Le premier effet notable est la baisse conséquente de la demande en électricité de l’ensemble des pays européens, à la suite des mesures de confinement et de fermeture de nombreuses entreprises. Ainsi, de nombreux pays ont connu des chutes de consommation électrique quotidienne allant de 10 % (Royaume-Uni, Allemagne) à plus de 20-25 % pour les pays les plus durement touchés et de facto ayant opté pour des confinements parmi les plus restrictifs (Italie, France, Espagne), à conditions météorologiques équivalentes post-confinement (quotidienne, ou hebdomadaire)1. En effet, si la consommation résidentielle augmente légèrement du fait d’un télétravail généralisé et d’une présence plus importante à domicile, cela ne compense pas la mise à l’arrêt d’industrie et des commerces, beaucoup plus intensifs en énergie2.

Cette chute s’accompagne logiquement d’une baisse généralisée des prix du marché de gros (où l’électricité est négociée avant d’être acheminée aux utilisateurs finaux par le réseau, par rapport aux marchés de détail, qui concernent directement les utilisateurs finaux, comme les ménages), d’autant plus importante que le niveau de production des panneaux solaires a été particulièrement élevé, notamment en Allemagne, et que le printemps a adouci les températures, réduisant les besoins en chauffage. Ainsi, la moyenne mensuelle des prix de marché a chuté d’une façon encore plus marquée, les moyennes mensuelles baissant de 35 % en moyenne3 par rapport à janvier pour les quatres pays considérés en Figure 1.

La part des énergies renouvelables n’a jamais été aussi importante dans nos mix électriques, notamment en Allemagne qui a pu se reposer en moyenne sur 60 % d’énergies renouvelables ces deux derniers mois, ou en France dont la part atteint des niveaux proches de 35 %, niveaux relativement élevés compte tenu des capacités installées (les EnR représentent 37 % des capacités de production d’électricité installées, mais avec une disponibilité moindre). Cette situation permet d’éclairer un débat récurrent ces dernières années, consistant notamment à s’assurer de la viabilité d’un mix reposant essentiellement sur des énergies intermittentes. Cette crise sanitaire permet en effet d’anticiper les limites actuelles de nos marchés de l’électricité.

Premier point concernant la flexibilité de nos mix, RTE souligne dans son rapport Impacts de la crise sanitaire COVID-19 sur le système électrique plusieurs faits marquants4. Le nucléaire a notamment été utilisé comme unité de production marginale, confirmant ses capacités de suivi de charge (load-following), avec des baisses de près de 10 GW en quelques heures en milieu de journée, pour une énergie qui est trop souvent considérée comme n’étant pas flexible, et ne pouvant qu’être utilisée en base, c’est à dire de façon continue tout au long de l’année, et non pas pour pallier l’intermittence des  énergies renouvelables. Du fait de son parc nucléaire, il apparaît que la France possède donc un gisement de flexibilité important, qui a notamment permis de s’abstenir complètement de recourir à des unités plus polluantes et coûteuses, comme le gaz et le charbon (à l’exception de centrales de cogénération opérant pour les réseaux de chaleur). À noter que d’autres gisements de flexibilité existent en France, avec des structures et des implications économiques différentes. L’eau chaude sanitaire (ECS), par le biais du stockage thermique des ballons de chaude, représente 8 à 9 GW de capacité installée. Il est intéressant d’observer qu’une compétition s’est donc instaurée entre le renouvelable et le nucléaire, nucléaire apparemment privilégié au détriment de l’éolien en Belgique pour éviter tout arrêt des centrales. Un point problématique risque cependant d’émerger d’ici cet hiver, comme souligné par l’opérateur du réseau électrique britannique National Grid5, si les mesures de distanciation reportent des opérations de maintenance devant être effectuées d’ici cet hiver, faisant porter des risques sur les marges alors disponibles, et nécessitant potentiellement un effort de coordination européen. 

Cependant, cette baisse de prix s’est aussi accompagnée d’une récurrence de prix négatifs (168 occurrences en Allemagne depuis Janvier, 43 en France à date du 27/04/2020)6. En dépit de la modulation du parc nucléaire, ce fait témoigne de l’insuffisante flexibilité de nos mix électriques pour accommoder ponctuellement l’ensemble des énergies renouvelables, créant des situations de surproduction momentanée. Une refonte de l’architecture du marché de l’électricité peut éviter ce genre de situation, de même que l’acquisition de capacités de stockage d’électricité. De facto, les récentes annonces par la Commission européenne de la création d’alliances industrielles, pour l’hydrogène7 comme pour les batteries, semblent particulièrement à propos pour limiter les pertes liées à des situations de productions fatales excessives, bien que le modèle économique de ces filières restent à consolider. 

La situation apparaît problématique pour les producteurs. En effet, plusieurs d’entres eux ont ne seront pas rentables cette année, comme ce sera le cas de la moitié des centrales charbons existantes dans le monde. La crainte d’une crise économique prolongée, se traduisant par une baisse durable de la consommation, risque en effet d’amoindrir la rentabilité des actifs de pointes. Une part importante des risques va donc se porter sur les centrales charbon et gaz, actifs  d’ores et déjà ciblés du fait de leurs émissions de polluants. Baisse durable qui semble être anticipée par les différents acteurs,  les contrats à terme en 2021 et 2022 ayant également subit une chute ces derniers mois, pouvant momentanément réduire les investissements et la possibilité de voir des PPA (power purchase agreements, contrats de livraison d’électricité conclus entre deux parties pour une durée déterminée, habituellement de plusieurs années) négociés tant qu’un tel niveau d’incertitude règne sur le rétablissement ou non des prix Spots dans des intervalles de prix permettant d’assurer leur rentabilité. 

