Après une intermittence hors du parlement, causée par l’aventure dissidente de l’un des leurs, les Verts autrichiens ont renoué à la faveur des élections de 2019 avec leur statut de force structurante de la vie politique nationale. Dans un paysage politique dominé par la droite conservatrice du ÖVP (37 % aux dernières élections) et la droite radicale du FPÖ (16 %) dont la coalition (2017-2019) s’était effondrée suite aux révélations de corruption de ces derniers, les Verts assument depuis quelques années déjà le rôle d’alternative politique à l’affirmation d’une droite identitaire aux tendances fascisantes. La victoire et la popularité d’une personnalité issue de leurs rangs (Alexander von der Bellen) face à un candidat FPÖ au deuxième tour de la présidentielle de 2016 avait illustré, cette fois à la faveur des écologistes, l’émergence de cette confrontation entre deux imaginaires politiques radicaux, prétendant remplacer l’ancien « centre » politique constitué par les démocrates-chrétiens d’une part, les sociaux-démocrates de l’autre.
En entrant en coalition avec le jeune et populaire chancelier conservateur Sebastian Kurz, les Verts autrichiens accèdent pour la première fois aux responsabilités nationales, dans un contexte très différent des quelques expériences régionales (par exemple en Haute-Autriche de cette combinaison. Quatrièmes des dernières législatives, ils sont à la fois les seuls disponibles pour une coalition, les plus faibles arithmétiquement, et probablement les plus éloignés idéologiquement du centre de gravité politique national.
C’est pour comprendre les enjeux de ce pari audacieux que nous avons discuté avec Sigi Maurer, députée, présidente du groupe des Verts au Parlement autrichien et stratège de la campagne et des négociations de coalition. Comment les Verts envisagent-ils ce « mariage de raison » typique des cultures politiques germaniques où la proportionnelle et les accords de gouvernement dessinent des majorités composites difficilement lisibles pour les régimes à majorité absolue de leurs partenaires ? Comment faire vivre une offre politique radicalement à gauche sur les principes (migrations, justice sociale, société ouverte) dans un contexte national dominé culturellement par la droite, comme les premières escarmouches sur l’opération Sophia et les flux migratoires viennent déjà de le souligner ? En misant sur la priorité absolue de l’urgence climatique au cœur de leur action gouvernementale au détriment peut-être d’autres priorités, les Verts autrichiens semblent ouvrir une voie originale pour résoudre la tension autour des nouveaux clivages politiques contemporains que sont la frontière et le climat. Ce n’est pas tout à fait la réponse qu’envisage une majorité d’écologistes européens, mais il n’est pas impossible qu’elle fasse école ailleurs.
Au travers de ce nouveau modèle gouvernemental, les Verts autrichiens entendent-ils motiver d’autres partis écologistes à oser une collaboration avec le centre-droit ? Serait-ce un modèle d’avenir pour l’Europe ?
La configuration gouvernementale actuelle est due à une situation très particulière, propre à l’Autriche : elle a vu le jour après la fin du gouvernement turquoise-bleu [entre le Parti populaire autrichien (ÖVP, PPE) et le Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ, ID), ndlr] et à la suite d’une affaire de corruption, comme à chaque fois que l’extrême-droite participe au gouvernement. C’est dans ce contexte qu’il faut la comprendre. Avant cela, l’Autriche avait été gouvernée pendant des années par des Grandes coalitions qui ont été perçues comme favorisant un certain immobilisme, puisque les deux partis [Parti populaire et sociaux-démocrates, ndlr] ne s’entendaient plus. Il s’agissait pour nous de prendre nos responsabilité vis-à-vis de nos électeurs et électrices, qui nous ont élus pour arrêter la crise climatique – ou du moins apporter notre contribution dans ce domaine – et pour agir dans les domaines que nous avons mis en avant dans notre campagne : la préservation de l’environnement, la transparence en politique et la justice sociale. Dans ces domaines, justement, nous avons obtenu des résultats lors des négociations de coalition.
S’agit-il d’un modèle souhaitable pour d’autres pays européens ? Cela dépend des configurations. Naturellement, la formation de coalitions progressistes serait souhaitables. Mais dans une situation où il n’existe pas de majorités progressistes, je dirais qu’une telle variante est certainement préférable à une variante où l’extrême-droite arriverait aux commandes. Nous devons éviter des situations comme en Pologne ou en Hongrie, où les institutions de l’État de droit sont affaiblies et mises sous pression. C’est aussi dans cette perspective qu’il faut comprendre cette coalition : refus de laisser l’extrême-droite revenir aux commandes, satisfaction de nos engagements électoraux. Cela concerne bien sûr la crise climatique, mais aussi un ensemble de mesures législatives, la loi sur la liberté de l’information, que nous avons pu inscrire dans le programme gouvernemental ; le ministre des Affaires sociales est aussi issu de notre formation.
