Construire un état de droit sans État mondial

Gouverner la mondialisation par le droit implique de construire un état de droit sans État mondial, donc de repenser l’outil que représente le droit, traditionnellement identifié à l’État, face aux interdépendances nées de la mondialisation et aux défis qu’elles engendrent. Crises économiques et financières  ; crises sociales  ; terrorisme global  ; désastre humanitaire des migrations  ; crise climatique et, pour couronner le tout, si l’on ose dire, la crise sanitaire du «  coronavirus  ». Il serait temps de les prendre au sérieux, à mesure que s’accélère la cacophonie née de cette polycrise. Comme si l’indignation citoyenne face aux dérives sécuritaires, la colère des gilets jaunes face aux inégalités sociales, la révolte des jeunes  générations et l’appel des scientifiques face au changement climatique n’avaient pas suffi, il aura fallu un simple virus, plus petit qu’une aile de papillon, pour faire trembler le monde, au point d’ébranler enfin les certitudes de nos dirigeants. Les grandes puissances, ou qui se croient telles, fières de leurs nouvelles technologies et convaincues de leur pouvoir politique et/ou économique, se révèlent incapables de se coordonner à l’échelle de la planète. Comme si ce minuscule être vivant était venu en messager pour défier notre humanité mondialisée et révéler son impuissance, lui offrant une dernière chance pour prendre conscience de sa communauté de destin.

Le philosophe Michel Serres s’en amuserait, lui qui décrivait de façon prémonitoire l’engagement des humains dans une symbiose au sein du monde vivant (humain et non humain) en vue de (ré)apprendre à habiter la Terre1. En somme un engagement à mieux gouverner une mondialisation galopante et imprévisible. Un tel engagement n’est pas seulement philosophique. Il appelle à repenser tous nos repères : juridiques (entre souverainisme et universalisme), logiques (une pensée de la complexité), économiques (une économie des biens communs), anthropologiques (des récits d’anticipation), politiques (une gouvernance mondiale).

Entre souverainisme et universalisme

Mireille Delmas-Marty Gouverner la mondialisation par le droit covid-19
© Sophie Bassouls

Notre conception de la souveraineté doit être renouvelée. Pour créer un état de droit sans véritable État mondial, l’universalisme est trop ambitieux et le souverainisme, par repli sur les communautés nationales, trop frileux. Concilier souverainisme et universalisme nécessite de les penser de façon interactive, car il ne s’agit pas de choisir entre les deux, mais de les combiner afin de les concilier. C’est pourquoi nous avons encore besoin des communautés nationales pour responsabiliser les principaux acteurs de la mondialisation (États et entreprises transnationales, ETN), mais seule la communauté mondiale pourra définir les objectifs communs et les responsabilités qui en résultent. Et seul leur entrecroisement évitera que les deux dynamiques s’opposent et se neutralisent, aboutissant à une société «  à irresponsabilité illimitée  ».

Concilier souverainisme et universalisme nécessite de les penser de façon interactive, car il ne s’agit pas de choisir entre les deux, mais de les combiner afin de les concilier.

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Il est donc nécessaire que le souverainisme soit «  internationalisé  », à mesure que les droits nationaux incorporent les dispositifs internationaux. Par exemple en matière d’environnement, l’interprétation du droit national se fait à la lumière des engagements internationaux de la France ou plus largement à la lumière des dispositifs internationaux qui se mettent en place. Parallèlement, l’internationalisation conduit les juges nationaux, français en l’occurrence, à devenir des juges européens, voire mondiaux, lorsqu’ils appliquent directement des normes internationales (européennes ou mondiales).

Le phénomène inverse est aussi nécessaire car l’universalisme, pour être applicable dans le monde réel, a besoin d’être «  contextualisé  ». La technique juridique de l’harmonisation permet, sans aller jusqu’à l’unification, de donner forme concrète à l’idée d’un «  pluralisme ordonné  ». Pour y parvenir, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), admet une «  marge nationale d’appréciation  » sur les questions sensibles, comme par exemple l’interdiction de porter le voile intégral dans des lieux ouverts au public. Au nom du respect de la vie privée, la liberté de religion et la liberté d’expression, la clause des «   restrictions nécessaires dans une société démocratique  » autorise la Cour à accepter que les juges nationaux aient une «  marge nationale  » d’appréciation, mais ce n’est qu’une marge et elle ne permet pas une véritable renationalisation. Si l’État franchit les limites de compatibilité, il sera censuré.

