Votre ouvrage Une histoire mondiale de la France a connu en 2017 un succès éditorial et public retentissant. Non sans provocation, nous aimerions commencer en vous posant la question suivante : auriez-vous pu écrire une histoire européenne de la France ou une histoire mondiale de l’Europe ?

(rires) Oui sans doute, évidemment, nous aurions pu le faire. Mais il est intéressant, je crois, de savoir pourquoi on ne l’a pas fait. Je ne cherche pas à me justifier, plutôt à m’expliquer, à expliquer le projet par rapport à la manière dont je conçois la discipline historique. Et pour cela, votre question est pertinente : pourquoi ne pas s’arrêter à l’échelon européen, pourquoi court-circuiter ce qui était pour moi, et pour ma génération, le seul horizon d’espérance, d’intelligibilité. Quand j’étais plus jeune, on pouvait à bon droit se dire quelque chose comme « il y a une histoire nationale, dont on comprend désormais les limites, on en fera donc autre chose, et cette autre chose sera l’Europe. Et ainsi, on construira une histoire européenne ». Et par histoire européenne entendait-on alors sans doute une histoire commune, puisque finalement la question de l’Europe était tournée vers la question de la construction européenne plus que vers la politique européenne au sens strict. Il y avait là une nouvelle histoire à construire. Et c’est en la construisant qu’on allait contribuer à la mise en commun, la communauté européenne.

Je suis effectivement contemporain de cette entreprise qui était indissociablement éditoriale, politique et intellectuelle et qui s’appelait « Faire l’Europe », dirigé par Jacques Le Goff. L’objectif, dans les années 1990, était de publier un certain nombre de volumes dans différentes langues européennes, pas toutes certes, mais déjà cinq ou six, celles des pays fondateurs, et ce autour des grandes figures comme Peter Brown, Charles Tilly, Leonardo Benevolo ou Umberto Eco. Mais ce projet n’a pas tenu, pas accroché. Je ne dis pas que cela a été un échec total mais au fond, cela n’a suscité aucun désir. Et peut-être même un rejet, un désenchantement. C’était très paradoxal puisque je commençais à travailler en même temps dans l’édition et j’y ai découvert qu’il était régi par un certain nombre de règles dont une, inflexible et inexorable : s’il y a un mot qui est répulsif, c’est bien celui d’Europe. Dès qu’il apparaît dans un titre, on fuit. Ce n’est pas pour cela que l’on n’a pas fait une histoire européenne de la France bien sûr, mais je m’interroge beaucoup là-dessus, sur ce qui s’est passé à ce moment-là, les facteurs qui ont fait que nous sommes passé si vite sur l’échelon européen, et si c’était un choix inconséquent de notre part ou non.

Prenons ma propre pratique d’historien : je fais une thèse de nature monographique, puisqu’elle n’envisage qu’une seule ville : Milan. A un moment donné, je me mets à comparer, ce qui est logique, ou du moins conforme à une certaine dynamique de recherche. Je suis amené, par l’agrégation, à écrire un livre sur les villes italiennes, — là encore, tout est normal. Ensuite, je suis engagé dans un autre projet qui s’appelle « L’histoire de l’Europe urbaine », en six volumes, dirigé par Jean-Luc Pinol. Eh bien c’est de tous les chantiers auxquels j’ai travaillés celui qui a connu le moins de succès, il s’est même heurté à l’indifférence la plus totale, comme si ce sinistre présage entourant le mot d’Europe avait à nouveau prévalu. Par la suite, j’ai dirigé un livre sur l’Histoire du monde au XVe siècle, qui comportait certes un chapitre sur l’archipel urbain européen. Mais donc dans ma montée en généralité, et je parle ici de mon expérience comme symptôme d’un trouble, je ne me suis pas arrêté à l’échelon européen, alors même que la ville pourrait être l’opérateur privilégié de la définition d’une civilisation européenne.

Peut-être l’Histoire de l’Europe urbaine n’a-t-elle pas intéressé le public, contrairement aux autres, parce qu’on a voulu faire un récit lisse, commun, partagé. On pensait pouvoir l’écrire du même souffle, du même élan, de la même cohérence ou compacité qu’on utilise dans l’histoire nationale. Le passage au niveau mondial est en réalité le passage à la déconstruction : on n’est pas assez bête, pardonnez l’expression, pour croire que l’on peut écrire un roman « mondial », comme on écrirait un roman national. Le choix pour L’Histoire mondiale de la France d’une forme éclatée dans différentes narrations en est la preuve : ce n’est pas un grand récit que l’on voulait, mais un recueil de nouvelles. Donc en réalité, dans l’idée de construction européenne, ce qui posait problème, ce n’était pas Europe, c’était construction. Or pour passer à une phase d’histoire hétérogène et discontinue, en « archipel », on ne pouvait s’arrêter à l’échelon européen sans reconduire les apories d’une histoire continue, lisse, qu’on appelle le « roman national ». Finalement, si on n’en a toujours pas fini avec le roman national aujourd’hui, force est de constater qu’on n’a même pas commencé un roman européen, qui est en quelque sorte, mort-né.

