Paris. Le secteur électrique français n’a pas échappé à la crise du Covid-19. Avec une chute en moyenne de la demande d’électricité de 20 % dans certains pays d’après l’Agence Internationale de l’Energie (AIE)1, EdF a annoncé une baisse de sa production à l’horizon 2021-2022, ce qui pourrait diminuer les marges de sécurité d’approvisionnement d’électricité dans l’Hexagone. De l’autre côté, le nucléaire résiste au choc de la pandémie et demeure une source de flexibilité du réseau en France2 et en Europe. Talon d’Achille ou atout de résilience ? Nous proposons ici quelques éclairages sur le rôle du nucléaire pour la construction d’un mix électrique résilient bas-carbone lors d’une période de rétablissement économique.
Performance du système électrique français durant la crise Covid-19
Les mesures de confinement imposées dans le monde entier pour diminuer les effets de la pandémie de Covid-19 ont provoqué une diminution de l’activité économique sans précédent. Même si la période de confinement a favorisé les loisirs en ligne et le télétravail, la demande d’électricité s’est contractée de plus de 20 % dans certains pays, d’après l’Agence Internationale de l’Energie (AIE)3.
Dans ce contexte, EDF a revu à la baisse ses objectifs de génération de 20 % : ils pourraient être aux alentours de 300 TWh (contre 375 à 390 TWh initialement prévus) en 2020 et avoisiner 330-360 TWh en 2021 et 20224. Le 28 avril, 13 réacteurs sur les 57 qui composent le parc nucléaire français étaient à l’arrêt. Les réacteurs Cruas 1, Dampierre 1, Chooz 2, Civaux 2 et Saint-Laurent 2 sont ou seront arrêtés pour économiser du combustible et assurer un approvisionnement continu l’hiver prochain. En même temps, la crise du Covid-19 a impacté les travaux de maintenance de plusieurs centrales. Comme indiqué par Bernard Doroszczuk, président de l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) le 28 avril dernier à l’Assemblée nationale, « faute de personnels suffisants et du problème de respect des gestes barrières, les chantiers sont plus longs et l’activité réduite. Dans les centrales, la durée des arrêts de tranche est prolongée et une vingtaine d’arrêts ont été décalés ». Il a aussi signalé les risques liés à ces décalages sur les marges de manœuvre du parc nucléaire en manière de production, notamment pendant les hivers de 2021 et 20225.
En effet, entre 2021 et 2024, EDF devrait démarrer 18 nouveaux chantiers associés à la quatrième visite décennale6 (VD) de sûreté des réacteurs de 900 MWe7. La Figure 1 illustre le fort impact du planning actuel des VD sur les marges de capacité. Par exemple, un retard de 3 mois sur le planning au cours de la période 2021-2022, pourrait se traduire par une perte d’environ 3GW sur les marges de capacité, ces années cumulant le plus de chantiers VD simultanés. Ces tendances reflètent aussi la fermeture de Fessenheim, le retard de la mise en service de l’EPR de Flamanville et le déclassement de moyens de production pilotables (charbon et nucléaire) dans les pays voisins de la France, surtout pendant la période 2022-20238.
Minimiser l’impact des retards induits par la pandémie sur le calendrier global des VD est donc essentiel pour assurer la sécurité d’approvisionnement dans les prochaines années. EDF est en train de réajuster le programme d’arrêts et de maintenance afin de maximiser la capacité disponible9. Le potentiel report de certaines VD nécessitera des discussions au cas par cas avec l’ASN car le prolongement au-delà de 40 ans est en jeu pour le palier 900 MWe. Pour rattraper ces retards, EDF peut tirer profit d’une chaîne d’approvisionnement locale et d’une intégration verticale renforcée avec l’acquisition de Framatome. Une gouvernance effective avec des interactions fluides entre les différentes parties prenantes (i.e. gouvernement, régulateur, prestataires, etc.) sera un aspect clé dans ce processus.