Dans le domaine économique et financier, on retrouve la même idée d’un universalisme «  contextualisé  » avec la formule des «  responsabilités communes et différenciées  », par exemple dans la jurisprudence de l’Organe de Règlement des Différends (ORD), organe d’appel de l’OMC, ou encore dans le protocole de Kyoto ou l’Accord de Paris sur le climat.

Ce qui semble émerger de ces dispositifs, c’est l’idée d’un commun multiple, au croisement entre l’uniformité et la pluralité. On la retrouve avec la notion « d’équivalence fonctionnelle »2. Cette notion tient elle aussi compte de la réalité empirique selon laquelle chaque système de droit a sa propre logique et son propre contexte. Au-delà des comparaisons normatives et institutionnelles, elle permet d’évaluer si les effets produits par un système juridique national respectent les exigences posées par un dispositif international. Particulièrement adaptée à la procédure de l’évaluation par les pairs (peer evaluation) cette notion sert notamment à lutter contre la corruption internationale3.

Ce qui semble émerger de ces dispositifs, c’est l’idée d’un commun multiple, au croisement entre l’uniformité et la pluralité.

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Il en résulte, entre souverainisme et universalisme, une harmonisation imparfaite, un rapprochement par une sorte de « bricolage juridique ». Il n’existe pas de véritable droit de la mondialisation, qui serait parfaitement cohérent et qui ne serait ni national, ni international dans le sens interétatique. En réalité, pour paraphraser la formule du biologiste François Jacob, décrivant l’évolution du vivant, les juristes font « du neuf avec de l’ancien »4. Autrement dit, ils font « du neuf » en croisant l’ancien droit, national ou international. En les croisant, on remplace la logique binaire par des formes plus complexes telles que le souverainisme «  internationalisé » ; ou l’universalisme « contextualisé ». C’est ainsi que les juristes sont conduits à faire l’apprentissage de la complexité.

Une pensée de la complexité

Certes il serait possible de gouverner la mondialisation par le droit de façon simple. Il suffirait de mettre en place un système hégémonique, par extension du droit du pays le plus puissant au reste de la planète. Il y a eu la tentative américaine pour les délits financiers et l’on devine le rêve chinois à l’horizon des « Nouvelles routes de la soie »5. Mais jusqu’à présent aucun empire n’a fonctionné à l’échelle planétaire.

L’image traditionnelle à laquelle se réfère la pensée juridique est celle de la pyramide de normes, construite par chaque État de façon linéaire, hiérarchique et statique. Or, dans l’univers de la mondialisation, le système juridique est pluriel, interactif, et combinatoire et évolutif, car il se construit à partir d’interactions qui relèvent de logiques non standard, comme la logique des ensembles flous (fuzzy logic). Cette logique, formelle mais graduée, consiste à évaluer le degré de proximité d’une pratique par rapport à la norme de référence. Une étude attentive des arrêts de la CEDH montre que le flou n’est pas toujours synonyme d’arbitraire et d’incohérence  : on peut construire un raisonnement rationnel et prévisible avec des concepts flous, à condition que le juge fasse un effort de transparence pour expliciter ses critères et de rigueur pour appliquer les mêmes critères avec la même pondération d’une affaire à l’autre. Ainsi formalisée, la logique floue permet d’adapter le raisonnement juridique à des situations trop imprécises pour être pensées en logique binaire. 

La notion autonome de «  matière pénale  » en est un exemple frappant. Alors que traditionnellement est «  pénal  » ce que le législateur a qualifié tel, la Cour européenne des droits de l’Homme a développé l’idée selon laquelle les garanties du régime juridique propre au droit pénal pouvaient s’étendre dans les domaines voisins à la «  matière pénale  ». Encore faut-il que le juge explicite les critères d’application de ce concept (transparence). Qu’est-ce qui fait qu’une norme ou une sanction soit suffisamment proche du pénal pour imposer le respect de règles plus exigeantes (légalité, non rétroactivité, etc)  ? La Cour a posé plusieurs critères, tels la sévérité de la sanction ou encore la généralité de l’infraction. Rationnelle, la logique floue devient nécessaire dans un univers juridique qui devient de plus en plus imprécis à mesure qu’il se mondialise. Mais elle implique un transfert de pouvoir à l’interprète (le juge ou l’organe assimilé) et ne sera prévisible qu’à la condition que la motivation soit transparente et le raisonnement rigoureux. Encore faut-il ajouter que le flou s’accompagne parfois d’un droit mou (non obligatoire) et doux (non sanctionné). L’anglais, qui confond les trois termes, oppose différentes sortes de soft law (le flou, le mou, le doux) au hard law (le précis, l’obligatoire et le sanctionné). Apparemment moins contraignante, la soft law est  parfois plus efficace, et finalement plus répressive, que la hard law.

