En prenant nos États de court, et en précipitant nos économies dans une incertitude absolue, la crise du coronavirus a donné lieu à une multitude de réactions, de tentatives d’analyses et de procès politiques en tous genres. Le secteur énergétique lui-même n’a pas été épargné par la crise sanitaire et est confronté à des situations radicales et inédites : une chute drastique et immédiate de la demande, et donc des émissions de CO2 et du prix sur les marchés ; ou encore, la fermeture des usines, la suspension d’une grande partie de l’économie internationale et la disruption de nombreuses chaînes d’approvisionnement. Les conséquences économiques n’en sont pas moins dramatiques : mais cet épisode oblige les acteurs économiques et industriels, les décideurs publics et la société toute entière à penser l’alternative et l’écart par rapport au business as usual.

Au-delà du procès fait à la mondialisation et des scénarii politiques du « plus jamais ça », la crise du COVID-19 a mis en lumière plusieurs points critiques pour l’Union européenne. D’une part, le niveau élevé d’interconnexion de l’économie mondiale a rapidement propagé les effets du confinement chinois sur l’industrie européenne, nous révélant, à nous Européens, notre vulnérabilité face au risque des ruptures d’approvisionnement. D’autre part, l’inquiétude des marchés et la crainte de vagues virales successives nous condamne à un certain pessimisme quant au retour à l’activité et à la croissance. Dans ce contexte, la réalisation de la transition énergétique européenne, notamment par l’intermédiaire du Pacte vert européen, apparaît d’autant plus menacée.

Pourtant, à plusieurs égards, l’expérience de cette crise laisse transparaître quelques principes pour diriger la relance énergétique européenne. Le secteur des énergies renouvelables, particulièrement mondialisé, présente de nombreuses fragilités dans le contexte macro-économique de moyen-terme ; mais il a prouvé sa résilience par rapport à la production thermique d’énergie. Il peut participer du renforcement du système énergétique européen s’il est associé à certains écosystèmes industriels stratégiques, comme l’hydrogène. Enfin, le gaz naturel peut s’avérer un atout précieux pour la sécurité énergétique européenne, dans une optique à la fois bas-carbone et sûre, la principale leçon de la crise pour l’Europe étant qu’elle ne peut pas se permettre de mettre tous ses oeufs dans le même panier.

Une demande énergétique incertaine, et la crainte d’un effet domino durable sur le secteur des énergies renouvelables

La crise du coronavirus et les mesures de confinement prises par les gouvernements nationaux — en Chine, dès le mois de janvier, puis en Europe dès le mois de mars — ont eu des effets rapides et marqués sur l’économie, et par conséquent sur la demande énergétique mondiale. Plusieurs pays européens ont vu leur consommation électrique domestique diminuer, comme en Allemagne (4-10 %) ou en France (20 %)1, sous l’effet de la fermeture des commerces et des industries pendant plusieurs semaines consécutives. Les prix de l’électricité ont logiquement suivi la même tendance sur les marchés de gros, avec des prix en baisse de 35 % en moyenne par rapport au mois de janvier pour l’Espagne, l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni2, et une multiplication des épisodes de prix négatifs.

Dans ce contexte, les énergies renouvelables sont entrées dans une période de grande incertitude, entre recours inédit par le réseau de sources comme le solaire photovoltaïque et l’éolien, et réelle menace à moyen terme sur l’équilibre économique des projets. En termes de production tout d’abord, les EnR sont sorties relativement grandies de la crise sanitaire, car les conditions météorologiques du mois de mars en France ont été particulièrement favorables à la production d’origine renouvelable. La production globale des EnR en Europe n’a donc pas été altérée, et a au contraire occupé une part plus importante du mix continental au mois de mars et au mois d’avril.