Parallèlement, EDF a réussi à assurer l’opération fiable du parc restant avec l’activation de plans d’urgence développés pendant l’apparition du SRAS en 2003 et la pandémie H1N1 de 200910. Le nucléaire a donné la preuve de sa flexibilité pendant la période de confinement. Comme illustré en Figure 2, pendant le weekend du 28 mars 2020, 10 GW de capacité nucléaire (l’équivalent d’environ 10 réacteurs) ont été supprimés du réseau dans l’espace de 7 heures. Le suivi de charge avec des réacteurs nucléaires a été aussi constaté en Allemagne, la Belgique, la Suède et la République Tchèque pendant la même période11.
La phase « post Covid-19 » : perspectives de résilience et rétablissement économique
La crise sanitaire a mis en évidence l’importance critique de sécuriser l’approvisionnement d’électricité dans les conditions les plus adverses. Au moment où beaucoup de secteurs économiques étaient gravement impactés, celui de l’électricité a permis d’assurer la continuité des activités et donc minimiser les pertes économiques et l’instabilité sociale pendant le confinement. Plus que jamais, l’électricité devient un bien d’intérêt public et l’infrastructure sous-jacente un actif économique critique qui doit être résilient pour supporter, rebondir et s’adapter aux chocs inattendus.
Le nucléaire est-il donc le talon d’Achille de la France, ou bien un atout considérable de résilience et de relance économique ? D’un côté, le nucléaire est par conception une technologie résiliente. Conçus sur la base des principes de défense en profondeur12 (i.e. prévention, détection, maîtrise), les réacteurs nucléaires ont des systèmes de sûreté redondants, diversifiés et indépendants capables de soutenir les agressions externes. De plus, en respectant quelques contraintes techniques et de sûreté, ils sont capables de moduler leur puissance. D’un point de vue organisationnel, les installations nucléaires françaises intègrent aussi des plans d’urgence13 et un système de gouvernance permettant l’amélioration et l’adaptation continue de l’outil de production14.
D’un autre côté, le fait que la France produise plus de 70 % de son électricité à partir de l’atome pourrait représenter une faiblesse du système. L’impact des retards sur les marges de sécurité d’approvisionnement évoqué auparavant en est un exemple clair. Une infrastructure électrique plus résiliente pourrait nécessiter un mix plus diversifié avec le développement des nouvelles filières technologiques bas carbone. Cette diversification devrait être menée tout en préservant l’indépendance énergétique et industrielle. La Loi de Transition Énergétique pour la Croissance Verte de 2015, qui préconise une réduction de la génération nucléaire à 50 % à l’horizon 2035, s’inscrit dans ce sens.
La fin de cette crise pourrait s’accompagner d’une volonté des gouvernements d’adresser des menaces systémiques sur le long terme (dont le changement climatique) tout en priorisant la réactivation économique sur le court terme. Les contraintes budgétaires seront importantes après une période de ralentissement économique, et il y aura donc un fort intérêt à maximiser l’effet multiplicateur de chaque euro investi.
En mettant le développement d’une infrastructure électrique bas carbone et résiliente au centre de la relance économique, les gouvernements pourraient faire face à ces objectifs simultanément. En outre, comme indiqué dans la dernière Programmation Pluriannuelle de l’Énergie, le gouvernement doit prendre une décision vis-à-vis du nouveau nucléaire en 2021. Il est à noter que, même avec une réduction de la production nucléaire à 50 %, des nouvelles constructions seront nécessaires pour remplacer le parc vieillissant existant. Dans ce sens, le lancement de nouveaux chantiers nucléaires pourrait représenter une double opportunité pour la France. Troisième filière économique nationale en termes d’emplois, avec des compétences déjà disponibles grâce à plusieurs projets un cours, la construction de nouvelles centrales représente un moyen rapide de soutenir les emplois sur le court terme. Deuxièmement, en s’engagent sur plusieurs constructions, le gouvernement français a une opportunité de capitaliser sur l’expérience récente des chantiers EPR existants pour diminuer les coûts de cette technologie. En parallèle, la France pourrait aussi développer de nouvelles filières technologiques bas-carbone (e.g. énergies renouvelables) afin de construire un système électrique plus résilient et diversifié tout en gardant l’indépendance énergétique et industrielle.
