Le 7 mai 2020, le Baltic Pipe, qui doit relier la Norvège à la Pologne en passant par le Danemark, a obtenu des autorités suédoises le dernier permis nécessaire à sa réalisation. D’une capacité de 10 BCM, ce gazoduc porté par les gestionnaires de réseaux de transport polonais et danois, GAZ-SYSTEM et Energinet, est la pièce majeure de la stratégie gazière polonaise. L’entreprise d’état PGNiG aurait réservé 8,2 BCM sur 15 ans1, des volumes qui doivent compenser le non renouvellement du contrat d’approvisionnement avec Gazprom après 2022. Le contrat russe, de 10,2 BCM dont 8,67 BCM2 à prendre obligatoirement, a provoqué de nombreuses critiques côté polonais : la Pologne estime avoir payé trop cher ce gaz, notamment en comparaison du voisin allemand. De plus Gazprom est  considéré comme un partenaire non fiable. En effet, sept ruptures d’approvisionnement auraient été constatées en 15 ans3. Afin d’optimiser ses futurs approvisionnements par le Baltic Pipe, PGNiG a investi dans sept champs gaziers norvégiens via sa filiale PGNiG Upstream Norway4.

Les capacités du Baltic Pipe s’ajouteront aux 5 BCM du terminal de Świnoujście qui doit atteindre 7,5 BCM en 2023. Ces chantiers précèdent la potentielle construction d’un terminal de 4,5 BCM à Gdansk pour 2025. En plus du contrat actuel avec Qatargas (2,7 BCM/an jusqu’en 2034), PGNiG a signé des contrats avec Cheniere Energy, Sempra Energy et des filiales de Venture Global LNG. En vertu de ses contrats américains, l’entreprise aurait un portefeuille annuel supplémentaire de plus de 7,3 BCM entre 2023 à 20425. La production indigène (déclinante) polonaise est d’environ 5 BCM et la consommation du pays dépasse les 16 BCM. Mais cette consommation sera amenée à augmenter du fait de la réduction progressive de la part du charbon dans le mix énergétique. Au vu des volumes évoqués ici, il apparaît clairement qu’en plus de libérer la Pologne de l’emprise énergétique russe, le Baltic Pipe et les infrastructures GNL de GAZ-SYSTEM ont également une portée régionale.

La Pologne a pour ambition de devenir un hub à destination des marchés d’Europe centrale et orientale. La côte polonaise serait ainsi la «  Northern Gate  » d’un projet constitué d’une multitude d’infrastructures, le Corridor gazier Nord-Sud. Passant par la République tchèque, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie, le Corridor Nord-Sud doit connecter, bidirectionnellement, les infrastructures polonaises et lituaniennes (Klaipėda) aux infrastructures croates (Krk) et grecques (Revithoussa, Alexandroupolis) ainsi qu’aux sources du Corridor Sud amenant le gaz de la Caspienne. Plus qu’un flux bidirectionnel de la Baltique à l’Adriatique, les multiples interconnexions entre les pays d’Europe centrale et orientale doivent rendre le flux Est-Ouest également bidirectionnel. Selon sa planification, le Corridor Nord-Sud permettrait de faire circuler le gaz (de fournisseurs divers) en Europe dans n’importe quelle direction en fonction des besoins et ainsi réaliser le marché unique européen. La Pologne mise sur un achèvement du Corridor Nord-Sud et du Baltic Pipe la même année, en 2022.

La collaboration avec les Etats-Unis et l’Ukraine

Afin d’accélérer la réalisation du Corridor Nord-Sud, la Pologne, au côté de la Croatie, a mis sur pied une plateforme politique, l’Initiative des Trois Mers, réunissant 12 pays de la région : Autriche, Bulgarie, Estonie, Croatie, Lettonie, Lituanie, Hongrie, Pologne, République tchèque, Roumanie, Slovaquie6. Favorisant le développement du GNL et rendant la région plus résiliente aux influences russes, l’initiative est fortement soutenue par les Etats-Unis. A l’occasion de la Conférence de Munich sur la sécurité de 2020, le secrétaire d’état américain, Mike Pompeo, a déclaré : « en signe de soutien à la souveraineté, la prospérité et l’indépendance énergétique de nos amis européens (…) Les États-Unis ont l’intention d’accorder jusqu’à un milliard de dollars de financements aux pays d’Europe centrale et de l’est membres de l’Initiative des Trois Mers »7. Le 14 août 2019, Gaz-System a signé un contrat avec la société américaine Solar Turbines pour la fourniture et l’entretien de compresseurs pour trois stations de compression dans le cadre des aménagements relatifs au Baltic Pipe8. Ces installations permettront au gaz de la «  Northern Gate » de se diriger vers la Slovaquie mais également l’Ukraine.

