Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis
(Corneille, Sertorius, III, 1)
« Être valentinois, c’est être natif de Valence, draguignanais de Draguignan, et briochin de Saint-Brieuc. Mais être de Paris, ce n’est pas être né à Paris, c’est y renaître. Et ce n’est pas non plus y être, c’est en être. Et ce n’est pas non plus y vivre, c’est en vivre. Car on en vit, et on en meurt. Être de Paris, ce n’est pas y avoir vu le jour, mais c’est y voir clair. On n’est pas de Paris comme on est de Clermont, mais on est de Paris comme on serait d’un cercle : on est élu Parisien, élu à vie. C’est une dignité, c’est une charge aussi. On doit être à ses ordres, à sa dévotion, quand Paris nous a fait l’honneur de nous admettre. Aimer Paris rend orgueilleux, car il vous devient à ce point nécessaire qu’on en arrive à croire qu’on peut lui être utile. » Ces mots sont de Sacha Guitry, figure par excellence de l’« Esprit de Paris » qu’il décrit ici, et pourtant né à Saint-Pétersbourg où son père, le comédien Lucien Guitry, avait été engagé pour neuf ans dans un théâtre, justement pour y faire rayonner l’art dramatique parisien. Il est vrai qu’une spécificité des grandes métropoles est bien qu’il n’est pas requis d’y être né pour y être adopté ou pour s’y sentir chez soi — la réciproque étant également vraie. Rien de plus démocratique au fond que la grande ville, et pourtant rien de plus élitiste non plus — ce n’est pas un hasard si Guitry la compare à un cercle.
Depuis une dizaine d’années, les propositions politiques visant à un décloisonnement de la capitale parisienne, au profit d’une meilleure intégration des vingt arrondissements qui la composent aux communes de petite et moyenne couronne qui la ceignent, ont progressivement donné lieu à des projets d’investissements immobiliers, sociaux et urbanistiques. On voit peu à peu se rapprocher l’horizon concret où la barrière du périphérique, symbole de la fracture entre une capitale riche et ultra-intégrée à la mondialisation et une banlieue en difficulté, sera, sinon abolie, du moins largement atténuée. Plus de 150 ans après l’agrandissement de 1860, dernière évolution en date des frontières de la capitale, qui avait vu ses limites étendues de l’ancien Mur des Fermiers généraux à l’enceinte de Thiers, le Grand-Paris ouvre la voie à une nouvelle redéfinition du périmètre de l’espace urbain parisien — bien qu’il ne s’agisse pas, cette fois (et pour le moment), d’agrandir la superficie de la commune, mais plutôt de mieux l’intégrer à son agglomération. Pourtant, les discussions et les idées qui ont émergé parallèlement à ce projet de grande ampleur semblent, jusqu’à présent, faire d’un élément décisif que l’histoire du « mythe de Paris », qui atteignit son apogée sous le Second Empire, au point que Walter Benjamin en tira le qualificatif de « Capitale du XIXe siècle 1 », nous a enseigné : Paris s’est construit et inventé à travers la littérature, qui l’a raconté, rêvé, conspué, adoré ou simplement parcouru de fond en comble.
Paris, capitale du XIXe siècle
Comme toute nation, l’histoire de cette invention littéraire du Paris moderne a son panthéon propre, le plus vaste de toutes les cités européennes. Le père fondateur de la flânerie parisienne est sans doute Louis-Sébastien Mercier, dressant son Tableau de Paris pendant la décennie de la Révolution française. Cet exemple fondateur a inspiré de nombreux travaux de physiologistes de la ville-lumière au XIXe siècle, inventant un genre que Walter Benjamin nomma la « littérature panoramique » : les chroniques de L’Ermite de la Chaussée d’Antin d’Étienne de Jouy sous l’Empire et la Restauration ; sous Louis-Philippe, les entreprises collectives de Paris ou le livre des Cent et Un, des Français peints par eux-mêmes ou Le Diable à Paris (sous-titré Mœurs et coutumes, caractères et portraits des habitants de Paris, tableau complet de leur vie privée, publique, politique, artistique, littéraire, industrielle) ; Paris anecdote et Paris inconnu d’Alexandre Parent-Duchâtelet sous le Second Empire ; ou encore les Physiologies parisiennes d’Albert Millaud sous la Troisième République. La caisse de résonance de ces productions est la presse satirique : dans Le Nain Jaune, Charivari, Le Tintamarre, etc., elle inonde l’espace public de caricatures comme celles d’Honoré Daumier, qui ancrent ces figures stéréotypées dans la conscience collective. C’est dans ce laboratoire de la vie sociale parisienne que s’élaborent progressivement les stéréotypes du chiffonnier pour le Paris populaire 2, du dandy pour le Paris mondain, de la grisette pour le Paris érotique, autant de lieux communs de l’imaginaire collectif du et sur le XIXe siècle.
