Un enfant dans la pièce

Dans son nouveau film aux allures de polar, Costa-Gravas nous plonge dans la Grèce de 2015. Yanis Varoufakis, nouveau ministre des finances, cherche à négocier un allègement de la dette auprès de l’Eurogroupe qui ne va pas lui faciliter la tâche. Un pari cinématographique pas toujours réussi mais qui a le mérite de révéler les huis clos et le cynisme de nos dirigeants.

Costa-Gavras, Adults in the room, 2019

En janvier 2015, alors que la Grèce sombre dans un cycle de dette et d’austérité, les élections amènent au pouvoir Alexis Tsipras, représentant de la gauche radicale. Le film de Costa-Gavras suit les quelques mois au cours desquels son ministre des Finances, Yánis Varoufákis, cherche à négocier un allègement de sa dette auprès de l’Eurogroupe, le conseil des ministres des Finances européens, lequel pose comme préalable à toute avancée l’adoption d’un Mémorandum austéritaire.

« Toute ressemblance avec des événements réels, des personnes mortes ou vivantes n’est pas le fait du hasard. Elle est volontaire. » C’est ainsi que commençait Z de Costa-Gavras en 1969, mais cette annonce pourrait tout aussi bien ouvrir son dernier film, Adults in the room (2019), adaptation de l’ouvrage du même titre de Yánis Varoufákis (en français Conversations entre adultes, Actes Sud, 2017) à l’affiche depuis ce mercredi. Filmé presque comme un polar, avec un scénario écrit en grande partie à partir des enregistrements des séances de l’Eurogroupe, virant au surréalisme vers sa fin, le nouveau film de Gavras oscille entre cinéma militant de qualité et comédie grotesque involontairement parodique sur les événements historiques qui ont secoué la Grèce de janvier à juillet 2015. Avec ce film, Gavras continue à s’intéresser aux grands thèmes de sa carrière cinématographique : l’abus de pouvoir, le rapport entre absolutisme et apparence de démocratie, la possibilité de résistance individuelle ou collective face à des systèmes politiques inflexibles voire totalitaires.

L’histoire d’un seul homme

« 50 ans après Z, la même merde de la part de la presse », dit Michelle Ray-Gavras au journal athénien Lifo, au moment de la sortie du film en Grèce 1. Si les ressemblances avec Z sont aussi remarquables que volontaires, on doit se demander si on aurait raison de considérer comme identiques la réception du film, la réaction de la presse et du public … Adults in the room a effectivement connu un accueil très mitigé voire négatif en Grèce et a donné lieu à des polémiques qui ont conduit la plateforme ImDb jusqu’à désactiver la possibilité de noter et de commenter la page du film. S’agit-il pourtant, comme pour le cas de Z, d’une tentative de censure et un effort de dénigrer le film pour sa position politique ? Ou bien est-ce que la position politique d’Adults in the room est ce qu’il y a de moins critiquable dans ce film ? Dans le dernier film de Gavras, les événements de 2015 semblent racontés depuis la chambre des enfants ; on s’amuse peut-être, on laisse parfois échapper un sourire complaisant, on fait l’effort de retenir un rire, mais on a du mal à y croire. Gavras suit Varoufákis dans les couloirs de Bruxelles, de Francfort et de Berlin ou encore dans les tavernes d’Exarcheia et dans sa maison à Athènes, restant avec lui devant des portes fermées quand les décisions finales sont prises.

« Les événements de 2015 semblent racontés depuis la chambre des enfants »

Ioanna Bartsidi

Plus que l’histoire d’un peuple, de la gauche, d’un parti ou même d’un gouvernement, le film raconte l’histoire d’un homme, le ministre des Finances grec pendant les premiers six mois du gouvernement de Tsipras. D’un ministre qui fut réduit à un enfant par les journalistes et s’est fait jeter hors de la pièce des grandes personnes, non seulement par ses opposants politiques, mais aussi par son premier Ministre, son parti et une partie considérable de l’opinion publique grecque. Cette histoire de l’outsider prodige qui traverse l’Europe pour sa patrie avec une lettre de démission dans la poche intérieure de sa veste garantissant tout au long du film son intégrité morale absolue ne réussit pas à nous émouvoir : elle offre à Gavras beaucoup moins que le virtuose palimpseste des consciences morales et politiques issu du roman de Vassilis Vassilikós dont naquit le chef d’œuvre de Z. En ce sens, Adults in the room manque de politique.