Depuis le début du mois de mai, les pays européens déconfinent progressivement leurs populations et l’activité économique se rétablit. Cependant, une incertitude réelle demeure en Europe quant au rythme de recouvrement total de leur dynamisme économique, des dommages à moyen terme sur les secteurs à forte demande énergétique, comme l’industrie, et in fine sur les prix de l’électricité comme indice de rentabilité des projets. A l’échelle mondiale, ce sont le rythme de la propagation du virus et les mesures de confinement, dans certains pays clés pour les chaînes de valeur industrielles européennes, comme la Chine et l’Inde, qui préoccupent les acteurs du secteur. La menace de vagues virales successives suscite également une inquiétude croissante, alors que des mesures de reconfinement sont prises dans certaines villes du nord-est de la Chine, comme Harbin et Jilin.

Les pays européens, bon indice de performance environnementale

Le risque d’une rentabilité altérée des actifs renouvelables

En Europe, à court terme, la rentabilité des projets renouvelables est en grande partie protégée de la baisse des prix de l’électricité par des cadres réglementaires protecteurs, comme les obligations d’achat en France (et plus précisément certains contrats d’achats fondés sur un feed-in tariff), et des contrats d’achat de gré-à-gré, comme les corporate PPA, bien que ces prix soient renégociés à fréquence pluriannuelle, et constituent donc un certain risque à plus moyen terme. L’incertitude pèse plus particulièrement sur les projets en construction et les développeurs de projet et leurs écosystèmes de fournisseurs et de prestataires. En Chine, l’offre économique est quasiment revenue à son niveau pré-COVID, mais la demande des ménages croît lentement et laisse augurer un climat délétère et peu attractif pour l’économie dans son ensemble3. En ce qui concerne l’énergie solaire, la plupart des usines de fabrication de panneaux photovoltaïques chinoises ont repris progressivement leur activité4, tandis que d’autres pays du continent asiatique ont appliqué plus tardivement des mesures de confinement, comme l’Inde, décalant de ce fait le risque de rupture d’approvisionnement sur d’autres maillons de la chaîne et plus tardivement dans l’année.

Au-delà de l’approvisionnement européen en matériaux et équipements critiques pour le déploiement des énergies renouvelables, les mesures de confinement affectent également le calendrier de réalisation des projets prévus et la mise en service des actifs en construction, deux paramètres qui conditionnent le respect des clauses contractuelles qui lient les développeurs aux opérateurs publics comme aux investisseurs, et peuvent compromettre une partie de la rentabilité de l’actif, du fait d’une moindre période d’exploitation et de revenus, ou en pouvant exposer le développeur à des pénalités. Tout le secteur énergétique est potentiellement affecté, comme en témoigne le décalage des opérations de maintenance des centrales nucléaires ou du réseau de transport d’électricité. Par ailleurs, la remise en question des mécanismes de soutien publics et la perspective d’une baisse globale des investissements publics et privés peuvent compromettre la dynamique de la transition énergétique. En effet, les projets éoliens terrestres et solaires présentent d’ores et déjà des TRI relativement faibles, entre 5 % et 10 %, et la frilosité des investisseurs dans un contexte de récession pourrait ralentir le rythme de financement de nouveaux projets, ou en durcir les conditions. Ce point est cependant à nuancer au regard de la très forte baisse de rentabilité des projets pétrogaziers constatée depuis la chute des prix — avec des niveaux de rentabilité désormais similaires, les investisseurs pourraient être tentés de se tourner vers ces technologies renouvelables matures, dont une grande partie demeure aujourd’hui éligible à un soutien public en Europe. A cet égard, néanmoins, le contexte européen devrait s’avérer plus favorable que le contexte américain, où le président Trump a écarté du plan de relance à 2 trillions de dollars voté fin mars. certaines mesures spécifiques, comme l’extension de crédits d’impôts, ont été mises de côté au profit d’une aide économique plus globale.

