L’analyse du monde qui viendra après le coronavirus implique de rassembler des savoirs et des perspectives hétérogènes. Après une première note publiée sur les transformations du secteur énergétique, le Groupe d’études géopolitiques publie aujourd’hui une seconde note, proposant une réflexion de fond sur la politique iranienne des Européens, signée par Pierre Ramond et Leopold Werner avec un avant-propos de Michel Duclos.

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Iran, le jour d’après. Pour une nouvelle politique iranienne de l’Union européenne

L’Iran a connu, au cours des derniers mois, plusieurs crises ayant considérablement fragilisé le régime de la République islamique. Après avoir réprimé avec une extrême violence les manifestations contre la hausse du prix de l’essence en novembre 2019, le régime a vu son général le plus charismatique être assassiné par un drone américain en Irak, avant qu’un avion civil transportant des citoyens iraniens ne soit abattu par erreur. Le gouvernement a ensuite sombré face à la crise du coronavirus, qui a achevé de démontrer les faiblesses structurelles de la République islamique. Malgré un potentiel remarquable, l’Iran est aujourd’hui un pays isolé, économiquement à bout de souffle, sans allié de poids. 

Face à cette situation, les États-Unis se sont engagés, avec l’élection de Donald Trump, dans une politique de pression maximale sur l’économie iranienne. Si cette stratégie a provoqué une forte détresse socio-économique chez de nombreux Iraniens, elle a été inefficace à déstabiliser un régime de plus en plus autoritaire. Depuis la sortie des États-Unis de l’accord de Vienne en mai 2018, la République islamique a développé un impressionnant arsenal de missiles balistiques, peu à peu repris ses activités d’enrichissement d’uranium et acquis un avantage militaro-politique décisif en Irak et en Syrie. La résilience réelle des structures de pouvoir du régime iranien, pouvant compter sur un appareil sécuritaire et de répression efficace, une économie parallèle bien organisée ainsi qu’un soutien populaire chez certaines couches de la population, voue la politique américaine de « changement de régime » à l’échec. 

Dans ce contexte, les Européens sont restés attachés, envers et contre tout, à leur autonomie stratégique en promouvant l’application par l’Iran d’un Accord de Vienne vidé de sa substance. Malgré les efforts de la France, de l’Allemagne, du Royaume-Uni et de la Commission européenne, aucun vrai dialogue n’a pu être ré-instauré entre Washington et Téhéran depuis mai 2018. Les marchés iraniens, convoités par les exportateurs européens, se sont fermés avec le retour des sanctions extraterritoriales américaines, tandis que les diplomaties européennes ont observé impuissantes le jeu déstabilisateur de la République islamique en Irak et en Syrie. 

La présente note propose une remise à plat de la politique iranienne des Européens, et un aggiornamento de ses ambitions à l’aune des échéances cruciales à venir, à partir de trois hypothèses : la politique américaine de pression maximale a prouvé son inefficacité, voire sa contre-productivité, et ne saurait constituer un exemple ; particulièrement isolé et affaibli, le régime iranien sera suffisamment pragmatique pour accepter de nouvelles négociations dès lors que celles-ci peuvent déboucher sur une amélioration de sa situation politico-économique ; les activités déstabilisantes de l’Iran sont une source légitime d’inquiétude sécuritaire pour les Européens ; elles appellent l’initiative d’engager de nouvelles négociations plus ambitieuses, pour obtenir de l’Iran une réduction de ces activités. 

Nous suggérons donc de reconnecter les différentes dimensions de la politique européenne de l’Iran, qui traite pour l’instant de manière trop autonomisée les questions de la prolifération nucléaire, du programme balistique et de l’influence régionale de l’Iran. Nous tentons de souligner le rôle spécifique que les Européens pourraient jouer dans la défense d’une nouvelle architecture de sécurité au Moyen-Orient, dans laquelle l’Iran aurait intérêt à normaliser les différentes dimensions de sa puissance, en échange de la reconnaissance internationale qui lui manque aujourd’hui cruellement. 

Sur le plan militaire, la normalisation du pouvoir iranien passerait par le conditionnement de l’accès de l’Iran aux technologies d’armement occidentales européennes en échange d’un abandon par Téhéran de ses programmes de prolifération nucléaire militaire et balistique, sans clauses d’expiration. Nous proposons l’instauration d’un organisme sous tutelle onusienne de contrôle pour vérifier le respect par l’Iran de l’abandon de son programme balistique.

Sur le plan diplomatique, les Européens pourraient fournir à l’Iran des garanties quant à son retour dans le système financier international, en échange d’une ratification de la Convention de Palerme, des recommandations du GAFI et de l’ouverture d’un canal diplomatique avec Tel-Aviv.

Sur le plan géopolitique enfin, nous proposons que l’Europe promeuve l’institutionnalisation contrôlée de l’influence iranienne en Irak afin de mener à terme la réforme des services de sécurité indépendants de ce pays. Nous proposons en outre, comme d’autres analystes avant nous, l’instauration d’un « mécanisme de prévention et de gestion des crises » pour promouvoir le dialogue et la désescalade en cas de nouvelles tensions régionales, notamment dans le détroit d’Ormuz et en Irak. 

La présente note propose enfin une réflexion quant aux différents scénarios possibles pour défendre cette architecture, selon les résultats des élections présidentielles américaines, iraniennes, et selon la situation intérieure en Iran. Nous montrons enfin que l’Europe pourrait s’appuyer sur plusieurs formats afin de défendre cette vision stratégique, de la Russie à la Chine en passant par l’Inde et le Pakistan. 

Face à un agenda chargé de contingences, seul un cap stratégique solide, fondé sur une analyse objective des intérêts de l’Europe dans sa relation avec l’Iran et sur la prise en compte de formats diplomatiques à différentes échelles, permettra aux diplomaties européennes de tirer leur épingle du jeu pour le « jour d’après » : après le coronavirus, après les élections présidentielles américaines et iraniennes, après la fin de l’accord de Vienne, après l’intensification de la contestation interne au régime, après la mort du Guide.

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