En effet, l’interconnexion avec l’Ukraine est en voie d’expansion pour permettre à la Pologne et plus en amont aux Etats-Unis d’assurer la sécurité énergétique du pays en lui permettant d’accéder au GNL. Le 31 août 2019, un mémorandum de coopération trilatérale a été signé à Varsovie par le secrétaire américain à l’Énergie, Rick Perry, le représentant du gouvernement polonais pour les infrastructures énergétiques stratégiques, Piotr Naimski, et Oleksandr Danyliuk, le Secrétaire du Conseil national de sécurité et de défense de l’Ukraine (NSDC). Une fois l’interconnexion avec l’Ukraine étendue, 6 BCM pourront transiter entre les deux pays9. La fin des travaux, espérée dans un premier temps pour 2021, est prévue pour 202310. La synergie entre les capacités d’importations polonaises et les capacités de stockage ukrainiennes (environ 10 BCM sous utilisés aux frontières de l’UE) permettrait d’accumuler du GNL bon marché en été pour l’écouler lors des périodes de fortes demande hivernales atténuant ainsi les coûts pour les consommateurs européens. Les perspectives qu’offre l’Ukraine à la Pologne sont capitales pour cette dernière qui craint que le gaz russe arrivant en Europe centrale et orientale par l’Allemagne puisse, par sa compétitivité, limiter sa capacité à devenir un hub régional.

Les Nord Streams comme concurrents

Pour atténuer la concurrence que le gaz russe pourrait faire à ses ambitions, la Pologne lutte ardemment contre les Nord Streams 1 et 2. Le 10 septembre 2019, la Cour de justice de l’Union européenne a annulé une décision11 de la Commission européenne du 28 octobre 2016 octroyant à Gazprom un large accès aux capacités d’OPAL, le gazoduc reliant le Nord Stream 1 à la frontière tchèque via le territoire allemand. Les dimensions d’OPAL sont d’environ 36,5 BCM au point d’entrée et 32 BCM au point de sortie. Suite à la decision de la CJEU, Gazprom ne peut en utiliser que 12.8 BCM12. La décision de la CJUE est la conséquence d’une plainte déposée le 16 décembre 2016 par la Pologne, appuyée par la Lituanie et la Lettonie, contre la décision de la Commission, elle-même appuyée par l’Allemagne13

La volonté polonaise de limiter les flux en provenance d’Allemagne s’est également illustrée dans le cas du projet STORK 2, un interconnecteur entre la Pologne et la République Tchèque. La capacité prévue est de 5 BCM de la République tchèque à la Pologne et 2,5 BCM de la Pologne à la République tchèque. La construction doit se faire entre 2020 et 2022 mais la décision finale d’investissement n’a pas encore été prise. Initialement prévu pour 2019, le calendrier de mise en œuvre du projet a été modifié, après que le gouvernement polonais ait suggéré, à l’été 2016, que la Commission européenne reporte le projet à 2022 au minimum14. L’objectif affiché de STORK 2 est de fournir à la République tchèque un accès aux capacités de la «  Northern Gate  » mais la Pologne craint que l’interconnecteur ouvre une route vers son territoire au gaz du Nord Stream 2 qui arrivera en République tchèque depuis EUGAL, le gazoduc reliant le Nord Stream 2 à la frontière tchèque via le territoire allemand.