Pour prendre du recul sur cet effet domino du coronavirus sur le secteur énergétique, on peut postuler que les effets de la crise du coronavirus sur le secteur énergétique, et plus particulièrement sur les renouvelables, dépendront essentiellement de deux facteurs, comme l’affirme l’AIE5 : la durée du confinement et de mesures de distanciation physique d’une part, et du périmètre et de la durée des paquets de stimuli économiques. Ce deuxième facteur est d’autant plus saillant que les entreprises européennes ont vu leur trésorerie fortement fragilisée pendant le confinement, et leurs carnets de commandes geler momentanément. Il est donc critique pour l’écosystème industriel de l’énergie de bénéficier de mesures financières de soutien à court terme, comme des prêts sans garantie et le rééchelonnement de leurs mensualités de remboursements bancaires, et de long terme, comme l’instauration durable de conditions d’emprunt avantageuses. Le rôle des acteurs financiers, par le développement d’outils et de produits financiers durables, comme les obligations et les prêts indexés aux ODD, ou les obligations vertes, peut s’avérer crucial à cet égard.

Il est tout aussi crucial que les Etats européens continuent de soutenir une forte demande pour des projets renouvelables, dans leurs cadres réglementaires respectifs, à des conditions assouplies et selon des calendriers rallongés, afin de garantir la visibilité nécessaire aux investisseurs et assurer aux projets la soutenabilité de leurs modèles économiques. Plus généralement, à l’échelle communautaire, il apparaît aujourd’hui impératif de faire figurer la transition énergétique parmi les objectifs du plan de relance en discussion à Bruxelles.6

Dans un environnement sectoriel caractérisé par une forte concentration de capitaux et un fort besoin de financements, enclencher l’effet levier des banques nécessaire à la transition énergétique suppose plus que jamais d’envoyer des signaux de confiance aux investisseurs, comme en témoigne la dévaluation de la notation de Siemens Gamesa par l’agence notation Fitch.

Le risque d’un ralentissement de la transition énergétique

Le deuxième risque posé par le coronavirus sur la transition énergétique européenne réside dans le rythme d’installation de nouvelles capacités de production. 2019 a vu un rythme exceptionnellement élevé d’installation de nouvelles capacités d’énergie renouvelable : selon le rapport annuel de l’IRENA7, la capacité de production installée à l’échelle mondiale s’élève à +176 GW par rapport à 2018. Plus particulièrement, l’éolien et le solaire ont concentré 90 % de la capacité de production renouvelable ajoutée.

En Europe, le rythme d’installation a été ralenti du fait d’une part du confinement, et d’autre part de la rupture d’approvisionnement de certains maillons de la chaîne, particulièrement dans l’éolien et le solaire, qui pâtissent d’une très forte dépendance à l’égard d’un nombre restreint de pays comme la Chine et l’Inde. Si la croissance fulgurante de l’industrie du photovoltaïque en Chine a permis la réduction des coûts de production de près de 80 % dans le monde entre 2008 et 2013, sous l’influence d’une demande mondiale en forte croissance, cet essor s’est opéré, comme on le sait, au détriment des manufacturiers américains et européens. Le durcissement des normes de performance énergétique et environnementale des composants des systèmes photovoltaïques a naturellement encouragé la Chine à aligner ses standards sur les marchés en croissance, parmi lesquels l’Union européenne. C’est ainsi qu’aujourd’hui, sur les dix premiers fabricants mondiaux de panneaux photovoltaïques, 9 sont chinois. Seul une poignée d’industriels européens à l’excellence industrielle bien réelle résistent sur ce segment de marché, comme Voltec, Sillia et Photowatt, ou encore Vestas pour l’éolien. À noter que selon différentes analyses, la tendance globale des énergies renouvelables (et plus particulièrement de l’éolien et du photovoltaïque) ne semble pas tant s’orienter vers une décentralisation et une fragmentation des capacités de production, mais bien dans le sens d’une concentration élevée de la production dans des actifs de grande puissance, dits utility-scale8.

