifices.
Il y a huit cents ans, Maïmonide soutenait que la décision de Dieu d’autoriser les sacrifices revenait à reconnaître les limites psychologiques de l’humanité. Sentiment d’impuissance, superstition, mesquinerie, stupidité, envie, peur… tous ces vilains affects que nous ne pouvons pas maîtriser et qui nous font chercher des victimes qui peuvent l’être. Pour lui, surmonter ces limites impliquait de se débarrasser de l’idéologie sacrificielle. De nombreux commentateurs juifs et musulmans considèrent que l’histoire d’Isaac est un plaidoyer contre le sacrifice humain. Tu ne sacrifieras pas ton fils. L’Odyssée peut être lue comme la punition des sacrifices innombrables que les Grecs pseudo-civilisés ont fait, à commencer par Iphigénie, la fille d’Agamemnon, brûlée sur le bûcher pour que le vent se lève et emporte les guerriers grecs vers Troie. Tu ne sacrifieras pas ta fille.
Ces histoires anciennes n’invitaient pas seulement à remplacer les humains par des animaux dans les rituels de sacrifice, mais, plus profondément, à faire disparaître la pulsion qui pousse à commettre les sacrifices.
Nous devons l’histoire archétypique du dépassement du sacrifice à un jeune Athénien, Thésée, qui a affronté le terrible Minotaure dans le labyrinthe où, tous les sept ans, sept jeunes femmes et sept jeunes hommes étaient envoyés en offrande pour commémorer la défaite de leur ville. En tuant la bête, Thésée libère ses compatriotes et tout le monde antique de l’emprise du sacrifice. De même, lorsque Ariane donne à Thésée son fil, elle offre aux générations à venir une méthode pour sortir des labyrinthes de nos esprits qui nous emprisonnent dans le désir de trouver des boucs émissaires responsables de nos ennuis.
Il semble pourtant que nous soyons condamnés à oublier sans cesse les leçons que nous ont transmises Abraham, Iphigénie, Thésée ou Ariane. Hélas, nous avons toujours besoin de boucs émissaires. Pourquoi ?
Après la Seconde Guerre mondiale, René Girard a expliqué que toutes les sociétés sont mues par ce qu’il a appelé le désir mimétique, une force puissante qui dresse les gens les uns contre les autres, car la volonté de s’imiter efface les différences entre les êtres humains. Chacun désire ce que l’autre possède, que ce soit sa richesse, sa sécurité ou son compagnon. La rivalité mimétique conduit inévitablement à une guerre hobbesienne de tous contre tous à moins de trouver une solution magique.
Comment ? Il n’est pas nécessaire de réécrire le contrat social pour cela. Pour Girard, l’irréductible violence collective qui se cache sous nos civilisations peut être canalisée par des victimes de substitution, par l’expulsion ou le meurtre d’une personne ou d’un groupe, le « bouc émissaire ». L’expression provient d’un ancien rituel religieux où les péchés collectifs étaient métaphoriquement reprochés à un bouc que l’on sacrifiait aux dieux pour garantir la paix de la communauté.
Si l’on en croit cette vision du monde, la peur qui pousse les sociétés à désigner collectivement des boucs émissaires est celle d’une animosité contagieuse, semblable à celle qui explose lors d’une pandémie. Si nous ne pouvons pas localiser le microbe initial qui l’a déclenchée, nous pouvons identifier de parfaits substituts sur lesquels transférer cette animosité. Mais pour que cela fonctionne, il faut que ces substituts ne soient pas évidemment innocents, comme l’étaient Isaac ou Iphigénie, mais qu’ils puissent être accusés, d’une manière ou d’une autre. Le blâme accouche alors du sacrifice.
Or l’ignorance délibérée de ce phénomène de transfert est le secret de la survie de notre espèce. Nous serions incapables de vivre avec la connaissance de notre violence endémique si nous ne pouvions pas l’expulser inconsciemment sur un corps qui incarne toute culpabilité. L’anathème et l’excommunication servent à ce jour à faire en sorte que nous oubliions ou du moins restions indifférents à la fonction performative du bouc émissaire.