Les événements récents en Thuringe ont dévoilé l’ampleur des dommages politiques que peut occasionner, dans des situations électorales complexes, le manque de communication entre les partis du centre. Y aurait-il dans les circonstances politiques actuelles une sorte d’alternative entre une situation comme celle de Thuringe, où la communication transpartisane n’a pas lieu et conduit à une perte de contrôle, et la solution pragmatique qui s’est imposée en Autriche ?
Nous partageons tous la responsabilité de préserver la démocratie. En conséquence, des coalitions avec les partis conservateurs sont également nécssaires pour éviter l’accession au pouvoir de l’extrême-droite. Le consensus antifasciste est bien meilleur en Allemagne, où toute collaboration avec l’AfD est clairement exclue au niveau fédéral, qu’en Autriche. C’est une bonne chose ; l’ÖVP pour sa part n’a pas peur du contact avec l’extrême-droite et n’a pas semblé pas s’inquiéter, par le passé, de permettre à l’extrême-droite de parvenir au pouvoir.
Le SPÖ non plus – pensons au Burgenland.
C’est exact. La SPÖ affirme vouloir être un rempart contre l’extrême-droite, avant de s’allier avec elle.
Quel regard vos partenaires écologistes en Europe portent-ils sur l’expérience turquoise-verte ? Admiration ou inquiétude ?
Il y a certainement une certaine inquiétude concernant, par exemple, nos positions de politique européenne. Mais tout le monde est conscient que dans la situation difficile dans laquelle l’Autriche se trouve, la meilleure option – en toute honnêteté, la seule – est sans aucun doute celle-ci. Dans cette mesure, nous pouvons compter sur la compréhension et le soutien de nos partenaires, même si certaines positions de ce gouvernement restent l’objet de critiques. Cela dépend souvent de la capacité qu’ont eu chacun des partis à s’imposer lors des négociations sur différents points. Nous revendiquons une Europe forte dès le préambule du contrat de coalition, mettons l’accent sur l’aide dans les pays d’origine et sur un développement de la coopération bi- et multilatéral : autant de thèmes qui, sans les Verts, n’auraient pas été dans ce document.
Il a justement été annoncé que Sebastian Kurz était défavorable à une poursuite de la mission Sophia en Méditerranée. Comment les Verts se positionnent-ils ?
La position des Verts est claire : nous sommes favorables à la reprise de cette mission. Cela a été indiqué très clairement par notre ministre des Affaires sociales et cela a toujours été notre position. En ce qui concerne les missions civiles de sauvetage en mer, nous ne partageons pas le point de vue selon lequel elles constituent un facteur d’attraction. Nous sommes également sensibles à la question du contrôle des livraisons illégales d’armes vers la Libye ; le contrôle des navires est un point central dans ce domaine et constitue l’objectif originel de la mission, même si cela est souvent oublié dans les discussions politiques.
Vous êtes-vous inspirés du travail d’autres gouvernements et chefs de gouvernements verts (par exemple en Bade-Wurtemberg) ?
Il y a un échange, mais la situation concrète reste spécifique à l’Autriche. Nous avons mené des négociations longues et intenses dans le but de mettre en place cette coalition. Mais nous n’en avons pas pour autant pensé : « voilà les bons exemples que nous devons suivre ! » Les négociations s’organisaient en fonction de la situation très particulière ici en Autriche, même si l’on a pu, ici où là, emprunter une idée ou regarder la façon dont d’autres pays ont traité ces questions. Mais cela n’avait pas d’influence directe.
En ce qui concerne le niveau européen, je pense pouvoir dire que cela fait une grande différence que Kurz gouverne avec Kickl, Hofer et Strache [anciens ministres issus du FPÖ, ndlr] ou bien avec nous. Ce changement a une composante européenne à l’égard d’Orbán, Salvini… et cela pourrait être le début d’un revirement, en particulier sur la protection de l’environnement. Avec le programme que s’est donné ce gouvernement – neutralité climatique avant 2040 – l’Autriche peut et doit devenir précurseuse dans l’UE, en tenant un rôle d’exemple pour d’autres pays. Cela pourrait également être un tournant vis-à-vis des coalitions avec l’extrême-droite.
En tant que parti d’opposition, les Verts n’ont jamais eu de relations particulièrement amicales avec les partis de gouvernement du Groupe de Višegrad. À l’inverse, le Chancelier a toujours entretenu de telles relations. À cela s’ajoute que la République tchèque et la Hongrie, contrairement à l’Autriche, misent sur l’énergie nucléaire, et que la coopération avec l’Allemagne dans le domaine énergétique est réputée difficile. Quel regard les Verts portent-ils sur leur capacité à s’imposer à l’échelle régionale dans ce domaine ?
