Eisenstadt. Dans les systèmes de partis de plus en plus fragmentés de l’espace germanophone, l’obtention par un seul parti d’une majorité parlementaire absolue fait aujourd’hui figure d’exception. Si les gouvernements « monochromes » étaient encore d’usage au début des années 2000 dans un certains nombre de régions, l’affaiblissement considérable des partis de masse (sociaux-démocrates, chrétiens-démocrates) et l’apparition d’une offre politique alternative (Verts, extrême-droite) a contribué à la disparition progressive de ce modèle. En ce début d’année 2020, une situation de majorité absolue ne se présentait ainsi dans aucun des 16 Länder allemands, des 9 Länder autrichiens et des 17 cantons de Suisse germanophone1 ; partout où la constitution régionale n’attribue pas déjà les postes gouvernementaux sur une base proportionnelle, une coalition d’au moins deux partis était nécessaire pour atteindre la majorité. La nécessité de coalitions de plus en plus complexes constitue même un défi majeur pour l’avenir d’un système pensé autour de la représentation proportionnelle, et où la montée des extrêmes tend à mener à l’ingouvernabilité, comme nous l’avons déjà souligné à plusieurs reprises dans ces colonnes 2.

L’issue de l’élection de ce dimanche au Burgenland, région de 300 000 habitants à l’extrême est du pays, est donc surprenante à plus d’un titre. D’abord par les 19 mandats sur 36 (49,9 %,+8pp) obtenus par le ministre-président sortant Hans Peter Doskozil3, qui remporte une victoire d’une rare ampleur. Ensuite parce que son parti, le Parti social-démocrate d’Autriche (SPÖ, S&D), dont la famille politique est en difficulté à l’échelle européenne, était engagé depuis 2015 dans une coalition controversée avec le Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ, ID).

Élections régionales autrichiennes, Burgenland

Le Burgenland, Land rural et frontalier avec la Hongrie, dont il a d’ailleurs fait partie jusqu’au traité de Trianon de 1920, est aussi le Land le plus pauvre d’Autriche : il est la seule région à bénéficier du Fonds Européen de développement régional, et dépend fortement de l’agriculture et du tourisme. C’est aussi un bastion historique des sociaux-démocrates, qui y gouvernent de manière ininterrompue depuis 1964. En 2015, cependant, le ministre-président de l’époque Hans Niessl avait conclu une alliance controversée avec le FPÖ, qui était arrivé troisième. La coalition, dont la section régionale du SPÖ a plusieurs fois souligné le succès et la bonne ambiance de travail malgré les critiques de la direction fédérale du parti, avait été fragilisée l’an passé par la révélation de l’« affaire d’Ibiza ». Les deux partenaires de coalition avaient alors décidé d’un commun accord d’avancer au 26 janvier l’élection originellement prévue pour mai. Cette fois, le parti d’extrême-droite, fragilisé par les affaires et potentiellement victime de sa position de partenaire minoritaire4, accuse une forte baisse, n’obtenant que 9,8 % des voix et 4 sièges (-5,3pp).

Les 49,9 % du SPÖ représentent une hausse de 8 points, bien mieux que l’ÖVP du chancelier Sebastian Kurz, qui parvient à améliorer légèrement son score d’il y a cinq ans à 30,6 % (+1,5pp). Pour les Verts, qui viennent d’entrer au gouvernement fédéral à Vienne comme partenaires minoritaires des conservateurs5, il n’y a guère d’effet positif : ils stagnent à 6,7 % (+0,3pp) et 2 sièges. Les libéraux de NEOS (RE) ne parviennent pas à passer la barre des 5 % nécessaire pour la représentation au Landtag, réunissant 1,7 % des suffrages (-0,6pp). Ainsi les électeurs du Burgenland ont choisi de plébisciter la formation politique traditionnellement dominante plutôt que de se lancer dans des expériences nouvelles.

Peter Doskozil, qui a succédé à Niessl en 2019, a mené une campagne mélangeant le populisme de droite et de gauche. Doskozil, policier de formation, a été ministre fédéral de la Défense et du Sport en 2016-2017 avant de rejoindre le gouvernement du Burgenland d’abord comme ministre régional des finances. Son gouvernement régional mène une politique sociale assez généreuse, garantissant notamment un salaire minimum de 1700€ net, mais aussi une politique migratoire restrictive.

L’issue du vote de ce dimanche confirme ainsi une tendance à la régionalisation des équilibres politiques déjà largement observée lors de ces derniers mois, notamment lors de plusieurs scrutins dans l’Est de l’Allemagne : les partis sociaux-démocrates, affaiblis à l’échelle nationale et en passe d’être dépassés par les Verts6, s’affirment malgré tout comme des forces dominantes dans certains espaces régionaux comme le Burgenland où le Mecklembourg.  Quand aux partis verts et libéraux, leurs bonnes dynamiques dans les zones urbaines prospères sont contrebalancées par des performances fragiles dans les territoires périphériques économiquement moins performants. La plupart des électeurs du SPÖ et du FPÖ, dont la coalition a reçu un taux d’assentiment de près de 60 %, ont aussi déclaré, ce dimanche, avoir pris leur décision sur des critères strictement régionaux, et, pour les premiers, par sympathie pour le ministre-président sortant7. C’est aussi à cette échelle régionale que les efforts de construction de consensus, de collaboration transpartisane et d’innovation politique se manifestent de la manière la plus flagrante, de la nomination du premier ministre-président vert (Bade-Wurtemberg) à de nouvelles « Très grandes coalitions » (Saxe, Saxe-Anhalt) en passant par de nouveaux modèles minoritaires (Thuringe), sans oublier l’étrange coalition rouge-bleue qui gouverne encore au Burgenland. Alors que les dynamiques fédérales apparaissent comme de moins en moins lisibles, les évolutions régionales rendent compte de l’hétérogénéité des clivages, mais aussi – et peut-être surtout – de la possibilité d’une recomposition productive différenciée de l’espace politique.

Perspectives :

  • La majorité absolue conquise permettra désormais aux sociaux-démocrates du Burgenland de se passer de leurs alliés du FPÖ, mais l’offre politique qui a été plébiscitée par les électeurs est une forme unique en Europe de synthèse entre deux programmes que tout semble opposer.
  • La victoire de Doskozil risque aussi d’accentuer les débats autour d’un changement de politique du SPÖ.
Sources
  1. En toute exhaustivité, on notera que la Communauté germanophone de Belgique, le Liechtenstein et le Tirol du Sud, également germanophones, ne présentent pas non plus de majorité absolue d’un seul parti.
  2. HUBLET François et SCHLEYER Johanna, L’ère des Très Grandes Coalitions et l’Allemagne ingouvernable, Le Grand Continent, 29 avril 2019.
  3. Résultats provisoires du vote, Gouvernement du Burgenland, 26 janvier 2019.
  4. La crise de l’alternance politique, Le Grand Continent, 26 janvier 2019.
  5. HUBLET François, Turquoise-vert : les nouvelles couleurs de l’Autriche, Le Grand Continent, 30 décembre 2019.
  6. Les deux partis, SPÖ et Verts, sont donnés à 17 % dans les dernières enquêtes d’opinion.
  7. Spitzenkandidat für SPÖ-Wähler Hauptmotiv, ORF, 26 janvier 2019.