Or nous savons tout cela ? Pour Girard, l’histoire du Christ, qui offre à l’humanité la première prise de conscience collective de son besoin de bouc émissaire, lui a fait en même temps prendre conscience de son ignominie. Non, nous ne pouvons pas nous défaire de notre souffrance sociale si facilement. La Bible a beau être pleine de bruit et de fureur, elle dénonce clairement les sacrifices : Caïn peut tuer Abel, mais le lecteur sait qu’Abel est innocent. Le Christ lui-même a été crucifié, et non Madeleine, ou bien une chèvre. L’humanité assume la responsabilité de ses actes et de son destin.
Quelle que soit l’interprétation que l’on donne à ces épisodes bibliques, nous sommes aujourd’hui censés vivre dans des sociétés laïques conscientes d’elles-mêmes. Ce n’est que lorsqu’il est rendu visible que le ritualisme prend fin et que la politique – comprise comme la capacité à gérer des conflits sans sacrifices – commence.
Heureusement, nos astucieux mécanismes de bouc émissaire perdent de leur puissance lorsqu’ils sont reconnus et que leurs principaux ressorts sont dévoilés.
En écrivant mon dernier livre, j’ai essayé d’identifier ces ressorts et d’en tirer des leçons pour notre époque à partir d’une tragédie paradigmatique qui a probablement exercé plus d’influence que tout autre drame, ancien ou moderne, sur l’histoire des idées et sur le théâtre, à savoir la tragédie de Sophocle, Œdipe-Roi.
Il est vrai qu’Œdipe est surtout connu pour avoir épousé sans le savoir sa mère, la reine Jocaste, après avoir tué sans le savoir son père, le roi Laïos. Freud n’a fait qu’effleurer la surface du mythe lorsqu’il en a tiré sa célèbre théorie à propos du parricide et de l’inceste qui se cachent en chacun de nous. Il est réducteur de voir en Œdipe une simple métaphore psychanalytique exprimant une vérité intemporelle sur les pulsions sexuelles. On ne peut pas non plus conclure qu’il est un homme puissant puni pour son hybris. En fait, dans la vision tragique qu’en propose Sophocle, Œdipe est la quintessence du bouc émissaire défini par René Girard.
L’histoire commence dans une ville, Thèbes, parcourue de fausses nouvelles et de débats houleux pour savoir qui blâmer pour la peste qui a éclaté. La ville tout entière est obsédée par une question : qui l’a déclenchée ? On sait que le coupable est celui qui a tué Laïos vingt ans plus tôt. L’enquête met alors en scène un processus de désignation de bouc émissaire. Œdipe se révèle être celui que recherche l’enquête qu’il a lui-même conduite. En réalité, il n’a pas besoin d’être coupable mais seulement responsable de la crise. Il est responsable de la crise non pas en raison de ses actes, mais en raison d’un chaos aveugle et généralisé – comme si, d’une manière ou d’une autre, en engendrant lui-même ses propres petits-enfants avec sa mère, il avait supprimé les règles d’organisation de la société. En abolissant les différences, il serait lui-même devenu monstrueusement différent. La transgression apparaît alors comme la caractéristique principale des boucs émissaires.
Pourtant, à première vue, Œdipe n’est pas l’idéal-type du bouc émissaire. Après tout, il est bien l’homme exceptionnel qui a affronté le Sphinx et résolu son énigme vingt ans avant la peste, un monstre qui utilisait des jeunes citoyens comme victimes sacrificielles. Œdipe était donc devenu roi pour avoir sauvé sa ville d’une orgie sacrificielle. Comme quoi, même celui qui met fin au sacrifice de boucs émissaires peut en devenir un par la suite.
Nos sociétés n’ont pas besoin d’un Œdipe pour servir de bouc émissaire. Elles ont seulement besoin de trouver une manière de distinguer les individus en fonction de l’intérêt qu’il y aurait à les sacrifier. Pour qu’une catégorie de personnes puisse servir de bouc émissaire, elle doit ressembler le plus possible à celles au profit desquelles elle sera sacrifiée, afin de permettre le transfert de responsabilité et donc la disparition de la culpabilité. En même temps, elle doit être suffisamment différente pour éviter une dangereuse confusion entre le bouc émissaire et le reste du groupe. Même si elle est inexistante, on doit donner une certaine consistance à l’influence supposément néfaste du préposé au sacrifice.