Il y a bien sûr un dialogue, mais la position de ce gouvernement est claire : pas d’investissements dans l’énergie nucléaire, y compris avec des fonds européens. Dans ce domaine, il n’y a absoluement aucun désaccord entre les Verts et l’ÖVP. La question nucléaire fait l’objet d’un consensus général de tous les partis, même si les Verts étaient là aussi précurseurs. Cette position est mise en avant dans toutes les discussions que nous menons aux niveaux européen et international.
Il doit cependant être difficile pour l’Autriche de s’imposer dans un tel contexte régional…
Notre position est claire : nous rejetons tout financement et tout soutien à l’énergie nucléaire.
Comment les Verts se positionnent-ils vis-à-vis de la revendication de figures de premier plan du mouvement pour le climat selon laquelle les questions écologiques devraient être traitées comme des questions apolitiques, d’ordre purement scientifique ?
Nous sommes très heureux de ce mouvement pour le climat. La science est naturellement au centre de la politique des Verts. Il y a trente ans déjà, lorsque les premiers scientifiques sont venus et ont parlé de réchauffement climatique, nous étions là. On a souri des positions des Verts, sur des thèmes comme les pluies acides ; entre-temps, le problème a été pris en compte et il ne s’agissait pas d’une invention, mais bien de la réalité. Il n’y a donc absolument aucune opposition entre ce que demande le mouvement pour le climat et l’approche des Verts. Nous, Verts autrichiens, nous sommes toujours fortement appuyés sur la science. C’est notre ligne directrice, qui a d’ailleurs créé la surprise de manière récurrente lors des négociations gouvernementales. À un certain point, l’ÖVP nous a avoué que les négociations avec nous étaient bien différentes de celles conduites avec le FPÖ ; beaucoup de sujets étaient essentiellement indifférents aux membres du FPÖ, alors que pour chaque sujet, les Verts sortaient une étude de leur poche. Nous argumentons sur une base scientifique, non seulement dans le domaine climatique mais aussi dans tous les autres domaines. Les Verts conçoivent leur politique comme fondée sur la connaissance scientifique. Nous avons toujours fait de la question du climat un thème majeur et c’est là où notre crédibilité est la plus forte, mais il en va de la responsabilité de tous les partis politiques de combattre le changement climatique : nous n’avons plus que dix ans pour essayer de limiter le réchauffement.
Iriez-vous jusqu’à dire que la question du climat n’est plus une question politique ?
Non. Ce sont toujours des questions politiques. Pas seulement la question climatique : nous avons par exemple beaucoup d’études concernant le gender pay gap, et nous savons très exactement que cela existe et la façon dont cela se constitue. Mais le choix d’agir ou de ne pas agir reste une question politique. Cette responsabilité n’est plus celle de la science, mais celle de la fixation de priorités politiques. Ainsi, ces deux sphères ne peuvent pas être séparées. Du reste, les revendications du mouvement pour le climat sont également politiques, même si elles sont fondées sur des faits scientifiques. Ils disent : voilà les faits, maintenant il faut agir. L’appel à l’action appelle des revendications politiques.
Ne pensez-vous pas que le message du mouvement pour le climat, lorsqu’il est perçu comme un appel à la dépolitisation du débat, peut créer des incompréhensions ?
Dans la mesure où il est toujours aussi difficile de couler dans la loi les mesures de protections du climat, ce problème ne me semble pas se poser. Et si c’était le cas, ce serait très bien ainsi, de même que le fait qu’un système politique doive faire en sorte que les maladies ne se diffusent pas n’est plus, aujourd’hui, considéré comme une question politique. Dans ce cas là aussi, on part d’un constat scientifique pour aboutir à une évidence. Notre but doit être que la protection du climat devienne un domaine central du débat politique, qui soit traité avec une complète évidence. À mon avis, nous en sommes encore loin. Je n’entrevois aucune dépolitisation de ces questions, car il y a toujours plusieurs options possibles. Même si l’on s’accorde sur le fait que la protection du climat est importante, il reste plusieurs manières d’aborder le problème et de décider des actions à conduire, plusieurs approches ou philosophies : par exemple l’approche éco-sociale, c’est-à-dire le fait de considérer que les questions écologiques et sociales doivent toujours êtes traitées ensemble.
L’électorat de la coalition entre le « Nouveau parti populaire » de Kurz et les Verts, si on le compare à celui du gouvernement turquoise-bleu qui l’a précédé, est en moyenne plus jeune et plus urbain, et adopte en partie un autre mode de vie. Comment les Verts conçoivent-ils leur vocation dans une société dans laquelle les préférences partisanes sont de plus en plus marqués par les clivages générationnels ?
