Paris. La crise sanitaire va conduire à une crise économique. Les gouvernements annoncent ou vont annoncer des mesures de soutien rarement déployées, y compris pendant la crise de 2008, car avant d’être une crise économique, celle de 2008 était d’abord une crise financière. Ici, c’est toute l’économie des pays touchés par la crise sanitaire qui va être affectée. Les banques centrales injectent des quantités de liquidités – réponse traditionnelle à toute crise économique. Mais la question est de savoir si cette injection via le secteur bancaire est efficace ? La crise de 2008 a montré les limites de ce type d’action : les banques – sans mauvaise volonté de leur part – n’arrivent pas toujours à toucher directement les entreprises qui ont besoin de liquidité pour assurer leurs problèmes de trésorerie. Il faut bien sûr identifier ces entreprises, mais il faut aussi que celles-ci passent le filtre des différents comités de crédit internes au regard de leur situation financière, sans parler pour les banques du respect des ratios prudentiels de diversification et autres. Bref, si l’argent envoyé par les banques centrales sort bien des caisses de ces dernières, il n’arrive pas toujours dans les comptes des entreprises, et lorsque c’est le cas, cela met un « certain temps ».
Comme faire pour résoudre cette difficulté ?
Il existe depuis quelques années une idée avancée par les économistes, celle d’ « hélicoptère monétaire ». De quoi s’agit-il ? Il existe plusieurs variantes de cette notion, mais la plus radicale est celle qui correspond à la métaphore employée : une banque centrale injecte directement des liquidités auprès des agents économiques, sans passer par les réseaux bancaires. Comment ? En « distribuant » gratuitement de l’argent à ces agents ! Artus évoque « une création de monnaie sans achats d’actifs en contrepartie » (2012) tout comme Waldman (2013). C’est une solution plus radicale encore que le quantative easing1 : il s’agit d’une « distribution » de monnaie et non d’une injection de monnaie avec achat d’actif en contrepartie comme cela est le cas à travers le quantitative easing. D’un point de vue bilantiel, cela se traduit par une augmentation du passif de la banque centrale sans augmentation conséquente de son actif. La métaphore de l’hélicoptère nous vient de Milton Friedman, dans son livre The optimum quantity of money (1969)2. Il l’emploie notamment au début du livre lorsqu’il tente d’expliquer par un exemple simple pourquoi la monnaie est neutre sur le long terme. Mais cette théorie n’a jamais été mise en œuvre de façon aussi radicale. D’abord parce qu’elle pose de nombreux débats au sein des économistes : elle conduit à la création de monnaie sans achats d’actifs en contrepartie, et donc potentiellement des capitaux négatifs des banques centrales, voire même leur indépendance. Mais il existe une raison encore plus simple pour expliquer l’absence d’utilisation de cette théorie : c’est celui du ciblage de cette distribution. Car contrairement à la métaphore, il ne s’agit pas de larguer du haut d’un hélicoptère des billets de banque où chacun viendra ensuite se servir une fois tombés au sol, ce qui serait d’une assez grande inefficacité du fait qu’il est plus que probable que ce ne sont pas ceux qui en auront besoin qui ramasseront le plus d’argent distribués. Il s’agit au contraire de bien cibler cette distribution d’argent. D’où le changement de métaphore, qui passe à celui de drone monétaire, permettant de produire une image plus ciblée du « largage » d’argent. Mais le problème demeure : comment une banque centrale peut elle s’assurer que cette distribution arrive au bon endroit ?