De plus, le bouc émissaire doit être suffisamment remplaçable pour être sacrifié, mais suffisamment précieux pour que son sacrifice ait du sens. C’est peut-être un crime de s’en débarrasser parce qu’elle a quelque chose de sacré, mais elle ne serait pas sacrée si elle n’était pas destinée à être éliminée.
L’idéal est de choisir une minorité que l’on considère souillée : les lépreux, les hérétiques, les sorciers présumés ou les sodomites qui, avec les Juifs, ont été accusés d’avoir déclenché le grand fléau des années 1300. Le motif du Cheval de Troie, qui détruit de l’intérieur, est également efficace : les Juifs qui ont empoisonné le puits, les Britanniques qui ont fait entrer les États-Unis dans l’UE, l’UE qui a fait entrer le néo-libéralisme en Europe, l’immigrant qui conserve ses habitudes.
Ainsi, le bouc émissaire parfait ne doit pas être un véritable étranger. Les mythes bibliques et grecs ne parlent pas de héros solitaires, mais de frères ennemis, de rivaux intimes en antagonie symbiotique. Il s’agit de fratries qui n’ont pas pu canaliser leur violence réciproque sur des tiers pour instaurer la paix entre eux. Selon certaines interprétations midrashiques de la Torah, la tragédie de Caïn commence parce que les deux frères désirent la même soeur. Malheureusement pour Caïn, il ne trouvera pas d’autre exutoire sacrificiel pour son puissant ressentiment que son propre frère. Le premier homme à naître tue le premier homme à mourir, symbole de tous les sacrifices à venir. Nous sommes supposés avoir compris une fois pour toute à quel point le sacrifice de son rival est répréhensible et la jalousie vaine.
Notons-le, le sacrifice ne peut remplir sa fonction qu’à l’aide d’un élément crucial : l’unanimité qui va transformer la guerre de tous contre tous en guerre de tous contre un. Les Thébains, comme nous, sont bien certainement divisés de multiples manières : orientaux contre occidentaux, vieux contre jeunes, éduqués contre non éduqués, urbains contre banlieusards, forts contre faibles, créanciers contre débiteurs. Mais grâce au sacrifice de leur roi Œdipe , une seule division demeure : « nous » contre notre victime sacrificielle. Pour les sujets d’Œdipe, il n’y aura pas de résolution de leur crise sans unité, sans une foi universelle dans la culpabilité du bouc émissaire.
Pourtant, personne en particulier ne doit être chargé de désigner le bouc émissaire. Mieux vaut le laisser se désigner lui-même, monter sur le bûcher de son propre gré. Ou, dans le cas d’Œdipe, le laisser se crever les yeux pour avoir vu la vérité. Mais une fois le bouc émissaire désigné, la soupape de sécurité sacrificielle sera d’autant plus efficace que l’ensemble du processus semblera dicté d’en haut, par des lois éternelles quelconques, inventées par des dieux ou par un acquis communautaire. Pour que la mécanique fonctionne, il faudra qu’une voix orchestre le rituel avec l’autorité du dernier mot.
Œdipe joue le rôle de bouc émissaire à la perfection : il rassure les habitants de Thèbes, expliquant qu’il en supportera seul les conséquences et que toute la ville en sera libérée. De fait, la ville renaît sitôt qu’il s’exile avec sa fille Antigone – cela, bien sûr, jusqu’à la prochaine crise
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L’histoire ne s’arrête pas là. En effet, je pense que le secret de cette histoire réside dans l’avant et l’après, dans la mystérieuse chaîne de causalité qui dépasse le moment tragique proprement dit. Les deux questions qui encadrent l’histoire d’Œdipe pourraient bien nous fournir la clé d’une stratégie de résistance collective au besoin de désigner des boucs émissaires.
D’abord, quand cela a-t-il vraiment commencé ?
Dans Contagion, le film prophétique de Soderbergh de 2011, nous n’apprenons qu’à la toute fin ce qui s’est passé le « Jour 1 ». De la chauve-souris à la bouche du cochon, de la main du chef à celle de Gwyneth Paltrow. Mais était-ce vraiment le vrai point de départ ? Nous connaissons la responsabilité des premiers agriculteurs qui ont domestiqué les terres sauvages, des grandes entreprises qui soutiennent aujourd’hui l’exploitation intensive des sols, de nos appétits insatiables qui leur fournissent un débouché, et ainsi de suite.