Dans le cas des grands actifs photovoltaïques, qui présentent des coûts de production au MWh particulièrement faibles (un LCOE mondial inférieur à 30$/MWh9, des records mondiaux régulièrement dépassés sur les enchères de grandes fermes PV…10), une telle concentration de matériaux et de capacité de production permet certes de grandes économies d’échelle, et se prête mieux au développement conjoint de grandes capacités de stockage (malgré les défis que la technologie connaît encore aujourd’hui). Mais elle implique également des contrats d’approvisionnement plus concentrés, avec des enjeux plus significatifs de fourniture de pièces détachées, de pièces de rechange et d’opérations de maintenance. D’un côté, la perspective d’une crise sanitaire comme nous l’avons traversée présente d’autant plus de risques d’interruption des opérations de maintenance, d’approvisionnement des fournitures essentielles au maintien en conditions opérationnelles de telles installations, et in fine de l’assurance de la sécurité de fourniture d’énergie par l’actif, à plusieurs centaines de milliers de personnes. D’un autre côté, ces enjeux hautement stratégiques pour l’exploitation de tels actifs peut donner lieu à des garanties au niveau du projet, comme des stocks élevés de pièces de rechange et la négociation de contrats ad hoc.

La Commission européenne et les États membres ont d’ores et déjà entamé de multiples réflexions avec leurs partenaires économiques, industriels et institutionnels pour définir des stratégies de renforcement de certains maillons stratégiques, et la sécurisation de la trajectoire de la transition énergétique en Europe. La clé d’une telle politique résidera simultanément dans la mise en cohérence des outils fiscaux et concurrentiels, et de la bonne allocation des fonds publics destinés au soutien à l’industrie et à l’innovation. A cet égard, l’instauration d’une taxe carbone aux frontières pourrait contribuer à cette démarche, dans des modalités qui restent aujourd’hui à définir, comme son périmètre et son montant.

La place qu’occupent les énergies renouvelables intermittentes dans le système énergétique européen pose encore de nombreuses questions, en matière de prédictibilité, d’impact sur le réseau et de technologies de stockage à développer. En intégrant ces énergies fatales, le mix européen doit se transformer pour plus de flexibilité et de valorisation de cette production zéro-carbone. A cet égard, le soutien de l’Union à certains écosystèmes industriels clés peut considérablement accroître l’autonomie énergétique européenne et accélérer le développement de filières compétitives sur nos territoires, comme l’hydrogène.

Mix énergétique des pays membres de l'Union européenne et la part des énergie renouvelables

L’hydrogène, entre promesses et incertitudes, un levier d’autonomie énergétique pour l’Europe

Au moment où la vague de contagion COVID-19 a contraint les premiers pays européens au confinement, la Commission européenne a présenté, le 10 mars, sa nouvelle stratégie industrielle articulée autour de trois priorités : compétitivité au niveau mondial, neutralité carbone à l’horizon 2050 et digitalisation. La conjonction entre l’industrie et la neutralité climatique conduit, en plus des initiatives existantes, à quelque chose qui a été évoqué à plusieurs reprises au cours des dernières décennies, en restant toutefois du domaine de la nouveauté : l’hydrogène. Il semblerait que les attentes vis-à-vis de cette technologie soient particulièrement élevées cette fois-ci, à tel point que ce document lance la proposition d’une Alliance pour l’hydrogène propre (Clean Hydrogen Alliance, CHA), similaire à l’Alliance européenne des batteries créée en octobre 2018. Elle a pour objectif de mettre les entreprises privées, les instituts de recherche et les institutions publiques autour de la même table pour accélérer le développement de technologies qui nécessitent encore des efforts de collaboration. La nouvelle alliance devait être lancée en été, mais en raison de l’urgence sanitaire, elle court le risque d’être reportée.

Mais prenons un peu de recul et consacrons quelques mots à l’hydrogène. Sa double nature, à la fois comme vecteur d’énergie et comme matière première industrielle, ne facilite pas une évaluation claire de son potentiel et de sa criticité. Il est vrai que dans le cas de « l’extraction » de l’hydrogène issu du gaz naturel, l’ambiguïté a sa propre justification de processus. D’autre part, dans d’autres cas, il est toujours bon de garder à l’esprit l’utilisation de l’hydrogène à laquelle on se réfère, afin de pouvoir faire des comparaisons économiques correctes. Il est inapproprié de définir l’hydrogène comme une source d’énergie, mais plutôt comme un vecteur énergétique qui doit être généré à partir de sources primaires et, dans certains cas, retransformé sous d’autres formes avant utilisation finale, les rendements devant être évalués étape par étape.