L’anglais, qui confond les trois termes, oppose différentes sortes de soft law (le flou, le mou, le doux) au hard law (le précis, l’obligatoire et le sanctionné). Apparemment moins contraignante, la soft law est  parfois plus efficace, et finalement plus répressive, que la hard law.

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La compliance en fournit un bon exemple, car le mécanisme des deals of justice6, qui est à l’origine de cette mise en conformité qu’on appelle compliance, constitue un assouplissement du droit pénal américain. Il offre la possibilité, au lieu de lancer un procès pénal, de procéder à une négociation entre l’accusation et la défense, afin de renoncer aux poursuites pénales. Le procureur épargne des années de recherche des preuves ; tandis que l’accusé évite un long procès qui peut déboucher sur des peines de prison très lourdes pour les dirigeants accusés, et porter durablement atteinte à l’image de l’entreprise. Tout le monde y trouve son intérêt, y compris le Trésor américain qui reçoit le montant d’une amende qui peut se chiffrer en milliards de dollars.

La RSE fournit un autre exemple d’interaction entre soft law et hard law. Au départ, il s’agissait d’une responsabilité au sens anglais, c’est-à-dire une participation aux décisions au sein de l’entreprise, mais sans le devoir d’en rendre compte. Néanmoins, cette soft law se durcit au fil du temps en raison des conséquences attachées aux engagements des entreprises. Des engagements, même spontanés et volontaires, peuvent ensuite être invoqués contre les entreprises afin de mettre en cause leur responsabilité, juridique cette fois-ci. Plusieurs incriminations, comme le délit de publicité mensongère ou certains délits du code du travail, en permettant de lancer un procès en responsabilité, déclenchent des processus transformateurs.

De même avec les nouveaux « procès climatiques », intentés non seulement contre des États, mais aussi contre des entreprises. La loi française sur le devoir de vigilance7, adoptée en 2017, à la suite de l’incendie de l’atelier de textiles du Rana Plaza au Bengladesh, contribue à cette responsabilisation. Façon de durcir la soft law, ce dispositif impose aux entreprises le devoir de vérifier ce qui se passe tout au long de la chaîne de valeur, y compris dans les filiales et chez les sous-traitants.

Enfin, même si l’on ne mesure pas encore les bouleversements qui pourraient naître de la nouvelle loi Pacte de 20198 sur la raison d’être des entreprises et l’intérêt social élargi, on peut estimer que le durcissement de ces notions pourrait devenir l’un des processus contribuant à consacrer une économie des biens communs.

Une économie des biens communs9

Introduite d’abord dans les années soixante, au titre de «  patrimoine commun de l’humanité  »  ; puis relancée, vingt ans plus tard, par des économistes sous le nom de «  biens publics mondiaux  », en leur double qualité de bien non exclusif et non rival, la notion de «  biens communs mondiaux  », comme on nomme à présent le climat ou la santé, entraine des conséquences juridiques. Elle légitime une appréciation plus souple du droit national, et élargit la compétence des juridictions nationales. Sans l’affirmer à voix haute, on essaie de justifier l’extension de la compétence législative et juridictionnelle en cherchant un «  lien de rattachement  » suffisant avec le territoire d’un État. À vrai dire, il est très rare qu’il n’y ait aucun lien de rattachement avec le pays dont on cherche à appliquer la norme. 

Sans l’affirmer à voix haute, on essaie de justifier l’extension de la compétence législative et juridictionnelle en cherchant un «  lien de rattachement  » suffisant avec le territoire d’un État. À vrai dire, il est très rare qu’il n’y ait aucun lien de rattachement avec le pays dont on cherche à appliquer la norme. 