Il y a toujours un amont dans le fleuve du temps.
Pourquoi Œdipe avait-il été maudit à sa naissance ? Nous acceptons sans sourciller que son terrible destin vienne d’une prophétie racontée par une vieille femme, comme si les Grecs de l’ Antiquité étaient bêtement superstitieux, asservis à l’idée de destin. Pourtant, si l’on se plonge plus profondément dans l’histoire, on découvre que le Sphinx avait puni Thèbes pour un crime ancien, mais oublié, qui explique la malédiction originelle d’Œdipe.
Dans certaines versions de l’histoire – car l’arbre à mythes donne de nombreux fruits – Œdipe doit son sort à une malédiction prononcée contre Laïos par son père adoptif, Pélops, qui l’avait élevé comme son propre fils. Laïos, l’ingrat, était tombé amoureux de son frère adoptif Chrysippe, l’avait enlevé et violé, conduisant ce dernier à se suicider. De là vient la malédiction : si jamais Laïos a un fils, que ce fils le tue et que Thèbes soit détruite. À noter que Pélops lui-même avait été maudit pour les actes de son père Tantale, qui avait irrité les dieux en essayant de leur donner à manger des morceaux de son fils bouilli, et connaît depuis son fameux supplice.
Il y a toujours un amont dans le fleuve du temps. Il est injuste à la fois de porter le poids des péchés de ses ancêtres et de chercher à s’échapper de toute justice rédemptive. Avec Bernard Williams ou Jean-Pierre Vernant, imaginons cette aube démocratique qui éclaire l’Œdipe de Sophocle, ce moment crucial où l’homme devient citoyen, arrachant son autonomie aux dieux, évaluant avec circonspection la maîtrise de son destin personnel et politique. Le moment où les citoyens, poussés par leurs dramaturges et leurs philosophes de rue, s’interrogent sur la source de leurs actions, et en viennent à voir leur volonté individuelle et le reste du monde s’entremêler dans une étreinte tragique. Deux milles cinq cent ans plus tard, la question tragique, l’origine de notre destin et le degré de responsabilité que nous portons, continue de hanter notre âme collective.
Les humains méritent-ils les catastrophes qui leur arrivent ? Pourquoi des forces invisibles, dieux antiques ou autres, devraient-elles dicter notre destin ou être apaisées par un sacrifice ou un autre ? Ni Œdipe ni les habitants de Thèbes ne sont coupables au sens strict du terme. Après tout, Œdipe est un homme épris de justice, passionnément engagé dans la recherche de l’assassin de son père.
Pourquoi alors un châtiment aussi tragique ? Peut-être parce que les dieux, comme nos propres sociétés, ne peuvent pas supporter un crime impuni, même si l’acte a été commis en amont. C’est le prix de l’ordre social. En véritable héros, Œdipe assume la responsabilité sans être coupable et sans chercher à passer la main. Dans cette parfaite histoire de bouc émissaire, l’unanimité est telle que même l’accusé s’accuse. Mais que se passe-t-il s’il dit non ? Dans une histoire similaire, Job, une sorte d’Œdipe juif mis à l’épreuve par un terrible destin, refuse de s’accuser lui-même et brise ainsi le cycle des boucs émissaires.
L’histoire d’Œdipe nous rappelle que nous pouvons briser ce cycle si nous commençons par reconnaître qu’il n’y a pas de points de départ fixes en histoire, mais seulement des moments choisis arbitrairement pour mettre en avant une culpabilité spécifique. Selon le camp dans lequel nous nous trouvons, nous faisons démarrer la chaîne de causalité au moment qui nous convient, 12121212 contre 21212121.
Nous pouvons donc dire : ce sont eux qui ont commencé ! Œdipe, les Chinois, les jeunes (ou bien des cochons, ou des chauves-souris ou des serpents) ne peuvent servir de bouc émissaire que si le fleuve de causalité peut être coupé en un point unique : tous les problèmes ont commencé là ! Il n’y avait pas d’« avant », pas de causes antérieures avec leurs conséquences, pas d’amont dans le fleuve du temps.