Ses applications potentielles sont théoriquement illimitées dans le secteur de l’énergie, au point que ces dernières décennies, on a parlé de « l’économie de l’hydrogène » comme d’une solution aux défis environnementaux. La réalité est plus complexe, pour plusieurs raisons. Du point de vue climatique, l’hydrogène le plus intéressant est celui d’origine « verte » ou renouvelable, obtenu par l’électrolyse de l’eau. Cependant, ce procédé a toujours un coût élevé par rapport à l’hydrogène issu du gaz naturel. Cependant, ce procédé a toujours un coût élevé par rapport à l’hydrogène du méthane. Autant l’histoire des énergies renouvelables nous apprend qu’une fois un certain point sur la courbe d’apprentissage atteint, les coûts peuvent baisser rapidement, autant il y a encore beaucoup d’incertitude quant au moment où cette dynamique pourrait affecter l’hydrogène d’une manière ou d’une autre.

Un autre aspect critique de l’hydrogène est celui du transport. Deux scénarios sont possibles : la conversion du gazoduc qui transporte actuellement du gaz naturel, ou la création d’un réseau parallèle ad hoc. D’un point de vue mécanique et fluido-dynamique, le réseau actuel souffre déjà de très faibles pourcentages d’hydrogène mélangé au méthane. Son adaptation pour supporter facilement des pourcentages plus élevés a un coût estimé entre 5 et 30 % de l’investissement que nécessiterait un réseau dédié.

Ces deux solutions sont économiquement difficiles, compte tenu également du fait qu’une distribution capillaire d’hydrogène devrait aller de pair avec une conversion des utilisateurs qui utilisent aujourd’hui un gaz composé presque exclusivement de méthane. D’autre part, certains, dont le commissaire européen à l’énergie Kadri Simson, soulignent l’importance de l’hydrogène pour éviter que le réseau de gaz naturel ne devienne un actif échoué. En tout cas, aussi loin que l’on puisse imaginer, le transport de l’hydrogène via le réseau semble être l’une des toutes dernières étapes de cette transition encore longue.

Utilisations prometteuses pour la décarbonation des secteurs critiques

Le jeu le plus intéressant se joue peut-être en termes d’utilisations finales. Historiquement, il existe un marché pour l’hydrogène à usage industriel (pétrochimie, chimie, acier et ciment), mais au moins deux autres secteurs émergent avec intérêt : l’équilibrage du réseau électrique et le secteur des transports. En ce qui concerne le premier, il s’agit d’un service dont les réseaux nationaux ont de plus en plus besoin, car les systèmes de production variables sont connectés, en particulier aux points localisés du réseau.

Les électrolyseurs, grâce à leur grande vitesse de réponse, peuvent avoir la double fonction d’absorber les charges électriques excessives et de produire entre-temps de l’hydrogène, pour un usage industriel ou pour générer de l’électricité nouvelle aux moments où le besoin est le plus grand (dans le processus électricité-gaz-électricité, même si les rendements sont faibles avec des coûts de stockage élevés). En ce qui concerne les transports, après des décennies d’attentes et de recherches approfondies, certains acteurs (dont l’Agence internationale de l’énergie) recommandent maintenant d’identifier les nœuds à partir desquels il faut commencer. Étant donné la complexité du puzzle de l’hydrogène, où il faut intégrer la capacité de stockage, la disponibilité d’énergie à faible coût et la proximité des utilisateurs finaux, les points dans l’espace où les modèles commerciaux peuvent déjà fonctionner sont les grands centres industriels, logistiques et portuaires.