« Si on n’en a toujours pas fini avec le roman national aujourd’hui, force est de constater qu’on n’a même pas commencé un roman européen, qui est en quelque sorte, mort-né. »

patrick boucheron

Voilà pourquoi nous n’avons pas fait une histoire européenne de la France. À partir du moment où l’on ne voulait pas écrire l’histoire pour construire quelque chose, un sentiment d’appartenance, et même si ce quelque chose, on le souhaitait pourtant d’un point de vue politique, on a fait défection. Entre nous, demander à des historiens de faire l’Europe… Si on leur demandait de faire la France, ils ne seraient jamais d’accord. Alors, l’Europe, pensez-vous !

Dans un contexte de chute du Mur, de réunification, on a pourtant eu une demande, un besoin très fort d’Europe venu des sociétés civiles européennes. L’échec de ces tentatives historiographiques qui ont eu lieu dans les années 1990 serait, à en croire certains historiens, le signe de l’impossibilité même d’écrire une histoire de l’Europe, trop tiraillée entre l’histoire comparée, hétérogène mais pas fédératrice, et l’histoire civilisationnelle, homogène mais trop lisse. Faut-il donc se contenter d’une écriture « européenne » de l’histoire à défaut d’une histoire de l’Europe ?

Je pense que ce constat d’un désamour, d’un désenchantement ou d’un désengagement – je ne saurais choisir entre les trois, alors disons simplement : déprise – doit se faire avec tristesse, à l’image de la tristesse européenne que Camille de Toledo décrit dans Le Hêtre et le Bouleau, mais sans remord. Avec tristesse, parce que j’ai travaillé avec des ardents défenseurs de la construction européenne comme Pierre Monet qui a été un des artisans de ce fameux manuel franco-allemand qui continuait l’effort de réconciliation par d’autres moyens. C’était vraiment une belle idée, et le manuel a été bien écrit, ce qui est une réussite. Mais sa réalisation compliquée reflète aussi toutes les difficultés propres à de telles ambitions : ce n’est pas sur la question des guerres que des problèmes se sont posés, on peut tout à fait faire une histoire partagée, voire commune, des première et seconde guerres mondiales. Mais c’était beaucoup plus difficile sur des sujets moins choquants au premier abord, comme le Moyen Âge ou le XIXe siècle. Sur Bismarck, on ne s’entend toujours pas. Ce nom ne dit pas la même chose en France et en Allemagne, ici le militarisme prussien, là l’état social. On ne pose tout simplement pas les mêmes questions.

Aujourd’hui, on a d’autres moyens, narratifs notamment, de mettre en regard au moins et en relation au mieux, des histoires différentes, grâce à des formes hétérogènes de récit. On vise moins l’histoire commune que l’histoire partagée, ce qui sans doute entre en contradiction avec la visée première de la construction européenne. J’espère que vous n’y voyiez pas un discours de renoncement, ou de mélancolie. Peut-être aspirez-vous à autre chose, à un récit nouveau, 2.0, mais pour notre part, nous avons bricolé.

« On vise moins l’histoire commune que l’histoire partagée, ce qui sans doute entre en contradiction avec la visée première de la construction européenne. »

patrick boucheron

À l’image de l’identité européenne peut-être, qui est, elle aussi, « bricolée » ?

Sans doute, oui !

Dans L’Histoire mondiale de la France, vous faites de l’Affaire Dreyfus une « affaire européenne ». Dans cet espèce de patchwork qu’est la temporalité européenne, il y a quelques événements qui peuvent malgré tout réclamer le titre d’événement européen ?

Bien sûr ! Tout l’enjeu pour nous était de savoir ce qui fait monde en France, comment s’explique un événement qui se produit dans ce que nous appelons la France. C’est le parti pris du livre. Il y a aussi des événements extérieurs qui ont un impact sur la France, sur le modèle épidémique par exemple – la peste, le choléra – ou sur le mode de l’onde de choc. Mais on ne raisonne pas à « France » ou à « monde » constants. Le monde de la France, ce peut être la Méditerranée, dans un moment antique, cela peut être la chrétienté, la latinité, l’Eurasie, l’espace atlantique. Mais très souvent, c’est l’Europe. Là encore, pas une Europe constante dans sa définition ou son identité. Charlemagne est un autre exemple : ce qu’on fait avec Charlemagne, comme pour l’affaire Dreyfus, c’est faire une généalogie française, pourquoi il advient dans le royaume franc à ce moment-là, mais le monde de Charlemagne est européen.