C’est en interaction directe avec cette littérature panoramique que les auteurs de romans-feuilletons se sont emparés du matériau parisien pour en faire le cadre et parfois le sujet de leurs œuvres. L’apogée de cette inter-pénétration entre l’invention d’un imaginaire romanesque de la ville et la construction de types qui codifient l’espace urbain a été atteint sous la Monarchie de Juillet, avec le succès planétaire des Mystères de Paris d’Eugène Sue d’une part, et avec le réseau fourmillant des figures et des intrigues développé par Balzac dans La Comédie humaine d’autre part. Comme l’ont montré les travaux de l’historienne du littéraire Judith Lyon-Caen 3, la littérature de ces années est bien autre chose qu’un document sur son époque : elle est un agent social actif qui, selon ses moyens propres, ceux du travail de la langue, de l’imagination et de la tension dramatique, participe à configurer une auto-fascination des lecteurs, parisiens ou non, pour la ville de Paris. Pour ceux qui la découvraient ou la visitaient, de l’époque romantique à la veille de la Première Guerre mondiale, ce que le nom « Paris » recouvre a constitué, pourrait-on dire, une expérience de réalité augmentée par la production, la diffusion et la réception de représentations littéraires de la ville.
Néanmoins, le roman n’a pas eu le monopole de l’invention littéraire de la « capitale du XIXe siècle ». La poésie, elle aussi, par ses moyens allégoriques et formels propres, y a joué un rôle majeur. De la section « Tableaux parisiens » des Fleurs du Mal aux poèmes en prose du Spleen de Paris, Baudelaire est sans doute le poète qui a laissé sur la ville la plus grande empreinte pendant les deux décennies du Second Empire, immortalisée par le cri du poète face au Cygne égaré parmi les travaux du vieux Carrousel :
Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel) 4
Signe mélancolique d’une écorchure vive du flâneur parisien perdu dans une capitale que les travaux d’Haussmann transforment à la fois en champ de ruines et en boulevards flambant neufs, le spleen baudelairien demeure, pour le flâneur parisien d’aujourd’hui, l’expression la plus vivante de ce qui a donné naissance à son univers urbain quotidien, bien que les cafés des boulevards aient été remplacés par des Grands Magasins et les fiacres par des automobiles.
Forme populaire et vivante de la poésie, la chanson a elle aussi eu sa part dans la construction des mythes et des lieux communs de l’espace parisien : il n’est qu’à regarder — non sans une certaine ironie quand on sait le sort sanglant qui leur fut généralement réservé —, le nombre de rues de Montmartre qui portent le nom de chansonniers et de poètes ouvriers de la Commune, de la fin du siècle ou de la Belle Époque.
Sans prétendre bâcler en quelques lignes la généalogie de l’invention de la ville par la littérature au XIXe siècle, disons tout au moins que, de tous les événements politiques, culturels et sociaux qui ont jalonné Paris au cours du siècle, des révolutions de juillet 1830 et de février 1848 aux répressions sanglantes d’avril 1834, juin 1848, décembre 1851 ou mai 1871, il n’y en a pas un qui n’ait été raconté, transmis ou déformé, fantasmé ou cauchemardé, idéalisé ou pleuré par la littérature, et pas un non plus dont l’image rétrospective que nous en avons ne demeure associée aux productions littéraires qui l’ont décrit.
Aux XXe et XXIe siècles, les amoureux de Paris et de ses vingt arrondissements couvrant 100 km2 5 non pas manqué non plus, de Guillaume Apollinaire à Charles Trénet, de Jacques Prévert à Patrick Modiano : innombrables figures du « Piéton de Paris », comme se nommait l’un d’entre eux — et non des moindres —, Léon-Paul Fargue.