Le transport lourd, qui s’effectue souvent sur des itinéraires fixes et stables dans le temps, se prête bien à l’expérimentation d’un carburant qui a du mal à être distribué par le biais de la capillarité territoriale. De la même manière, le transport maritime est l’un des principaux postes à forte intensité énergétique qui sont difficiles à décarboniser et peut constituer une alternative économiquement viable pour transporter le même hydrogène vers d’autres sites côtiers. L’expérimentation en ce sens est encore longue, mais Air Liquide, l’un des leaders européens dans ce domaine, a déjà lancé, avec Energy Observer, un premier projet pilote de navire à hydrogène il y a trois ans.

Si l’hydrogénation totale de l’économie semble donc, du moins pour l’instant, relever de la science-fiction, une approche plus réaliste est celle du verdissement de l’hydrogène, par des applications ciblées dans des chaînes d’approvisionnement ou des secteurs spécifiques. De ce survol très rapide, il ressort qu’il existe de nombreuses orientations possibles, mais qu’aucune d’entre elles n’a encore atteint un seuil de crédibilité autonome et définitif. Le rôle et le développement de l’hydrogène, ainsi que de toute technologie passée et future, seront dictés par la sensibilité physique et du calendrier des décisions et des investissements.

Sur le premier aspect, il est essentiel que la recherche scientifique et l’industrie travaillent ensemble afin que les pistes qui ne peuvent être poursuivies soient rapidement rayés sur la liste des hypothèses. Il reste les routes viables, sur lesquelles la dynamique de l’investissement doit être modulée de la meilleure façon possible. Comme on le sait, nous vivons une période de ressources financières limitées, période elle-même confrontée à des situations encore plus urgentes que le climat. Cette prise de conscience doit rappeler la responsabilité de tous les secteurs, notamment ceux qui ont encore besoin d’investissements publics importants, afin d’en faire une utilisation ciblée et peut-être déjà presque économiquement durable. Comme l’expérience l’enseigne, même les technologies prometteuses peuvent subir les effets paradoxaux d’incitations trop importantes. Nous ne sommes pas au bon moment pour prendre à nouveau ce risque.

L’incertitude économique résultant de la crise sanitaire aura probablement pour effet de réduire, au moins pour un temps, la marge de manœuvre des Etats dans leurs ambitions industrielles. Cependant, plusieurs pays, à commencer par l’Allemagne, les Pays-Bas et la Belgique, ont exprimé une réelle volonté de soutenir l’hydrogène. Une initiative européenne telle que la Clean Hydrogen Alliance pourrait permettre de mutualiser les efforts financiers, de mettre en commun les compétences pour développer des économies d’échelle en matière de production d’hydrogène propre, de promouvoir les usages les plus pertinents et de fédérer un écosystème d’acteurs européens.

Le réseau de gaz naturel : l’autre pilier de la sécurité énergétique européenne

En émettant moins de CO2 que le pétrole et le charbon, le gaz naturel pourrait constituer une carte supplémentaire au portefeuille énergétique européen pour une transition vers une économie à faible émission de carbone. Cependant, la dépendance énergétique qui en résulte, les enjeux géopolitiques et l’impact environnemental sont quelques-uns des facteurs qui divisent l’opinion publique européenne sur le rôle à attribuer au gaz naturel. À cet égard, la décision de la Banque européenne d’investissement (BEI), à l’automne dernier, de cesser de financer les projets de combustibles fossiles à partir de 2021 a été un message particulièrement fort au sein de l’UE.