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Encore faut-il que les intérêts protégés soient bien des intérêts communs. L’affaire BNP Paribas, pour ne prendre qu’un exemple, reposait sur la violation d’un embargo correspondant uniquement à la politique américaine. Il ne s’agissait pas d’un intérêt général mondial, mais d’un intérêt américain. En revanche, dans plusieurs affaires fondées sur l’application extraterritoriale de l’Alien Tort Statute (1789), l’objectif était de lutter contre la violation du droit international par «  les ennemis du genre humain  ». Au 18ème siècle, il s’agissait de poursuivre des pirates agissant hors du territoire national  ; au 20ème, seront ainsi jugés par un juge américain des violations des droits de l’homme commises par des dirigeants politiques d’Amérique du sud. Mais au 21ème siècle, qui sont les pirates  ? On pense notamment aux ETN complices de crimes internationaux, aux émetteurs de gaz à effet de serre et autres pollueurs, voire aux terroristes, mais la Cour suprême reste très prudente.

En fait, la protection du climat est peut-être le domaine dans lequel l’existence d’un intérêt commun pose le moins de difficultés. Plusieurs techniques juridiques peuvent faciliter la mise en cause d’une responsabilité en ce domaine. On songe, par exemple, à la décision de la Cour suprême de Colombie,  reconnaissant la personnalité juridique de la région Amazonienne. L’écosystème amazonien deviendrait donc une personne juridique à qui l’on reconnait des droits et qui peut être représentée en justice. Au prix cependant d’une déformation de la notion de personne juridique, par une dichotomie entre droits et devoirs. On n’imagine pas de poursuivre une rivière qui inonderait un village.

Alors que les droits de l’Amazonie, opposables aux populations autochtones, peuvent  aboutir à des conséquences désastreuses pour les indiens, une alternative plus équitable consisterait à considérer que l’Amazonie est un bien commun mondial et que les humains ont des devoirs à l’égard des biens communs  mondiaux. Cela permettrait d’éviter ces acrobaties juridiques à propos de  ces «  personnes  » ayant des droits sans devoirs, tout en reconnaissant aux populations autochtones un droit premier à l’usage de ces biens communs mondiaux, que, par ailleurs, les États et les entreprises auraient l’obligation de protéger.

Quelle que soit la qualification juridique, l’économie des biens communs invite à revisiter la notion de souveraineté.

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Quelle que soit la qualification juridique, l’économie des biens communs invite à revisiter la notion de souveraineté. Par exemple, la souveraineté territoriale du Brésil sur l’Amazonie n’est pas contestée, mais elle pourrait  changer de nature. Au lieu d’être une souveraineté «  solitaire  », elle deviendrait une souveraineté «  solidaire  ». Il ne s’agit pas de diminuer la souveraineté, mais de l’augmenter. La souveraineté «  solidaire  » doit être comprise comme une souveraineté agrandie, augmentée, car au lieu de défendre seulement ses intérêts nationaux, chaque État est responsable de la défense des biens communs.

Certes, l’obligation de protéger les biens communs pourrait s’exercer au détriment de la protection exclusive des intérêts nationaux. C’est donc un équilibre dynamique qu’il faut rechercher. Dans cette perspective, il serait utile d’inscrire dans les Constitutions nationales l’engagement par chaque État de participer à la protection des biens communs mondiaux. La décision rendue par le 31 janvier dernier par le Conseil constitutionnel, où ce dernier affirme que « la protection de l’environnement, patrimoine commun des êtres humains, constitue un objectif de valeur constitutionnelle » qui peut justifier des « atteintes à la liberté d’entreprendre »10 pourrait d’ailleurs être reprise dans le texte de la Constitution française. Il reste à souhaiter que la Convention citoyenne envisage aussi cette possibilité dans ses recommandations pour le climat.

Il serait utile d’inscrire dans les Constitutions nationales l’engagement par chaque État de participer à la protection des biens communs mondiaux.

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En attendant, voici que la Chine, lors de sa réforme constitutionnelle de 2018, a introduit dans le préambule une formule selon laquelle «  la Chine contribue à construire le destin de l’Humanité  ». C’est une manière, sans doute moins précise, de reconnaître qu’on ne peut plus cantonner le gouvernement de la mondialisation  par le droit au seul droit national. Même les pays le plus souverainistes devront admettre que leur droit national s’élargisse à la protection des biens communs mondiaux, voire du destin commun de l’humanité. Ainsi se dessine, entre l’humanité et la nature, une nouvelle anthropologie.