Le vieux Paris n’est plus…
Au regard de cette histoire longue et dense de la constitution du mythe de Paris, le nouvel élargissement de l’horizon parisien au XXIe siècle prend un autre visage. La réalisation effective du Grand-Paris passera par le grand pari de donner à celui-ci une épaisseur littéraire. C’est par ce moyen seul qu’on parviendra à faire de cette conurbation une entité imaginaire enviable, à la fois aussi démocratique et aussi élitiste que celle que la voix de Guitry nous rappelait plus haut. Bien au contraire, pour l’instant, s’il s’agit de comparer Paris à Créteil ou Neuilly-sur-Seine à Aubervilliers, en être et y être, y avoir vu le jour et y voir clair demeurent cruellement indissociables. Donner au Grand-Paris une dignité littéraire est le seul moyen de rendre réel le sens de ce nouvel horizon de la ville.Ainsi, le « peintre de la vie moderne », pour reprendre le titre de l’essai de Baudelaire sur Constantin Guys, le flâneur parisien du XXIe siècle, devra être celui qui saura donner voix et corps en littérature à cet espace urbain nouveau. Et, là comme ailleurs, la poésie a sans doute eu, bien que timidement, un rôle précurseur. Dès 1982, le poète éminemment parisien qu’est Jacques Réda, parcourait la proche banlieue de Paris dans Hors les murs : Malakoff, Bagneux, Créteil, Asnières, Vélizy, Fontenay-aux-Roses, Boulogne… Le terrain du flâneur parisien moderne s’ouvre à des lieux, des lumières, des expérience sensorielles et des points de vue inédits, qui constituent autant de cadres formels que la littérature pourra investir de mythologies contemporaines :
La corde en béton musical, de Clichy vers Asnières,
Vibre au ciel pur de tout fantôme et, badaud comme un chien,
Je file en amont sur la berge aux odeurs buissonnières. 6
Dans un registre différent, le poète Franck Venaille, né dans le XIe arrondissement et mort en 2018, racontait dans L’Enfant rouge et dans son recueil Hourra les morts ! son enfance, et notamment ses souvenirs de jeune supporter parisien du Red Star, qu’il allait applaudir au stade Bauer, à Saint-Ouen. L’échelle géographique du football parisien est d’ailleurs une voie stimulante pour nous aider à opérer le décentrement relatif que le Grand-Paris exige de nous. En effet, les stades où évoluent les trois clubs de la capitale se trouvent tous à la lisière de la ville ou hors de ses murs : le Red Star au stade Bauer de Saint-Ouen ; le Paris FC au stade Charléty, entre le boulevard Jourdan et la commune de Gentilly ; et le Paris-Saint-Germain, qui porte dans son nom celui d’une ville située à 25 km de Paris, au Parc des Princes, à la frontière entre Paris et Boulogne-Billancourt. D’autres sports invitent d’ailleurs au même exercice de décentrement : les seules équipes de franciliennes de la première division du championnat de France de basket-ball sont celles de Nanterre et Levallois. Et le Stade de France, qui accueille les événements sportifs les plus importants du pays, est à Saint-Denis, où se trouvera également le village olympique des Jeux Olympiques de 2024, événements qui montrera au monde entiers le visage d’un Paris aux frontières rebattues. À condition que la littérature, les arts du langage, les œuvres de fiction au sens large, aient, d’ici là, engagé un travail d’investissement imaginaire de ces nouvelles frontières.
La dissémination du continent littéraire parisien dans sa périphérie est une tâche essentielle au décloisonnement d’une capitale qui étouffe d’être enfermée sur elle-même et s’uniformise peu à peu, ce dont les records historiques des prix de l’immobilier sont un symptôme parmi d’autres. Dans cette perspective, outre la voie que nous indique la pratique du football, un medium artistique peut nous servir de boussole : ce sont les graffitis. Non pas tous les tags indistinctement, non pas les simples dégradations faites par des apprentis provocateurs, mais l’éruption de couleur, de rage et d’énergie sensible que les tags nous montrent aussi bien dans et qu’hors de Paris. Longer une voie de RER, un immeuble vétuste ou un pont d’autoroute tagués, c’est faire l’expérience de la manière dont des espaces urbains construits par des pouvoirs publics peu scrupuleux au mépris de l’environnement humain et esthétique qu’ils venaient déchiqueter, peuvent être reconquis, recoin par recoin, par la main humaine. Cette voie que le street art nous indique constitue un paradigme fécond pour le travail que la littérature, et plus généralement les arts du langage, dont le ressassement constant de l’imaginaire parisien a fait les inventeurs de cette ville fascinante, doivent suivre, pour que le pari d’étendre les frontières de horizon urbain ne se limite pas à des opérations de promotions immobilières et à des agrandissements du réseau de transports, conditions nécessaires, mais largement insuffisantes pour révolutionner la forme d’une ville.
Sources
- Walter Benjamin, Paris. Capitale du XIXe siècle, Paris, éditions du Cerf, 1997, somme magistrale que Walter Benjamin laissa inachevée, publiée dans son état fragmentaire à titre posthume.
- L’importance capitale de la figure du chiffonnier dans l’imagerie populaire, sociale et littéraire de Paris au XIXe siècle a récemment été étudiée par Antoine Compagnon dans Les Chiffonniers de Paris, Paris, Gallimard, 2017.
- Voir Judith Lyon-Caen, La Griffe du temps, Paris, Gallimard, 2019 et La lecture et la vie. Les usages du roman au temps de Balzac, Paris, Tallandier, 2006.
- Charles Baudelaire, “Le Cygne”, Les Fleurs du Mal, dans Œuvres complètes, t. I, éd. Claude Pichois Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, p. 35.
- Rappelons, pour donner un ordre de grandeur, que la superficie couverte par les vingt arrondissements de la capitale en font une ville deux fois plus petite qu’Amsterdam, quatre fois plus petite que Vienne, neuf fois plus petite que Berlin, douze fois plus petite que Rome et quinze fois plus petite que Londres.
- Jacques Réda, “Octobre à Asnières”, Hors les murs, Paris, Poésie Gallimard, 2001 [1982], p. 38.