Cette décision éminemment politique s’accompagne de la question de la valeur des actifs existants, c’est-à-dire de la possibilité de construire de nouveaux gazoducs, avec de profondes différences entre les États sur les politiques et les investissements à suivre ; des facteurs qui génèrent un niveau élevé d’incertitude sur le gaz naturel dans le cadre de la stratégie européenne globale en faveur des énergies propres. Dans le cadre du Green Deal, par exemple, le gaz naturel n’est pas explicitement pris en compte, sauf en tant que biogaz. Si cette exclusion ne peut être un oubli mais révèle une volonté de s’aligner sur la décision de la BEI, l’ambiguïté vis-à-vis du gaz naturel est toujours en jeu, par exemple dans le cas des PIC (Projets d’intérêt commun) approuvés par le Parlement européen lors d’un vote le 12 février 2020, dont 32 projets liés au gaz naturel. La circonstance a provoqué diverses controverses, notamment de la part de ceux qui attendaient un changement de cap immédiat et transversal au sein de toutes les institutions européennes (la commissaire à l’énergie Kadri Simson s’est défendue en disant que la prochaine – cinquième – édition de la liste de PIC sera pleinement compatible avec le Green Deal). Il est difficile de déterminer si cette inertie décisionnelle est une forme de prudence ou de lâcheté, alors limitons-nous à décrire ce qui est encore une ressource énergétique très importante en Europe.

Grâce à un réseau de distribution étendu sur tout le territoire, à une grande polyvalence d’utilisation et de stockage, à des impacts environnementaux moyens inférieurs à ceux de ses concurrents fossiles directs, le gaz naturel a bénéficié ces dernières années d’une attention médiatique et commerciale qui l’a rendu, du moins dans la perception du public, presque indépendant du devenir incertain des autres ressources fossiles.

Le gaz en Europe, entre gazoducs et terminaux GNL

Le gaz naturel est la deuxième source d’énergie consommée en Europe après le pétrole, pesant environ un quart du total, dont environ un cinquième est la production interne, qui tend à diminuer, et la partie restante est importée. Son approvisionnement est donc une question-clé pour la sécurité énergétique du continent. La Commission européenne a identifié quatre corridors internes prioritaires dans le réseau transeuropéen de l’énergie, en espérant qu’ils se développeront rapidement pour diversifier les sources et les itinéraires géographiques. Tout aussi importants, les canaux d’importation se trouvent également au centre du débat géopolitique ; ils convergent vers l’Europe à partir de différentes directions, auxquels il faut ajouter d’autres lignes de transport : de la Russie, avec le doublement du North Stream, objet de grands affrontements internationaux ; de la Russie via la Turquie (TurkStream) ; de l’Azerbaïdjan via le Trans Adriatic Pipeline (TAP). En perspective, EastMed pourrait s’ajouter grâce aux récentes découvertes – notamment Zohr (Égypte), Leviathan (Israël), Aphrodite (Chypre) – avec des volumes de production tels qu’ils justifieraient un nouveau gazoduc. Un développement infrastructurel qui ne correspond pas aux taux d’utilisation parfois très faibles des infrastructures existantes. 

Tel est le paysage de l’infrastructure gazière européenne, qui, avec les terminaux de gaz naturel liquéfié (GNL) existants ou en développement, devrait représenter la pierre angulaire de la décarbonation progressive de l’économie. A la lumière de la crise du coronavirus, quels sont les risques associés à un produit dont le succès, dans une démarche « verte », est donné par sa fonction transitoire ? La variable clé est le temps, c’est-à-dire la dynamique de changement et la rapidité avec laquelle les différents acteurs s’adapteront à la courbe des événements qui, comme nous le voyons, est difficile à modéliser. 

En essayant d’en définir au moins qualitativement l’équation, on constate que l’avenir du gaz naturel est d’abord influencé par la sortie du charbon, dont le déclin dans le mix énergétique est manifeste, d’après les données récentes. Le rôle stabilisateur que joue aujourd’hui le réseau électrique pourrait passer entièrement entre les mains du gaz naturel, avec le risque que les performances des énergies renouvelables se renforcent, laissant aux autres sources d’énergie, dont le gaz, des parts réduites plus tôt que prévu. Les prix du pétrole à des niveaux historiquement bas risquent, avec le temps, de saper la rentabilité sur laquelle le gaz naturel a été fortement exploité au cours des dernières décennies. Le gaz traverse lui-même une phase de grande abondance sur le marché, avec des prix moins volatils mais toujours bas. Si jusqu’à récemment, le risque de voir des actifs gaziers échoués semblait lointain, les événements récents risquent d’accélérer le processus déjà en cours, et donc de nous rapprocher du seuil d’alerte. 