Le gaz en Europe, entre gazoducs et terminaux GNL

Les dirigeants polonais semblent également s’attribuer la responsabilité du refus du régulateur allemand d’octroyer une dérogation aux règles européennes pour le Nord Stream 2. Le 15 mai 2020, le régulateur allemand a répondu négativement à la demande de Nord Stream 2 AG puisque le projet n’était pas techniquement achevé le 23 mai 2019, date d’entrée en vigueur de la directive européenne amendée. Le 19 mars 2020, PGNiG et sa filiale allemande PGNiG Supply & Trading avaient été autorisées à rejoindre la procédure d’examen du dossier Nord Stream 2. Les déclarations des dirigeants politiques et économiques polonais laissent entrevoir le rôle qu’ils ont pu jouer dans ce processus multipartite. Jacek Sasin, Vice-Premier Ministre et Ministre des Actifs de l’Etat, a affirmé  : « La sécurité énergétique des Polonais est l’une des priorités du gouvernement. Nous nous opposons fermement à toutes pratiques monopolistiques des entreprises étrangères et aux tentatives de diviser les clients européens de l’énergie entre le meilleur et le pire. La décision du régulateur allemand, qui a rejeté la demande de traitement privilégié de Nord Stream 2, est une preuve de l’efficacité de notre politique énergétique »15. Jerzy Kwiecinski, Président du conseil d’administration de PGNiG, a ajouté de son côté  : « La compagnie pétrolière et gazière polonaise a salué la décision de l’autorité de régulation allemande. Elle confirme la force de nos arguments contre l’exclusion du Nord Stream 2 de l’application des règlements du troisième paquet énergie de l’Union européenne. Dès le début, nous avons estimé que Nord Stream 2 ne pouvait pas être privilégié. Comme le gouvernement polonais, nous sommes toujours d’avis que le projet Nord Stream 2 a des conséquences négatives sur la sécurité de l’approvisionnement et la concurrence sur le marché du gaz en Europe centrale et orientale ». Nord Stream 2 AG estime pouvoir bénéficier d’une dérogation, puisque la décision finale d’investissement du projet fut prise 2 ans avant l’adoption de la directive gaz amendée. Contestant le caractère technique du mot «  achevé  » dans le texte européen, lui préférant une définition économique, Nord Stream 2 AG compte défendre sa position devant la CJEU. 

Le succès de la Pologne en tant que hub dépendra grandement du régime d’exploitation du Nord Stream 2. L’application stricte des règles européennes au gazoduc aura pour conséquence de réduire la compétitivité de son gaz16. Le bras de fer juridique prendra des années. La « guerre du gaz » se déroulant en mer Baltique déterminera l’architecture énergétique de toute l’Europe centrale et orientale.

Sources
  1. Adam Easton, All Baltic Pipe gas link permits in place after Swedish approval, S&P Global, 11 mai 2020.
  2.  Wolfgang Peters, ’Poland, a ‘failed state’ in gas trading – Poland’s deliberate obstruction of European traded gas market integration and its misguided quest for diversity hinging on ‘ideological physicality’, The Gas Value Chain Company GmbH, Juin 2018.
  3. Varsovie veut mettre fin à la domination énergétique russe, AFP, 15 novembre 2019.
  4. PGNiG : Production start-up from Ærfugl field in Norway, Biznes Alert, 11 avril 2020.
  5. Leticia Gonzales, Poland Boosts U.S. LNG Imports in 2018 as Russia’s Supply Role Wanes, Natural Gas Intelligence, 14 janvier 2019.
  6. RAMDANI Sami, L’Initiative des Trois Mers se réunit à Bucarest, Le Grand Continent, 23 septembre 2018
  7. Washington va financer des projets pour réduire la dépendance de l’Europe de l’Est à l’énergie russe, AFP, 15 février 2020.
  8. Wojciech Jakóbik, American hearts will pump gas of Northern Gateway into the region’s bloodstream, Biznes Alert, 20 aout 2019.
  9. Stuart Elliott, US, Poland, Ukraine sign deal to enhance Ukrainian energy security, S&P Global, 2 septembre 2019.
  10. Silvia Favasuli, Poland’s Gaz System in talks with US LNG producer to supply new FSRU project, S&P Global, 23 septembre 2019.
  11. Commission Decision C(2016) 6950 final on review of the exemption of the OPAL pipeline from the requirements on third party access and tariff regulation
  12. Agata Łoskot-Strachota, Szymon Kardaś, Gazprom’s interests hit by CJEU judgment on OPAL pipeline, OSW, 11 septembre 2019.
  13. Case T-883/16 Republic of Poland v. European Commission.
  14. Nikita Minin, STORK II and its place in the Czech Republic’s gas policy, CEEP Report (Q3) : Cross-border energy cooperation in Central Europe, 18 octobre 2018.
  15. Aimee Knight, PGNiG win derogation argument against Nord Stream 2, World Pipelines, 18 mai 2020
  16. EU changes could make Nord Stream 2 derogation harder, ICIS, 22 juillet 2019