Cependant, comme indiqué par la ministre française de la transition écologique et solidaire Elisabeth Borne, auditionnée à l’Assemblée nationale le 30 avril dernier, pour y parvenir, « des réflexions profondes sur le fonctionnement des marchés de l’énergie, en particulier de l’électricité, tant au niveau national qu’européen » devraient être menées. Des mécanismes de régulation sur le long terme pourraient s’avérer nécessaires afin que la France puisse « disposer de moyens suffisants pour piloter son mix électrique afin qu’il soit résilient et diversifié »15. Assurer la résilience et la stabilité économique et sociale après le Covid-19 aura un coût, et le rôle des gouvernements sera plus décisif que jamais dans l’orchestration d’une reprise pérenne.
Perspectives :
- La crise sanitaire du Covid-19 a mis en évidence l’importance d’avoir un système électrique résilient capable d’absorber les chocs économiques et les risques naturels pour assurer la continuité économique et la stabilité sociale. Le nucléaire est une technologie résiliente d’un point de vue technique et organisationnel. Cependant, en France, où plus de 70 % de l’électricité générée provient de l’atome, ce manque de diversification pourrait représenter une faiblesse pour le système.
- Développer une infrastructure électrique bas carbone et résiliente nécessitera en France le développement de nouvelles filières technologiques bas carbone tout en gardant un socle nucléaire. En particulier, le nucléaire représentent la troisième filière économique nationale en termes d’emplois, avec des compétences déjà disponibles grâce à plusieurs projets un cours. Dans un contexte de récupération économique, lancer de nouveaux chantiers nucléaires permettrait de stimuler l’emploi sur le court-terme, ainsi que diminuer les coûts de cette technologie, tout en assurant un mix plus diversifié et résilient sur le long terme. Préserver l’indépendance énergétique et industrielle sera aussi essentiel dans ce processus.
- Créer un système électrique plus résilient et diversifié ne nécessitera pas seulement un plan majeur d’investissement, mais aussi des réflexions profondes sur le fonctionnement des marchés d’électricité tant au niveau national qu’européen.
Sources
- AIE, avril 2020, Global Energy Review 2020
- RTE, avril 2020, L’impact de la crise sanitaire covid-19 sur le fonctionnement du système électrique
- AIE, avril 2020, Global Energy Review 2020
- S&P Platts, avril 2020, EDF cuts French 2020 nuclear outlook sharply to 300 TWh
- Usine Nouvelle, mai 2020, L’après Covid-19 du nucléaire s’annonce périlleux pour EDF
- En France, l’autorisation d’exploiter un réacteur nucléaire est délivrée sans limitation de durée. Elle est en revanche remise en question tous les 10 ans à l’occasion d’un réexamen périodique ou VD réalisé conformément à la réglementation française. Ce réexamen périodique répond à un double objectif : vérifier que l’installation est conforme au référentiel de sûreté applicable et améliorer le niveau de sûreté avec l’intégration du retour d’expérience et les derniers progrès techniques disponibles. Pour les réacteurs de 900 MWe (les premiers installés en France), la 4ème VD revêt une importance clé car elle s’inscrit dans le prolongement de la durée de vie au-delà de 40 ans. Cette dernière étant l’hypothèse de départ de durée de vie de certains composants non-remplaçables comme la cuve.
- EDF, 4e Réexamen périodique des centrales 900 MWe : Synthèse de la note de réponse aux objectifs
- Plus concrètement, cette période coïncide avec la fermeture des derniers réacteurs nucléaires en Allemagne, en parallèle du déclassement progressif du charbon, et la fermeture du premier réacteur nucléaire en Belgique.
- S&P Platts, avril 2020, EDF cuts French 2020 nuclear outlook sharply to 300 TWh
- NucNet, mars 2020, Coronavirus : EDF implements Emergency Plan for French Nuclear Fleet
- AIE, avril 2020, Global Energy Review 2020
- IRSN, Défense en profondeur
- Par exemple, celui activé pendant la pandémie ou la Force d’Action Rapide Nucléaire
- Chaque décennie, les centrales nucléaires sont soumises à un réexamen périodique ou VD afin d’intégrer les dernières mesures de sûreté et connaissances disponibles.
- Enerpresse, mai 2020, É. Borne et B. Le Maire réaffirment l’ambition de la transition énergétique