Point d’interrogation sur le Pacte vert européen

Le Green Deal européen est menacé par les conséquences économiques du coronavirus. Le commissaire européen en charge du Green Deal, Frans Timmermans, a rappelé l’urgence du plan, dénonçant le piège de ceux qui prétendent que c’est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre pendant cette crise ». Alors que presque tous les acteurs politiques ont mené une campagne publique pour une « relance verte », les conséquences concrètes de la COVID-19 et du plan de relance de l’UE sur l’agenda du Green Deal restent incertaines.

Alors que plusieurs projections indiquent une récession européenne et une baisse du PIB des États membres comprise entre 4 et 8 % (voire pire), la Commission devrait proposer un plan de relance qui donne la priorité aux investissements « verts ». À l’état des discussions, le vendredi 15 mai, le Parlement européen a voté en faveur d’un plan d’investissement de 2 000 milliards d’euros soutenu par la Commission, qui prévoit des dépenses publiques et la participation du secteur privé, consistant en grande partie en subventions et en bons de récupération. 

L’expérience du coronavirus et son impact sur les marchés de l’énergie offrent la possibilité de réformer certains mécanismes existants. Par exemple, le marché européen du carbone (EU-ETS) est l’un des instruments pour lesquels la Commission a annoncé une révision d’ici juin 2021 afin de le rendre compatible avec les objectifs de réduction des gaz à effet de serre pour 2030 sur la voie de la neutralité carbone. Le document de la Commission envisageait l’extension du mécanisme à d’autres secteurs économiques, mais aujourd’hui cette extension est entravée par la baisse de la demande d’énergie et des prix de l’électricité, ainsi que par l’effondrement du prix du SEQE. 

Le Pacte vert post-COVID pourrait, par exemple, prévoir un prix minimum pour les crédits d’émission carbone, afin de donner un signal représentatif et stable de l’impact des activités les plus polluantes et de fournir un soutien supplémentaire au financement de la transition. Au-delà de la menace que représente la récession pour l’économie européenne, l’effet de la crise sur le secteur de l’énergie est l’occasion de faire preuve de créativité et d’ambition dans la recherche d’un équilibre politique entre les incitations à la relance « tout court » et les incitations à poursuivre la transition du système énergétique continental.

Sources
  1. Looking at Covid-19 crisis from the EU electricity wholesale market, Florence School of Regulation, 27 avril 2020
  2. CABOT C., Covid-19 et marché de l’électricité : quelles conséquences à long terme, Le Grand Continent, 2 mai 2020
  3.  Coronavirus Seemingly Tamed, Chinese Economy Starts to Recover, New York Times, 15 mai 2020
  4. The coronavirus pandemic could derail renewable energy’s progress. Governments can help. – Analysis, Agence internationale de l’énergie, 4 avril 2020
  5. id.
  6. Coronavirus will prove renewables need support, says EU bank’s clean energy head, S&P Platts, 23 avril 2020
  7. Renewable Capacity Statistics 2020
  8. à l’instar de la ferme photovoltaïque Nuñez de Balboa, dans la région de l’Estrémadure en Espagne, d’une capacité de 500 MW et dotée de 1,4 million de panneaux solaires. Cette observation est à nuancer pour le photovoltaïque, dont les installations dites distribuées devraient croître substantiellement dans le monde, de l’ordre de 250 % entre 2019 et 2024 selon l’AIE
  9. Solar hits new milestones as renewables become world’s cheapest choice, PV-Tech, 29/04/2020
  10.  Lowest shortlisted bid in Saudi 1.47 GW tender was $0.0161/kWh, PV Magazine, 3 avril 2020
Crédits
Cet article a été publié dans le numéro de juin de Rivista Energia : https://www.rivistaenergia.it/ultimo-numero/