Il est intéressant de s’apercevoir que la plupart des refontes récentes des marchés de l’électricité européens visaient justement à garantir une sécurité d’approvisionnement en maintenant ces capacités grâce à des mécanismes de soutiens (marché et mécanismes de capacité). Or, si la baisse de la demande s’avère durable, le secteur électrique risque de faire face à une surcapacité structurelle, mettant à risque les rentes escomptées de l’ensemble des unités de production.

La situation est plus nuancée pour les énergies renouvelables, qui semblent mieux résister, leur production n’ayant été que faiblement affectée et les perspectives de long-terme ne changeant pas structurellement8. Qui plus est, la persistance de tarifs d’achats garantis pour la production renouvelable permet de ne pas subir de pertes financières majeures actuellement, les prix de marché influençant encore faiblement les revenus perçus par les centrales solaires et éoliennes. On peut tout de même citer Neoen, acteur français développeur d’énergies renouvelables, qui souligne le ralentissement du rythme d’installation, non pas du fait des perspectives économiques, mais plutôt à cause de l’impact de la crise sur les chaînes d’approvisionnement9, principalement asiatiques, et dont l’impact a été traité dans cette note de travail du Groupe d’études géopolitiques.

Un dernier point d’analyse réside dans l’impact sur le marché de détail et notamment sur les fournisseurs alternatifs. En France, la plupart d’entre eux souscrivent des volumes importants de nucléaire via le dispositif de l’ARENH (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique), le tarif régulé (42€/MWh) ayant été inférieur depuis le début de l’année au prix de marché. Or, cette option gratuite se révèle à leur désavantage en ces période de prix extrêmement bas, certains demandant l’activation de la clause de « cas de force majeure » sans succès jusqu’à présent10. Ce mécanisme étant actuellement à l’étude pour réviser notamment le tarif et le volume, il semble nécessaire de posséder des outils plus flexibles permettant de réagir à des chocs exogènes.

Pour le consommateur enfin, il semble peu probable que ces prix négatifs se traduisent sur les factures d’électricité, dans la mesure où le prix de l’énergie ne compte que pour un tiers de la facture d’électricité, et qu’une potentielle hausse de la consommation pour les foyers pendant le confinement va avoir lieu. Au contraire, les pertes de revenus pour les opérateurs de réseaux et la persistance de tarifs garantis pour les renouvelables risquent de se traduire par une hausse des taxes sur les prix finaux en 2021, les coûts fixes de réseaux devant toujours être couverts11. En effet, ceux-ci sont pris en charge par le TURPE (tarifs d’utilisation des réseaux publics d’électricité), et facturés aux consommateurs en fonction de leur utilisation (en €/kWh). La consommation baissant, le tarif devrait logiquement augmenter pour compenser le manque à gagner, les réseaux ne coûtant pas moins cher à entretenir ou à développer du fait d’une consommation réduite.

Ainsi, l’incertitude est encore de mise sur les conséquences de long terme pour les acteurs de l’électricité, suivant l’ampleur de la reprise économique. Il est intéressant de constater que les actifs ne reposant pas intégralement sur des mécanismes de marché soient les seuls dont les perspectives ne semblent pas remises en cause (nucléaire, énergies renouvelables), là où les défaillances du marché libéralisé se font sentir durant cette période, comme en témoignent les prix négatifs, la chute du prix du carbone, ou le complexe hedging des fournisseurs sans capacité de production. Les outils semblent manquer actuellement, et un axe important de réflexion sera d’améliorer la coordination entre mécanisme de marché et actifs régulés. 

Reste à voir la place du soutien au secteur énergétique dans les discussions économiques à venir, et le rythme auquel l’Union européenne va être en mesure de mener les réformes sur le marché de l’électricité, loin d’être la priorité à l’heure de la résolution de la crise sanitaire et de ses conséquences sur les économies nationales12.

Sources
  1. Emmanuel Clair, “Looking at Covid-19 crisis from the EU electricity wholesale market”, Florence School of Regulation, 24 avril 2020
  2. RTE,  L’IMPACT DE LA CRISE SANITAIRE, 5 avril 2020
  3. A noter que ces baisses des prix de marché day-ahead sont également liées aux conditions météorologiques.
  4. RTE, L’IMPACT DE LA CRISE SANITAIRE, 5 avril 2020
  5. Power in Europe, Issue 821, S&P Global, Platts
  6. ENTSO-E Transparency Platform
  7. Clément Cabot, Théo Boucart, L’hydrogène, nouvel eldorado européen, Le Grand Continent, 28 mars 2020
  8. Joël Spaes, “Conséquences prévisibles de la crise du Covid-19 sur les acteurs du secteur électrique”,  Techniques de l’ingénieur, 23 avril 2020
  9. Benjamin Mallet, « L’épidémie va ralentir le rythme des constructions » de Neoen, spécialiste des énergies renouvelables, Reuters, L’Usine Nouvelle, 25 mars 2020
  10. Etienne Beeker, Marie Dégremont, Impacts de la crise du Covid-19 sur le système électrique, France Stratégie, 21 avril 2020
  11. Power in Europe, Issue 821, S&P Global, Platts
  12. Etienne Beeker, Marie Dégremont, Impacts de la crise du Covid-19 sur le système électrique, France Stratégie, 21 avril 2020