Au fond, les moments qui sont les moments de densité chronologique, où la trame des dates se resserre, sont des moments où la France assume, ou bien dans lesquels le monde reconnaît à la France une sorte d’idéal, de désir, ou d’illusion, d’universalité. Notre ambition était aussi de repérer ces moments un peu extravagants, où la France semblait englober le Monde, sans que celui-ci soit rétif à cet englobement. On peut en compter trois, autour de trois grands personnages : Louis XIV, Napoléon et Charles de Gaulle. Or ces trois moments sont des moments européens : l’horizon de l’expansion ou de l’universel est européen.

Mais notre modèle s’épuise parce qu’au fond, on sait qu’à mesure qu’on s’approche du contemporain, il n’y a pas tant d’événements qui soient des événements européens : la PAC peut-être, DSK… On quitte cette prétention là. Lorsque nous avons construit la chronologie d’ensemble, quand on l’a rassemblée dans un séquençage final, nous aurions bien aimé titrer une partie « La France dans l’Europe », mais ça fuyait toujours. Alors nous avons renoncé.

« Mais notre modèle s’épuise parce qu’au fond, on sait qu’à mesure qu’on s’approche du contemporain, il n’y a pas tant d’événements qui soient des événements européens. »

Patrick boucheron

Dans la conférence que vous aviez donnée dans le cadre du cycle « Une certaine idée de l’Europe », vous affirmiez la nécessité non seulement de sortir d’une approche trop hexagonale de l’histoire mais plus encore de « désoccidentaliser » le monde. Finalement, des historiens non-européens ne sont-ils pas les seuls à pouvoir écrire une histoire européenne du monde sans les biais que vous évoquez ? Faut-il être hors de l’Europe pour en cerner les contours ?

C’est quelque chose de tout à fait intéressant. Je peux assez aisément répondre à cette critique en n’y répondant pas, en me l’adressant à moi-même. Vous êtes la génération qui, je l’espère, va considérer comme naturel le cadre européen d’exercice de l’histoire, en terme de lieux, de cours, de langues. Mais il est difficile désormais de penser un décentrement à l’échelle européenne : Waterloo écrit aujourd’hui par un italien ou par un anglais, c’est à peu près la même histoire, et tant mieux ! À partir du moment où tout le monde lit les mêmes sources dans une même langue, normalement si on croit un peu à notre métier, la nationalité ne devrait pas trop influencer sur le récit. Seulement l’avantage de la lecture étrangère c’est qu’elle prend les faits français comme des faits universels, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne projette pas des affects. Tout cela pour dire que oui, ce serait un projet que j’aimerais faire, car on est allé au bout d’une histoire qui confronte l’Allemagne et la France, l’Italie et la France.

Deux nouvelles solutions se présentent à nous : en premier lieu le débord, qui consiste à faire écrire sur l’Europe des Japonais, des Africains. Puis l’autre possibilité, qui n’est pas contradictoire mais complémentaire : écrire non pas une histoire de l’Europe centrale mais une histoire centrale de l’Europe, c’est-à-dire depuis son centre historico-géographique, qui est beaucoup plus à l’est. C’est ce que fait Timothy Snyder par exemple [dans Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline] ou encore Robert Gerwarth dans son histoire des vaincus [Les Vaincus. Violences et guerres civiles sur les décombres des empires, 1917-1923]. Dans ces études, tout change, jusqu’aux dates des guerres. La première guerre mondiale commence avant et se termine après. On découvre alors ce qui se passe aux périphéries européennes.

Pour résumer, soit on se décentre en se débordant, soit en se provincialisant, en acceptant l’idée que nous ne sommes pas le centre de l’Europe. Cela aurait une vertu essentielle : celle d’affronter le centre effondré de l’Europe, son cœur multiculturel qui est devenu, et c’est bien désolant, le foyer vénéneux du nationalisme ethnique. Et cela ne fait que commencer : il faut aller voir la puissance de séduction de ce modèle, qui est en train de gagner. Cela me paraît tout à fait important.