En Autriche, c’est un fait, on vote différemment dans les campagnes et dans les villes, et avec des priorités différentes. Cette combinaison gouvernementale est d’une certaine manière un expérience : il y a de grandes différences entre les deux partis, les négociations ont été très longues. Mais dans un certain nombre de cas, nous avons au fond des intérêts communs. Par exemple dans le domaine de l’éducation, où les deux groupes sont très attachés à mettre davantage de personnel de soutien dans les écoles – travailleurs sociaux et personnel administratif – pour venir en aide aux professeurs. Les similitudes et les possibilités de construire des ponts ne manquent pas. Avec Alexander van der Bellen, nous avons un président Vert qui, depuis le début de son mandat, à réussi à gagner la confiance du pays. Il est parvenu à lancer des ponts et à parler à différentes parties de la population, en s’inscrivant dans un dialogue et en s’efforçant de comprendre ce qui anime chacun. Il participe à déconstruire des a-priori, par exemple dans les campagnes vis-à-vis des vers. Les Verts sont un parti de rassemblement. Nous avons bien montré, dans cette campagne, que nous pouvions élargir notre base. Être capables de s’adresser à d’autres couches de la population est l’un des objectifs du parti, et je pense que cet objectif est réalisable. Dans les premiers sondages du moins – ce gouvernement est encore très jeune – apparaît clairement qu’il y a pour les Verts un grand potential de croissance, y compris dans des couches de la population auxquelles ils s’étaient peu adressés jusque-là.
On a beaucoup entendu le mot « Heimat » lors de la campagne, venant d’acteurs assez différents. « Heimat » » est souvent considéré comme le mot-clef qui doit symboliser la double protection de l’environnement et des frontières, présentée comme la ligne directrice du nouveau gouvernement. Pensez-vous qu’il s’agisse du bon concept pour comprendre les ambitions de ce gouvernement ?
Non. Protéger la Heimat, protéger les frontières, cela ne peut évidemment pas être le programme des Verts. Les Verts sont un parti des droits humains, et nous avons tout fait pour modérer les conceptions de l’ÖVP dans ce domaine. Nous nous sommes engagés pour un changement en la matière – aide dans les pays d’origine, coopération au développement, initiatives pour les demandeurs d’asile. Voilà la contribution des Verts dans ce chapitre. En Autriche, le concept de Heimat est en soi assez chargé, même si, sous la présidence d’Alexander van der Bellen, une certaine réinterprétation a eu lieu. Il a interprété la Heimat comme le lieu où chacun se sent chez lui, où chacun peut vivre et bien vivre. Mais pour le reste, ce slogan est un slogan de l’ÖVP qui n’est pas du tout au cœur du travail de ce gouvernement. « Le meilleur des deux mondes » est aussi une interprétation de l’ÖVP. Nous avons fait de notre mieux pour unir des visions du mondes différentes dans un même programme de gouvernement, mais il n’y a pour les Verts qu’un monde et qu’une planète. En formant cette coalition, nous avons essayé d’être à la hauteur de notre responsabilité, vis-à-vis de nos électrices et électeurs comme de la République dans son ensemble. Dans certains chapitres, la marque des Verts est plus sensible, dans certains elle l’est moins. Mais cela n’implique pas pour autant une répartition des compétences telle que l’un des partis ne puisse plus s’exprimer sur le terrain de l’autre ; sans cela, le chapitre de l’asile et des migrations aurait été nettement pire encore.
Cette formule, « protection de l’environnement et des frontières », est-ce quelque chose que vous partagez ? Elle est souvent présentée comme une formule consensuelle.
Non. Il y a plusieurs choses qui ont été formulées de cette manière, « protection de l’environnement et des frontières » mais aussi « le meilleur des deux mondes », qui n’ont pas de sens pour nous. Nous prenons nos responsabilités pour l’Autriche : voilà l’approche des Verts dans cette coalition. C’est une approche fondamentalement pratique et orientée vers les solutions, surtout dans l’optique de la catastrophe climatique qui menace, mais aussi dans de nombreux autres domaines où nous voulons construire l’avenir. Par exemple sur la question de la transparence, qui est très importante en Autriche. Nos orientations politiques se structurent autour de ce qui est nécessaire pour l’avenir du pays.
Quel rôle les Verts entendent-ils jouer dans le European Green Deal ? Est-ce aussi une part importante des ambitions des Verts au sein du gouvernement ?
Nous faisons partie d’une coalition, et à ce titre il n’y a pas dans ce gouvernement une « part verte » et une « part conservatrice ». Mais évidemment, nous entendons bien nous engager fortement afin de faire en sorte que ce projet soit mis en œuvre de la manière la plus efficace possible. Nous devons en tous cas nous efforcer d’y contribuer le plus possible pour ce qui concerne l’Autriche. Cela aussi fait partie de la responsabilité des Verts.