Une anthropologie de l’anticipation

Les communautés nationales se sont construites principalement sur l’histoire et sur le couple mémoire et oubli. La communauté mondiale, qui n’a guère de mémoire commune, ne peut pas se construire sur l’histoire. Malgré les efforts des historiens11, il n’y a pas (pas encore ?) de véritable histoire commune du monde. En revanche, on entrevoit, face aux défis mondiaux, le début d’une prise de conscience de ce destin commun. En ce sens la crise climatique et la crise sanitaire sont peut-être une chance pour l’humanité. Une chance si elles incitent la communauté mondiale à se penser et se construire, non pas sur la mémoire mais sur des récits d’anticipation. Mais, de même que la mémoire ne peut être pensée sans une part d’oubli, l’anticipation ne peut être pensée sans une part d’imprévisible. Alors que la communauté nationale repose sur la trilogie histoire, mémoire et oubli, la communauté mondiale reposera sur une autre trilogie : destin, anticipation, imprévisibilité.

L’Europe se trouve ici à mi-chemin. Des historiens comme Patrick Boucheron sont à la recherche d’une histoire commune pour l’Europe, qu’ils peinent à trouver.

Mireille Delmas-Marty

L’Europe se trouve ici à mi-chemin. Des historiens comme Patrick Boucheron sont à la recherche d’une histoire commune pour l’Europe, qu’ils peinent à trouver. Indépendamment de quelques esprits visionnaires, le sentiment européen ne fait guère vibrer les peuples d’Europe. Alors que le sentiment national précède la construction des totems de la nation, l’inverse fonctionne mal et le fait de doter l’Europe d’un drapeau, d’un hymne et d’une devise commune, tous ces signes symboliques d’une nation, n’a pas suffi pour engendrer un sentiment d’appartenance à la même communauté. 

Et pourtant, l’Europe s’est bien construite dans la perspective d’un destin  : le plus puissant facteur d’union, de communautarisation au sens symbolique du terme, de l’Europe, tient dans la croyance, plus faible à la périphérie  de l’Union européenne (Brexit) et du COE (Russie et Turquie), que le destin commun européen est inéluctable. Paradoxalement, c’est maintenant davantage au niveau mondial que se vérifie ce constat.

Au niveau de l’Europe, la grande lacune du Traité constitutionnel européen (rejeté en 2005 par referendum en France et aux Pays Bas) fut le silence du préambule sur la raison d’être de l’Europe, réduite à la nécessité d’éviter les guerres qui abondent dans notre histoire – «  plus jamais cela  ». Mais il est difficile de construire un avenir sur un passé que l’on rejette. C’est encore moins stimulant pour les nouvelles générations, qui n’ont pas elles-mêmes connu ces guerres. Quant au désir un peu naïf de s’inspirer des États-Unis d’Amérique, il partait d’un véritable contre sens, confondant des États  nouvellement reconnus qui s’unissent pour consolider leur indépendance toute fraîche et de vieilles nations entre lesquelles les interdépendances sont devenues si fortes qu’il vaut mieux les organiser en un destin commun plutôt que les subir passivement.

L’Europe permettrait de préfigurer, en les expérimentant, les nouvelles formes d’organisation normative, étant la seule région au monde où l’on essaye de mettre en place un pluralisme juridiquement ordonné, selon un ordre qui ne soit pas autoritaire et uniforme mais démocratique et pluraliste, un pluralisme qui essaie de dialoguer, d’harmoniser les différences, et pas simplement de les juxtaposer.

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Ainsi comprise, l’Europe deviendrait, par rapport à la mondialisation, un véritable laboratoire  : l’Europe permettrait de préfigurer, en les expérimentant, les nouvelles formes d’organisation normative, étant la seule région au monde où l’on essaye de mettre en place un pluralisme juridiquement ordonné, selon un ordre qui ne soit pas autoritaire et uniforme mais démocratique et pluraliste, un pluralisme qui essaie de dialoguer, d’harmoniser les différences, et pas simplement de les juxtaposer. Allant même jusqu’à une hybridation par emprunts réciproques afin de valoriser le meilleur de chaque tradition nationale (le statut du procureur européen en est un exemple). 