On y retrouve pourtant des belles touches de la cinématographie de Gavras, comme la présence sculpturale des personnes filmées de loin dans des paysages architecturaux imposants tels des fresques vivantes, le mouvement chorégraphique des corps — subtilement présent dans tout le film et culminant dans les deux apparitions d’un chœur de tragédie grecque — les juxtapositions de visages et de groupes d’hommes, le travail subtil au niveau des voix soulignant en fin de compte l’univocité du discours du pouvoir qui ressort de la pluralité humaine qui le représente. Gavras maîtrise bien l’art du suspense et du thriller politique, du moins dans la première partie du film, dans laquelle il s’appuie, plus directement que dans la seconde, sur les enregistrements des séances. Les personnages conservent à ce stade encore un peu de la consistance de ceux de Z et le choix de n’esquisser que leurs contours, de ne laisser apparaître que leur rôle, de ne montrer que la place qu’ils occupent comme des pions dans un jeu d’échecs reste un parti pris appréciable et maîtrisé.

Dans la deuxième partie du film, qui décrit les événements après l’annonce du référendum du 7 juillet 2015, Gavras n’a plus de matériau réel avec quoi faire du cinéma, et il est obligé de transformer sa caméra en miroir dans lequel Varoufákis peut voir se refléter une image hagiographique de lui-même.

Le soir du référendum, la scène se déroule dans le bureau du Premier Ministre. Quand la victoire du « non » s’annonce, le héros est le seul à se rendre à la fenêtre pour regarder « le peuple ». Alexis Tsipras et ses collaborateurs, représentés comme obsédés par leur image et le pouvoir, tournent la tête vers l’écran télévisé pour voir les pourcentages. Yánis est bien seul à penser au peuple et à le regarder par la fenêtre ; mais nous spectateurs ne savons pas ce qu’il voit. Nous ne retrouverons pas ici les merveilleux plans de foule, de manifestation et de combat de Z, ni les majestueux champ-contrechamp des camps opposés et les montages avec scènes juxtaposés sous la bande sonore épico-lyrique de Theodorákis. Un lent sirtaki d’Alexandre Desplat, dont l’élégance peine à échapper au folklore, jouera dans le fond des chorégraphies pensées sur le mode de la performance artistique et dont le message est simple : le pouvoir, c’est des guignols.

On regrettera autant que la présence réelle du peuple, la richesse des tensions intérieures aux deux champs politiques opposés de Z et leur complexité mutuelle, de la jeunesse patriotique et de l’Etat profond à la gauche communiste et aux journalistes libéraux démocrates des journaux nationaux, qui rendaient l’ampleur de la dynamique du pouvoir et de la résistance dans Z. « Des hommes contre des hommes, c’est ça la dynamique d’un film », dit Gavras à son entretien chez Médiapart le 4 novembre 2019. Mais si telle était bien la dynamique tragique et stupéfiante de Z, de L’Aveu (1970), de l’Etat de siège (1973) et même d’Eden à l’Ouest (2009) dans les Adultes on ne voit qu’un seul homme contre tous, qui manque pourtant la complexité et l’ambiguïté morale du héros du Couperet (2005). Même les membres des équipes du gouvernement grec sont dépeints comme une poignée de pions, des bureaucrates tout autant que les autres, seulement un petit peu moins hostiles que les technocrates européens ; deux groupes dont la distinction se brouille au fur et à mesure de la progression du film et de la sanctification de Yánis.

Autour de lui il n’y a pas de « gauche », ni de parti, ni même d’équipe, seulement les hommes et les femmes du Premier Ministre, espadon pris au crochet : Alexandros Bourdoumis joue en second rôle masculin un chef d’Etat ignorant, angoissé et hésitant, allant parfois jusqu’au comique, qui beaucoup plus qu’à Alexis Tsipras, ressemble au Procureur de Z interprété par François Perrier. Ce dernier jouait à l’époque aux côtés de Jean-Louis Trintignant qui incarnait le juge d’instruction chargé de l’affaire Lambrakis, prisonnier de la dictature des colonels et ensuite Président de la Grèce, Khrístos Sartzetákis. Bourdoumis forme avec l’excellent Christos Loulis (au rôle de Yánis Varoufákis) le même duo de la grandeur avec la médiocrité, cette fois non seulement sur le plan des personnages qu’ils incarnent, mais aussi au niveau de leurs propres interprétations en tant que comédiens. Seule exception qui résiste à l’aplatissement des personnages, Ulrich Tukur, resplendissant dans le rôle de Wolfgang Schäuble et responsable de certains des rares grands moments du film.

Autant avec son livre qu’avec ce film, Varoufákis semble simplement vouloir, tel un enfant gâté et têtu, prendre sa revanche et briller encore une fois sur la scène en ayant le dernier mot… le reste des personnages se trouvant effacés dans une masse de personnages réduits outre mesure à des caricatures. L’histoire vue depuis la chambre des enfants, racontée par Varoufákis, est ainsi une histoire alternative, telle qu’elle aurait été si les adultes (en particulier Tsipras) n’avaient pas été à la maison.