Les monnaies digitales comme solution à la théorie des drones monétaires
Et c’est là où les réflexions et projets depuis plusieurs mois des banques centrales en matière de monnaie digitales prennent tout leur sens. En effet, la plupart des grandes banques centrales, poussées tant par le FMI que par la BRI, lancent des projets de monnaies de banques centrales digitales (ou « CBDC » selon l’acronyme anglais). De quoi s’agit il ? Tout simplement de mettre en place une nouvelle forme de la monnaie, aux côtés de la monnaie fiduciaire et de la monnaie scripturale, avec une monnaie digitale. Dans ce sens, la monnaie digitale est une représentation numérique de la monnaie légale. Dans la mesure où il existe plusieurs variantes d’une CBDC, il est difficile de définir celle-ci de façon trop précise. Comme l’indique la BRI, « CBDC n’est pas un terme bien défini. Il est utilisé pour désigner un certain nombre de concepts. Cependant, la plupart des gens l’envisagent comme une nouvelle forme de monnaie de banque centrale. Il s’agit d’un passif de la banque centrale, libellé dans une unité de compte existante, qui sert à la fois de moyen d’échange et de réserve de valeur »3. Et de proposer une définition negative d’une CBDC : « La CBDC est une forme numérique de monnaie de banque centrale qui est différente des soldes des comptes de réserve ou de règlement traditionnels ».
Parmi les variantes possibles d’une CBDC aux côtés des autres représentations monétaires (cf. graphique 1), il y a celle où les acteurs économiques détiennent directement un compte auprès de la banque central (cf. graphique 2). Ce n’était pas jusqu’à présent le scénario privilégié, car cela revient à passer au-dessus des banques commerciales et de leurs relations clients ; sans parler du fait qu’une banque centrale n’est pas outillée pour ouvrir des comptes aux agents économiques, et procéder à leur suivi, notamment en terme de process de lutte contre le blanchiment.
Et pourtant, c’est cette idée qui revient comme une petite musique depuis que la crise sanitaire se transforme en une crise économique. Ainsi, l’Institut Veblen propose dans une note de janvier 2020 de « verser à chaque citoyen de la zone euro entre 120 et 140 euros de monnaie centrale numérique, sur un compte ouvert pour chacun auprès de la Banque centrale européenne »4. En pratique, la somme serait versée chaque mois pendant une année test, et tant que l’inflation reste en dessous de la cible de 2 % définie par la BCE. Elle le serait sans contrepartie, et chacun serait libre de la dépenser comme il l’entend. L’émission de monnaie centrale correspondante se situerait aux environs de 480 milliards annuels, soit 40 milliards mensuels. C’est la même idée qui est avancée dans un article récent du Financial Times en mars 20205, peu après la publication, passée relativement inaperçue compte tenu des circonstances, d’un rapport de la Banque d’Angleterre qui précise certains cas d’utilisation des CBDC6, notamment dans le cadre de politique monétaire non conventionnelle.
Si l’idée est séduisante, force est de constater : (i) qu’à ce jour, aucune banque centrale n’a encore émis une CBDC et que la banque centrale la plus en avance sur le sujet (la Banque centrale de Suède) est encore en phase de test : autrement dit, la solution risque d’arriver trop tard ; (ii) les objections quant aux conséquences sur les bilans des banques centrales ne font pas l’objet d’un consensus quant aux réponses à y apporter ; (iii) les conséquences sur les activités des banques commerciales ne sont pas bien mesurées, et il faudrait éviter de créer un problème systémique supplémentaire en fragilisant les banques commerciales. C’est donc sur le papier une excellente idée mais qui mérite d’être étudiée plus en détail.
Sources
- Pour la distinction entre les deux, cf. What is helicopter money ?, World Economic Forum
- « Let us suppose now that one day a helicopter flies over this community and drops an additional $1,000 in bills from the sky, which is, of course, hastily collected by members of the community. Let us suppose further that everyone is convinced that this is a unique event which will never be repeated ».
- Bank for International Settlements, Central bank digital currencies, Mars 2018
- CARRE Emmanuel, COUPPEY-SOUBEYRAN Jézabel, LEBRUN Thomas, RENAULT Thomas, Note Veblen : Un « drone monétaire » pour remettre la politique monétaire au service de tous, Institut Veblen, 22 janvier 2020
- KAMINSKA Izabella, Digital stimulus ?, Financial Times, 13 mars 2020
- Bank of England, Central bank digital currency : opportunities, challenges and design, mars 2020