Pour l’instant, le résultat peut sembler plutôt décevant, mais le laboratoire  européen a déjà engendré de nombreuses techniques juridiques qui s’avèrent nécessaires à l’échelle mondiale, à l’instar des «  responsabilités communes mais différenciées  ». Quels que soient les reproches de «  déficit démocratique  », l’UE est aussi en train d’inventer une façon démocratique de gouverner par le droit, non pas en séparant les pouvoirs, mais en agrégeant les acteurs, publics (étatiques, infra et supra étatiques) aux acteurs  privés (ETN) et à la société civile) dans une gouvernance mondiale.

Une gouvernance mondiale agrégeant Savoir/Vouloir/Pouvoir (SVP)

Dans la conclusion du livre Aux quatre vents du monde12, j’avais transposé un poème d’Edouard Glissant intitulé « Au congrès des vents », imaginant une sorte de congrès réunissant tous les grands acteurs de la mondialisation, chacun se voyant « maître des vents ». Arrive alors, un « petit souffle innommé venu de sa campagne ». Citoyen du monde, dont l’élan vital représente les nouvelles générations, il affirme « qu’on n’a pas besoin d’un maître des vents », car il sera impuissant ou se transformera en tyran. Mieux vaut que chacun prenne en charge une part des biens communs. Pour préserver ces biens, on a donc besoin d’une constellation d’acteurs, publics et privés.

Mieux vaut que chacun prenne en charge une part des biens communs. Pour préserver ces biens, on a donc besoin d’une constellation d’acteurs, publics et privés.

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Les États ne peuvent pas être les seuls acteurs publics. À leur côté, les collectivités territoriales, déjà organisées en réseaux, contribuent à structurer horizontalement la mondialisation. Mais ce sont sans doute les juges et les procureurs (nationaux et internationaux) qui auront à jouer le rôle du tiers garant de l’impartialité, condition essentielle d’un état de droit que les avocats  contribueront à vivifier. Dans certains domaines, tels le droit économique ou le droit du numérique, la Cour de Justice de l’Union européenne est même devenue un lieu de régulation mondiale et a déjà beaucoup contribué à la conceptualisation d’un droit commun. Seulement, elle ne peut pas être la seule institution en charge du contrôle démocratique. Il est important en Europe d’avoir deux cours suprêmes  : une cour des droits de l’homme et une cour réservée au début au «  marché commun  ». Bien qu’elle ait incorporé aujourd’hui les droits fondamentaux inscrits dans la Charte européenne de 2000, la CJUE ne remplace pas la CEDH en matière de droits de l’homme. Maintenir cette bipolarité (marché/ droits de l’homme) avec les deux cours (CJUE et CEDH), est peut-être l’une des clés d’un équilibre dynamique.

À l’échelle mondiale on peut imaginer un équilibre analogue entre l’organe d’appel de l’OMC, et le panel d’experts de l’OIT, à condition que l’on renforce son contrôle sur les droits sociaux, ainsi que le Comité de l’ONU pour les droits de l’homme. On pourrait même imaginer une Cour des biens communs qui serait chargée de la mise en cohérence de l’ensemble. À moins que la Cour internationale de justice devienne suffisamment autonome pour jouer ce rôle. En tout cas, il faut éviter la trop grande sectorisation du droit international.

On pourrait imaginer une Cour des biens communs.

Mireille Delmas-Marty

Quant à la mise en œuvre, il ne faut pas négliger le rôle des procureurs nationaux qui pourraient être tentés de s’inspirer des pratiques du procureur américain pour les délits financiers relevant de l’application extraterritoriale du droit américain. Au plan international, il faut mentionner le procureur de la CPI pour les crimes internationaux « les plus graves ». Également le procureur européen, nouvellement créé, qui pourrait participer à cette constellation, à la condition qu’il soit suffisamment puissant pour être efficace, à l’instar du procureur américain, qui reste une référence. Or, ce procureur européen, tel que l’ont voulu les États, a perdu en autonomie par rapport au statut que nous avions envisagé au sein du groupe d’experts que j’avais présidé (Corpus Juris, 199813) et qui avait souhaité le doter d’une certaine autonomie à l’égard des États membres. Le parquet européen, finalement entré en fonction en 2020, est beaucoup moins autonome. Seul le procureur général et son adjoint ont un statut européen. Il en résulte que le parquet européen reste tributaire des droits nationaux et du statut propre à chacun des pays européens. S’il risque d’en être affaibli, il n’en demeure pas moins que l’existence même d’un procureur européen est une avancée et que son avenir dépendra aussi de l’incarnation qui en sera faite dès les premiers mois d’activité : une compétence de haut niveau et une autorité charismatique forte pourraient compenser cette faiblesse juridique.