Dévoiler le cynisme

Mais si on refuse de se laisser agacer par le choix de Gavras d’adhérer complètement au point de vue de Varoufákis et par sa tendance à confondre l’objectivité de la reproduction des enregistrements avec une impartialité du récit, on constate que ce film a du moins le mérite d’être un acte politique. Le véritable rôle de Varoufákis est celui d’un lanceur d’alerte plutôt que d’un grand homme politique ; considéré de la sorte il nous est beaucoup plus supportable et sympathique. Faire un film, aussi bon artistiquement que possible, de ce récit constitue une forme de militantisme honnête qui mérite d’attirer notre attention.

Costa-Gavras n’a pas fait un très bon film, mais il en a fait un qui a le mérite d’exister. Il a réussi à rendre intéressantes, pleines de suspense, les réunions infinies des technocrates européen. « Il n’y a rien de plus spectaculaire que le cynisme » dira Gavras à Médiapart 2. C’est à ce spectacle de cynisme, d’habitude confiné derrière les portes closes des institutions européennes, que nous avons droit dans ce film. Et il s’agit d’un cynisme révoltant, écrasant, qui ne sait faire qu’une chose, gagner sans se salir les mains. Le film de Gavras essaie autant que possible de s’introduire dans les huis-clos en suivant son personnage pour rendre visible ce spectacle de cruauté, en tentant — quand il n’est plus possible de gagner — d’ôter à l’ennemi son masque de cordialité et d’effectuer le seul acte politique qui reste après la défaite : la dénonciation.

« Le film de Gavras rend visible ce spectacle de cruauté »

Ioanna Bartsidi

Si Gavras et Varoufákis sont fidèles en quelque chose aux événements de 2015, c’est à cet esprit accusateur du referendum grec et du #thisisacoup. Confrontés avec l’alternative impossible « MoU ou Grexit », les Grecs n’ont pas pu tracer une troisième voie autre que celle de la dénonciation qui a cherché à être aussi spectaculaire que le cynisme auquel que la Grèce affrontait. Et cela, c’est aussi Yànis Varoufákis et ses pratiques politiques — peut-être discutables et ambiguës, mais radicales et efficaces — qui l’ont rendu possible.

Le temps ont changé depuis 1969 et un style cinématographique taillé sur mesure pour filmer l’anti-communisme social, les penchants totalitaires de l’armée et de l’Etat profond en Grèce à la veille du coup d’Etat des colonels semble passer mal à ce « coup » du XXI siècle qu’est la clôture antidémocratique de l’UE. Peut-être que certains parmi nous préfèreraient une analyse moins schématique des enjeux politiques, stratégiques et démocratiques contemporains et une compréhension de notre époque pour elle-même et non pas au prisme des régimes autoritaires du siècle précédent.

En outre, ceux et celles qui ont vécu les événements de 2015 du côté du peuple et participé aux mouvements sociaux de 2009 en 2015 ne se retrouveront pas dans l’idée d’une Grèce défaite, réduite à l’action de ses représentants politiques et finalement humiliée et humiliante : cet image correspond plutôt aux traumatismes des Grecs de l’étranger, expatriés et marqués par les vers de Seféris (« où que j’aille, la Grèce me blesse » 3). Enfin, les Grecs de la gauche anti-nationaliste se sentiront sans doute un peu mal à l’aise en découvrant comment la représentation gavrasienne des Grecs se rapproche du récit national d’un peuple à ADN historiquement agonistique 4… représentation à laquelle Varoufákis lui-même fait un petit clin d’œil dans la version grecque de son livre, intitulée Les invincibles défaits, qui fait écho aux Libres assiégés de Dionysios Solomos. 5

Malgré ces péchés, le film Adults in the room conserve ce mérite, de contribuer à rendre publics, pour nous Européens, les débats des huis-clos confidentiels des nos dirigeants et leur cynisme spectaculaire. Dans cette mesure, ce film reste politique et s’inscrit alors à bon droit dans la lignée des films-interventions importants du cinéma militant de Costa-Gavras.

Sources
  1. https://www.lifo.gr/articles/cinema_articles/256244/misel-gavra-peninta-xronia-meta-to-z-ta-idia-sk-apo-ton-typo lien du 7 novembre 2019.
  2. https://www.youtube.com/watch?v=tu9DWM9Qn9E lien du 7 novembre 2019.
  3. Giorgos Seféris, « A la manière de G.S. », (« Με τον τρόπο του Γ.Σ. »), Poèmes, Ikaros, Athènes, 1985.
  4. Inspirée notamment de la Genèse et formation de la Grèce moderne (Polis, 2004) de Nikos Svorónos.
  5. Dionysios Solomos, Les libres assiégés, 1826-1844.
Le Grand Continent logo