Jusqu’à quand faudrait-il remonter pour trouver le « vrai » coupable ? Ne pourrions-nous pas, au contraire, écouter l’histoire de l’autre ? Ou, mieux encore, tourner notre regard vers l’avenir ?
La deuxième question du mythe d’Œdipe est la suivante : comment tout cela se termine-t-il ?
La fin de l’histoire peut également nous instruire. Comment interpréter le fait que, souvent, dans les récits mythiques, les boucs émissaires se débrouillent pour ne pas mourir ? Que se passe-t-il ensuite ? Sont-ils disculpés, réhabilités, oubliés ? Dans son exil à Colone après vingt ans d’errances, Œdipe apprend qu’après sa mort, son corps conférera à ses hôtes de grands pouvoirs. Bienfaisant, malveillant puis à nouveau bienfaisant : la boucle est bouclée. Celui qui a su faire face à de terribles vérités sera racheté.
La boucle est également bouclée dans les consciences, car c’est Thésée, roi d’Athènes, le tueur de minotaure et donc de l’idée même de sacrifices, qui accueille Œdipe à la fin de son long voyage et lui donne la mort rédemptrice qu’il désire tant. À la fin, les habitants de Thèbes devront également s’affronter les uns les autres, cette fois sans la médiation d’un bouc émissaire.
Pourtant, le sacrifice ne se termine pas toujours par la rédemption. Dans les Poèmes de guerre de Wilfred Owen, Abraham ne tient pas compte de l’ange qui appelle à la miséricorde (« But the old man would not so, but slew his son/And half the seed of Europe, one by one« ). Inquiétons-nous donc encore et toujours du sort de ceux qui deviendront boucs émissaires au lendemain de cette épidémie.
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Certains aiment à penser que nous avons bien progressé depuis l’époque de Sophocle, que nous remplaçons la honte imposée par les autres par la culpabilité que l’on s’inflige soi-même. Les Lumières nous auraient appris l’autonomie morale. Dans un tribunal moderne, Œdipe serait certainement acquitté en raison de circonstances atténuantes. Personne n’a suggéré que le Patient 31, responsable de la première flambée épidémique en Corée du Sud, porte le fardeau du sort de ses compatriotes.
Nous sommes censés savoir que la désignation de boucs émissaires n’est qu’une façon archaïque et illusoire de reprendre le contrôle sans assumer de responsabilité. Pourtant nos boussoles morales ne sont pas bien différentes de celles de nos ancêtres. Nous voulons être auteurs de nos destins, mais qui peut nier que ce que votre famille, votre groupe ou votre pays a fait dans le passé affecte les autres ainsi que vous-même, pour le meilleur ou pour le pire ? Vous ne pouvez qu’accepter l’héritage dans son intégralité, même si vous n’avez pas conscience du sang, de la sueur et des larmes qui l’ont nourri. Si vous le faites, il n’y a aucune raison pour que vous ou quelqu’un d’autre devienne un bouc émissaire.
Pourtant, la désignation de boucs émissaires reste un élément central de la politique en Europe, même si, de nos jours, le champion toute catégorie de ce jeu est l’occupant de la Maison Blanche. L’Union est désignée comme bouc émissaire par des politiciens sans scrupules pour faire oublier leur propre responsabilité, ou par des populistes qui la voient responsable de tout ce qui est effectivement allé trop loin : le néolibéralisme, la logique du marché, la mondialisation, la cupidité des entreprises.
Des petits pays malchanceux, comme la Grèce, ont servi de boucs émissaires pour les défauts de la zone euro. L’histoire du Brexit voyait dans le Royaume-Uni un bouc émissaire sacrifié sur l’autel de l’unité européenne pour détourner l’animosité mutuelle qui avait refait surface entre les Européens en crise perpétuelle. De l’autre côté, l’Union européenne était désignée coupable de maux que le Royaume-Uni ne semblait pas avoir besoin d’importer. Et tout au long de ces années, des doigts accusateurs ont continué à fustiger tous ceux qui ont eu le triste privilège de jouer le rôle de « l’autre ».
Il n’est pas trop tard pour nous prouver à nous-même que nous saurons échapper à cette logique avec le Covid-19. Après tout, cette fois, c’est différent, n’est-ce pas ?