Comme l’a affirmé Jean Monnet : « L’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises ». De la communauté européenne du charbon et de l’acier à la réunification de l’Allemagne, qui a permis de concevoir l’Union économique et monétaire à la hâte au début des années 1990, cette maxime semble toujours avoir été confirmée. La crise de l’euro a vu naître le mécanisme de sauvetage conditionnel de type FMI mis en œuvre dans le cadre du MES (ainsi que l’OMT faisant de la BCE le prêteur en dernier ressort) et l’Union bancaire visant à empêcher que les crises financières ne fassent sombrer les finances d’un État membre. En 2013, la zone euro était équipée pour faire face aux nombreuses menaces à son intégrité que les auteurs de Maastricht avaient laissées sans réponse. Enfin, le référendum grec et le cycle électoral de 2015 ont apporté la preuve politique qu’aucun État membre ne quitterait volontairement l’euro à cause de ses faiblesses économiques. 

Après 2015, l’absence de pressions inflationnistes a permis aux achats d’actifs de la BCE de maintenir le calme sur les marchés financiers et de contenir les soubresauts de l’euro. Les importantes percées politiques des populistes ont principalement émergé dans le monde anglo-saxon plutôt qu’au sein des grandes économies d’Europe continentale. Toutefois, l’intégration économique européenne ne s’est pas faite, laissant la monnaie commune sans politique budgétaire centralisée. L’instrument budgétaire pour la convergence et la compétitivité (BICC) adopté fin 2019 était un échec embarrassant. La pandémie de Covid-19 a d’ailleurs balayé cet instrument. 

Au début de la pandémie, la BCE a pris de nouvelles initiatives importantes qui ont permis de soutenir les mesures mises en place par les États membres pour lutter contre le virus. Peu après, des mesures novatrices ont été prises, notamment par la Commission qui peut désormais mobiliser jusqu’à 100 milliards d’euros dans le cadre du programme SURE. L’été 2020 a vu une avancée majeure dans l’intégration budgétaire européenne avec l’accord (toujours en cours de négociation) du Conseil sur le fonds européen ‘Next Generation EU’ de 750 milliards d’euros, en plus du budget général de l’UE. Ce fonds comprend 390 milliards d’euros de subventions financées en commun qui seront mises à la disposition des membres de l’UE, explicitement dans le but de faire face – de manière anticyclique – aux retombées économiques de la pandémie. Les 360 milliards d’euros restants devaient être mis à la disposition des États membres sous forme de prêts. Ces sommes s’ajouteront donc au calcul de leur dette nationale, même si les obligations sont émises par la Commission et garanties par l’UE dans son ensemble.

Les dirigeants européens ont également convenu que ces fonds soient utilisés conformément aux recommandations spécifiques par pays établies par la Commission dans le cadre du Semestre européen. Les États membres peuvent notamment interrompre le décaissement des fonds destinés à un autre membre si ses engagements de réforme ne sont pas satisfaisants. Dans ces circonstances, les membres de l’Europe du Sud s’abstiennent d’avoir recours aux prêts disponibles, en raison des préoccupations liées aux niveaux d’endettement intérieur, mais aussi et surtout à la stigmatisation politique liée aux conditions de réforme.  

Ces gouvernements commettent cependant une grave erreur politique et économique. Alors que la deuxième vague de Covid-19 frappe l’Europe, la région est assurée d’entrer dans une récession « en W », renforçant le risque de voir les niveaux de dette/PIB augmenter et faisant du manque de stimulation adéquate la préoccupation la plus pressante. Deuxièmement, la Commission n’est pas le Mécanisme européen de stabilité. Il est dans son intérêt institutionnel de voir émettre autant de dette européenne à garanties communes que possible, car c’est la taille du marché commun de la dette européenne qui, plus que toute autre chose, témoigne de l’attractivité de l’euro en tant que monnaie de réserve mondiale. La Commission ne sera donc pas sévère avec les États membres qui ne dépensent pas l’argent correctement, d’autant plus que les recommandations spécifiques pour 2020 indiquent explicitement que la lutte contre la pandémie est la priorité la plus importante. En d’autres termes, les « préoccupations en matière de conditionnalité » des gouvernements du Sud sont largement exagérées et masquent surtout une réticence à ‘perdre la face’ sur la scène politique nationale. Enfin, la réticence de ces États membres à solliciter l’aide disponible sous forme de prêts rendra moins probable la poursuite d’une politique monétaire aussi vigoureuse qu’elle l’a été jusqu’à présent. 

Depuis son lancement en mars 2020, le Programme d’achat d’urgence en cas de pandémie (PEPP) de la BCE a permis à cette dernière d’acheter plus de 100 % de toutes les nouvelles dettes publiques émises dans la zone euro. Il ne fait aucun doute que la BCE continuera à apporter un soutien important aux marchés financiers, alors qu’elle s’éloigne de plus en plus de son objectif d’inflation. Cependant, certains membres du Conseil des gouverneurs s’opposeront probablement à ce que les États membres se contentent d’avoir recours à ce soutien monétaire discret et indirect tout en refusant les prêts disponibles. Cela signifie que le nouveau stimulus de la BCE, qui devrait être annoncé en décembre, pourrait décevoir les attentes (très élevées) des marchés financiers. En conséquence, les conditions historiquement favorables dont bénéficient les gouvernements du Sud sur les marchés obligataires pourraient ne pas durer. Ce serait un prix très élevé à payer pour ces gouvernements qui n’auront alors pas accepté de solliciter des prêts au moment opportun et alors que la deuxième vague pourrait de toute façon les forcer à y avoir recours ultérieurement. L’appel récemment lancé par la présidente de la BCE à rendre permanent le fonds Next Generation EU ne se concrétisera pas tant que les États membres ne se donneront même pas la peine de l’utiliser pleinement pendant cette crise historique. 

Si le refus des gouvernements du Sud d’accéder aux prêts persiste, ce ne sont donc plus seulement les soi-disant « frugaux » qui bloqueront l’intégration fiscale de l’UE. Il est dès lors urgent qu’un gouvernement fasse un pas en avant dès maintenant.