Enfin, un rôle important dans la régulation de la mondialisation est joué par les acteurs civiques, c’est-à-dire les citoyens, ONG, associations et syndicats. Mais la société civile est plus large encore car elle englobe les acteurs économiques privés (les ETN  devenus de véritables pouvoirs concurrents des États) et les acteurs scientifiques, dont le savoir est parfois déterminant, notamment dans un domaine comme le changement climatique. L’alliance entre le savoir (scientifique) et le vouloir (civique) devraient permettre d’encadrer les pouvoirs (politiques et économiques). 

Il ne s’agit plus de séparer les pouvoirs, mais d’agréger le savoir et le vouloir face à des pouvoirs qui, tantôt économiques, tantôt politiques, tantôt les deux, sont la véritable incarnation d’une communauté qui émerge d’un droit en mouvement.

Mireille Delmas-Marty

Au niveau européen et a fortiori au niveau mondial, on ne peut pas directement transposer la théorie classique de la séparation des pouvoirs, ne serait-ce parce qu’il n’existe pas de pouvoir exécutif mondial, ni de législateur mondial. En revanche les juridictions sont impliquées dans la gouvernance mondiale, même quand leur statut reste lié au cadre national. La théorie de Montesquieu n’est donc pas transposable, car elle supposerait un État mondial, ni faisable, ni souhaitable. Il faut donc chercher à transposer l’idée démocratique des contre-pouvoirs. À défaut d’une véritable séparation entre les trois pouvoirs, l’agrégation savoir-vouloir-pouvoir pourrait assurer une sorte de rééquilibrage, chacun des acteurs ayant un rôle dans l’élaboration et l’application des normes. À condition de respecter l’indépendance, et de garantir la compétence, des scientifiques et d’assurer l’impartialité des acteurs civiques. D’où l’importance d’une régulation d’éventuels conflits d’intérêts.

En résumé, il ne s’agit plus de séparer les pouvoirs, mais d’agréger le savoir et le vouloir face à des pouvoirs qui, tantôt économiques, tantôt politiques, tantôt les deux, sont la véritable incarnation d’une communauté qui émerge  d’un droit en mouvement.

Penser un droit en mouvement

À l’évidence, le droit est en mouvement : c’est pourquoi les phénomènes normatifs émergeants ne peuvent être pensés à la seule lumière de la métaphore de la pyramide des normes. En dépit des piliers, des socles, des droits fondamentaux, nous sommes entrés dans une zone de turbulence, par nature instable. Certes la métaphore des réseaux rend mieux compte des horizontalités (réseaux des villes, des juges), que celle de la pyramide14, mais elle ne suffit pas à exprimer cette instabilité croissante qui caractérise nos sociétés. D’où la métaphore des nuages et des vents15. Au-delà des problèmes habituels de traduction (l’état de droit n’est pas un synonyme de rule of law, les droits de l’homme peuvent renvoyer à l’État soumis au droit comme à l’État qui fait des lois, le droit commun n’a pas le même sens que la common law, etc.), il faudrait remplacer les « concepts fondateurs » par des « processus transformateurs ». Dès lors, petit à petit, subrepticement on subvertit le sens des mots : c’est ainsi que la souveraineté qui se voulait « solitaire » pourrait devenir « solidaire ».

En résumé, on ne peut ni choisir entre le souverainisme et l’universalisme, ni enfermer les systèmes de droit dans une logique hiérarchique et binaire  ; ni admettre l’appropriation des biens communs mondiaux par les États ou les ETN  ; ni transposer la séparation des pouvoirs à l’échelle d’un gouvernement du monde  ; ni penser la communauté mondiale comme une communauté de mémoire. C’est pourquoi le juriste doit être innovant et le droit novateur. Certes, il ne s’agit pas de donner libre cours à une imagination débridée, mais simplement de sortir des sentiers battus, parce que la réalité n’y passe plus. Elle passe par une complexité qui pourrait paradoxalement renforcer la justice et par de nouveaux récits d’anticipation qui devraient contribuer à équilibrer la force.