Cette réécriture de l’histoire qui a lieu en Europe centrale, les historiens ont tenté de s’y confronter, à leurs risques et périls, on pense à la polémique qu’il y a eu autour des « racines chrétiennes » de l’Europe, réactivée aujourd’hui dans les discours politiques alors même que l’histoire a montré les phénomènes d’acculturation, de métissage à l’œuvre en Europe, depuis l’Antiquité et le Moyen-Age. Que peut l’historien face à ces nouveaux récits politiques, simplifiés et séduisants, qui font de l’Europe une citadelle assiégée ?

« Il n’est plus temps de se draper dans ses bonnes intentions indignées. C’est trop tard, il faut tenter d’opposer à ce que vous appelez à juste titre, une « simplification », un contre-récit qui est également entraînant. Car il faut se battre avec les mêmes armes, qui sont les armes narratives. »

patrick boucheron

Électoralement et intellectuellement aussi, ces discours gagnent du terrain. Il n’est plus temps de se draper dans ses bonnes intentions indignées. C’est trop tard, il faut tenter d’opposer à ce que vous appelez à juste titre, une « simplification », un contre-récit qui est également entraînant. Car il faut se battre avec les mêmes armes, qui sont les armes narratives. Quelqu’un qui gagne des points en simplifiant, on ne lui en fait pas perdre en lui courant après, pour crier « Non, c’est plus compliqué que cela ! ». Ma génération n’a pas voulu opposer au récit national un autre récit lisse et homogène, mais si vous avez l’oreille fine, vous saurez que je ne m’en flatte pas. Il y aura forcément un temps après la déconstruction. En tant que médiéviste, j’ai évidemment intégré dans mon récit ce que les spécialistes appellent aujourd’hui « l’ethnogenèse » qui envisage la construction politique des peuples, le fait que les peuples et les identités se déplacent, que ceux qui se disent francs le font pour réassurer leur domination sociale et politique… Mais c’est compliqué à expliquer, et face à la force de persuasion des grandes invasions barbares, cela ne fait pas le poids. Donc on a là un enjeu terrible, un enjeu de savoir mais aussi de pouvoir intellectuel.

Je donne un autre exemple, qui est un peu désespérant : en février 2019 s’est tenu à l’EHESS un colloque sur la nouvelle historiographie de la Pologne et en particulier de la Shoah en Pologne [les actes viennent d’être publiés : Audrey Kichelewski, Judith Lyon-Caen, Jean-Charles Szurek, Annette Wieviorka dir., Les Polonais et la Shoah. Une nouvelle école historique, Paris, CNRS éditions, 2019]. Or il y avait eu dans le public des militants nationalistes et gouvernementaux qui ont insulté l’intervenant Jan Gross, éminent historien polonais qui enseigne à Princeton et qui est à l’initiative de cette nouvelle histoire polonaise. La télévision polonaise était là, elle les filmait et les interviewait ! J’étais du côté de ceux qui ont pris cette agression en pleine face. Je suis de cette génération qui pense, naïvement, que les gens agissent bien ou mal, qu’il y a des zones d’ombres dans l’histoire mais qu’on peut travailler à les éclairer. Or on a eu ici la confrontation presque physique, de deux faits qu’il faut tenir ensemble : d’une part qu’on a bien avancé, bien travaillé et qu’on a été capable d’accueillir en France et d’encourager toute une génération d’historiens et d’historiennes polonais courageux, inventifs, intelligents, d’autre part que c’est au moment même où l’on commence à s’ouvrir à l’idée qu’il n’y a pas une histoire de la Pologne et une histoire de la Shoah comme deux entités séparées, c’est à ce moment précis que cette extraordinaire avancée historiographique se paie d’une non moins extraordinaire régression politique et mémorielle. Après coup, groggys, nous nous sommes dits pourtant : « heureusement qu’ils étaient là, car ce qui s’est passé est une sorte de rappel au réel ». Si on avait été entre nous, on aurait pu se contenter de se féliciter et de se réjouir.

Peut-être cet épisode, cette exportation du débat polonais en France, à l’autre bout de l’Europe, révèle-t-il à quel point l’échelon européen est important.

C’est dans cet espace-là effectivement qu’a pu avoir lieu ce débat. Et cela n’est pas indifférent au gouvernement polonais. Ce dernier pourrait se dire qu’il est protégé par une loi qui criminalise le fait de mettre en cause la Pologne dans la Shoah, que Jan Gross est aux États-Unis… Mais non, il a envoyé des émissaires ici pour réagir. Il y a donc bien un espace intellectuel européen : le paradoxe réside dans le fait qu’ils criaient « La Pologne aux Polonais »… mais en France. À leur corps défendant, ils ont fait vivre un espace de controverse européen !