Bruxelles. A l’heure où les hélicoptères, les avions militaires et les TGV médicalisés sont mobilisés pour faire face à la saturation des systèmes de santé, la coordination européenne n’en semble pas moins difficile à concrétiser. Une lecture à l’échelle continentale des réactions à la crise du covid-19 apporte peu de réconfort face à l’ampleur des enjeux. Absence de stratégie commune de dépistage, fermetures unilatérales et non-coordonnées des frontières, mesures de confinement hétérogènes, résurgence des divisions budgétaires héritées de la crise de la zone euro, l’Europe semble avoir du mal à se mettre en ordre de bataille, à faire bloc pour affronter la pluridimensionnalité de cette épreuve. Nous nous efforçons d’étudier les multiples modalités de cette fragmentation territoriale manifeste au sein de l’Observatoire Géopolitique du Covid-19.
Cette nouvelle carte permet toutefois de révéler que, face à la perte de vies humaines, des coopérations transfrontalières se mettent en place, et des dynamiques territoriales européennes émergent.
C’est tout d’abord l’hétérogénéité du poids des régions en Europe qui transparaît à la lecture de cette carte. Une analyse comparée de l’articulation politique entre les niveaux national et régional de gestion de la pandémie dans des pays comme l’Espagne 1, l’Allemagne ou la France serait notamment très instructive pour appréhender la complexité et la diversité des modalités d’administration territoriale en Europe.
Plus particulièrement ici, c’est la force des Länder dans le paysage politique allemand qui ressort. Les ministres-présidents du Bade-Wurtemberg, de la Bavière ou encore de Rhénanie-Palatinat ont ainsi été en première ligne dans la décision d’accueillir des patients frontaliers. Forte d’une population de 17 millions d’habitants, la Rhénanie-du-Nord-Westphalie s’illustre comme un acteur politique et sanitaire majeur de cette crise. La région a notamment pris l’initiative de constituer une task force transfrontalière avec les Pays-Bas et la Belgique pour coordonner leurs actions face au coronavirus. Armin Laschet, le ministre-président du Land, est un sérieux prétendant à la présidence de la CDU depuis le retrait d’Annegret Kramp-Karrenbauer. Son envergure nationale sortira renforcée par l’activisme politique de sa région, dont ses principaux concurrents à la tête du parti chrétien-démocrate sont également tous issus.
La superposition des décès dus au Covid-19 rapportés à la population et des transferts de patients entre pays limitrophes souligne surtout la pertinence de l’échelle régionale dans l’analyse des effets de cette crise. Comme cela a été étudié dans le cadre de notre observatoire 2, cette échelle révèle l’hétérogénéité de la diffusion du virus sur les territoires nationaux, au-delà du décalage dans le temps des situations épidémiologiques. Elle met désormais un nouvel aspect en lumière : la concentration des coopérations transfrontalières autour des zones parmi les plus touchées sur le territoire européen.
Dans les deux cas, l’analyse régionale souligne la centralité de la dorsale européenne, aussi densément peuplée qu’elle est urbanisée. Traversée par sept pays, comptabilisant plus de 20 % de la population de l’Union européenne, elle est son coeur industriel et économique. Au sein de cette zone, la coopération transfrontalière permet de soulager les régions et les villes où l’afflux de patients menace d’excéder les capacités d’accueil, notamment en soins intensifs et en réanimation. Si les premières mesures de coopération frappent par leur concentration géographique, la solitude de l’Espagne, pourtant durement touchée, ressort d’autant plus comme une énigme. Ainsi, alors qu’elle est bienvenue là où elle est opérante, cette coopération apparaît comme une réaction dans l’urgence plutôt que comme le fruit d’une stratégie anticipatoire de gestion de crise à l’échelle européenne. Elle semble surtout être une mesure de dernier recours avant l’effondrement des capacités de prises en charge hospitalières.
Pourtant, les régions transfrontalières occupent 40 % du territoire de l’Union, qui compte 27 zones urbaines de type transfrontalier, où vivent plus de 1 Européen sur 3. Au-delà même du transfrontalier, l’exemple du transfert de patients lombards vers la Saxe ou de patients alsaciens vers Berlin met en exergue la pertinence de la maille régionale pour l’action européenne. Ce sont certes des opérations complexes avec une logistique lourde mais dont le potentiel pour la gestion de charge des systèmes de santé européens et le délestage des hôpitaux proches de la rupture est désormais prouvé par l’exemple du Grand Est français.
Cette lecture régionale est pleine de contradictions, traversée par des dynamiques qui semblent plus hésitantes que celles observées à l’échelle nationale. Elle donne à voir une coordination européenne fragmentaire mais effective, efficace mais tardive, pragmatique mais désorganisée. Elle montre aussi que les frontières nationales sont non seulement inopérantes pour contenir la propagation du virus, mais qu’elles sont une entrave à la gestion de crise pour y faire face. Elle interroge enfin sur la finitude des mises en commun au sein de l’Union : pour préparer pendant la crise le monde qui viendra après, cette lecture doit-elle s’arrêter aux lits de soins intensifs en temps de catastrophe sanitaire ou permettre d’ouvrir de nouveaux horizons ? Qui aurait eu le réflexe de se tourner spontanément vers le domaine de la santé publique pour appréhender le renforcement de la coopération européenne avant cette crise ?
La protection de la santé et l’organisation des systèmes de santé ne relèvent pas de la compétence de l’Union, il s’agit de prérogatives propres aux États membres. La réponse communautaire – dans sa dimension coordinatrice – est toutefois une condition indispensable à leur garantie en pareilles circonstances. L’assise juridique sur laquelle celle-ci repose est d’ailleurs explicitement définie en ce sens par l’Article 168 du Traité sur le fonctionnement de l’UE. L’étude du cadre législatif européen en matière de menaces transfrontières graves sur la santé 3 est ici particulièrement instructive, notamment le point (8) de la décision n°1082/2013/UE 4 qui rappelle que « la protection de la santé humaine est une matière qui revêt une dimension transversale et qui s’avère pertinente dans de nombreuses politiques et actions de l’Union ». La référence à l’échelle régionale y brille par son absence, réduite à la somme des parties constitutives des États membres. Cette carte nous montre que cette transversalité est pourtant éminemment pluridimensionnelle et multiscalaire.
Cette crise pose donc la question d’un renforcement des dispositifs institués par cette législation, parmi lesquels figurent le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies et le système d’alerte précoce et de réaction, notamment dans leur prise en compte directe des dynamiques et des structures à l’échelle régionale. Elle pose aussi plus largement la question de l’organisation territoriale à l’échelle continentale, et donc de notre regard sur nous-mêmes en tant qu’Européens.
Sources
- MUNOZ Gerardo, Coronavirus en Espagne : Pedro Sánchez fait face à sa première urgence politique, Le Grand Continent, 14 mars 2020
- GRESSANI Gilles, Le Coronavirus à l’échelle régionale, Le Grand Continent, 17 mars 2020
- Décision N°1082/2013/UE
- Abrogeant la décision n°2119/98/CE