Le juriste doit être innovant et le droit novateur.

Mireille Delmas-Marty

Pour y parvenir, il faudra changer nos repères. Dans ce monde déboussolé, il n’y a plus de pôle nord, en ce sens qu’il est impossible de choisir parmi les vents contraires de la mondialisation. Mais on peut imaginer une boussole inhabituelle16. Au centre, engendré par la spirale des humanismes juridiques, un réceptacle octogonal recueille l’eau, symbole de la vie, où se rencontrent les principes régulateurs réconciliant les vents contraires de la mondialisation. Plongé dans ce réceptacle, le fil à plomb de la bonne gouvernance stabiliserait les mouvements désordonnés sans pour autant immobiliser ce monde en mouvement.

C’est ainsi qu’inspiré par les « forces imaginantes du droit »17, le juriste peut tenter de répondre au constat désabusé de Pascal au 17ème siècle : « ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que la justice et la force fussent ensemble et que la paix fût, qui est le souverain bien ». Si la spirale des humanismes fortifiait la justice, l’octogone des principes régulateurs équilibrerait la force. Il ne s’agit pas pour autant d’adhérer au rêve utopique des deux K : la « Grande paix » des classiques chinois, reprise à la fin du 19ème siècle par le juriste Kang Youwei et la «  Paix perpétuelle » du philosophe Emmanuel Kant au 18ème siècle. De façon plus modeste, il s’agit de mettre en place des dispositifs d’apaisement, de faire la paix avec la Terre.

Sources
  1. M. Serres, Habiter, Le Pommier, oct. 2011, p. 192.
  2. Voir M. Delmas-Marty, M. Pieth et U. Sieber (dir.), in Les chemins de l’harmonisation pénale, Société de législation comparée, Vol. 15, Mai 2008, p. 423 et suivants.
  3. Voir M. Delmas-Marty, M. Pieth et U. Sieber (dir.), op. cit., p. 425.
  4. F. Jacob, La logique du vivant, Gallimard, 1976.
  5. A. Garapon, « Les ‘nouvelles routes de la soie’ : La voie chinoise de la mondialisation », IHEJ, 2016. http://ihej.org/wp-content/uploads/2016/11/La_route_de_la_soie.pdf
  6. A. Garapon et P. Servan-Shreiber (dir.), Deals de justice – Le marché américain de l’obéissance mondialisée, PUF, 2014.
  7. L. n° 2017-399, 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre : JO 28 mars 2017
  8. P.-L. Périn, Intérêt social élargi : un nouveau Pacte pour l’entreprise, La Revue des Juristes de Sciences Po 16, janv. 2019, p.11.
  9. M. Delmas-Marty, Les forces imaginantes du droit (IV), Vers une Communauté de valeurs, Seuil, 2011.
  10. V. Décision n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020.
  11. V. P. Boucheron (ed.), Histoire mondiale de la France, Seuil, 2017.
  12. M. Delmas-Marty, Aux quatre vents du monde – Petit guide de navigation sur l’océan de la mondialisation, Seuil, 2016.
  13. M. Delmas-Marty et J. Vervaele (dir.), La mise en œuvre du Corpus Juris dans les États membres, Intersentia, 4 vol., 2000-2001.
  14. V. F. Ost et M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Publications des facultés universitaires Saint-Louis, 2002.
  15. M. Delmas-Marty, Aux quatre vents du monde, op.cit. ; M. Delmas-Marty, Sortir du pot au noir : l’humanisme juridique comme boussole, Bouchet Chastel, mars 2019.
  16. V. M. Delmas-Marty, Une boussole des possibles. Gouvernance mondiale et humanismes juridiques, Éditions du Collège de France, collection « Leçons de clôture », 2020 ; Pour une illustration vidéo voir : https://academiesciencesmoralesetpolitiques.files.wordpress.com/2020/01/une-boussole-des-possibles.mp4
  17. V. M. Delmas-Marty, Les forces imaginantes du droit, Seuil, 2004-2011.