Downton Abbey à l’échelle pertinente

Si le Brexit n’a toujours pas eu lieu, il convient d'essayer de comprendre tout autant les mythes dans lesquels cette crise s’enracine que ceux qu’elle commence à produire. Downton Abbey, œuvre de fiction destinée au grand public, porte en elle cette charge politique sous-jacente.

Julian Fellowes, Downton Abbey

Il y aurait une évidence, presqu’une facilité, à commencer cette recension de Downton Abbey par la fameuse citation de Tancredi dans Le Guépard  : « Si nous voulons que tout demeure, il faut que tout change. » Après tout, le roman crépusculaire de Lampedusa et le film de Julian Fellowes ont de nombreux thèmes en commun : le défi de la modernité pour les grandes familles terriennes, la pression qu’exerce l’émergence d’un monde nouveau sur les structures traditionnelles, l’attachement à des domaines familiaux saturés de traces du passé, la gravité des rituels mondains derrière leur apparente frivolité. Bien évidemment, il est aussi possible de jouer au jeu des différences entre deux œuvres séparées par plus d’un demi-siècle, la principale étant sans doute que le déclin de l’aristocratie que Julian Fellowes s’emploie à décrire depuis qu’il a créé Downton Abbey a été directement vécu par Lampedusa.

Quoi qu’il en soit, la très célèbre sortie de Tancredi ne va pas complètement à Downton Abbey. « Tout change et pourtant tout doit demeurer » conviendrait mieux à une série et à un film qui ne cessent de mettre en scène la permanence d’une famille et surtout d’une demeure aristocratiques alors même qu’elles sont projetées dans un monde qui reconnaît de moins en moins leur utilité sociale, politique ou économique. Pour autant, le triomphe de la série et du film, au Royaume-Uni bien sûr mais aussi dans le reste du monde, montre qu’à défaut d’être en phase avec la modernité, l’aristocratie terrienne, surtout si elle est britannique, peut encore exercer une réelle fascination sur le public. Ce sont les ressorts de cette fascination et incidemment la manière dont Julian Fellowes a su en jouer qui nous intéressent, d’autant plus que Downton Abbey a été produit au moment où le Royaume-Uni traverse une période de profond trouble social, culturel et politique. Ce film peut ainsi se comprendre à trois échelles qui, chacune à leur façon, jouent et se jouent de mythes et de lieux de mémoire britanniques.

C’est bien sûr un film en costumes nostalgique, un genre en soi qui forme depuis des décennies le cœur du savoir-faire audiovisuel britannique. Depuis des décennies, la télévision et le cinéma anglais parviennent à produire annuellement des dizaines d’adaptations de classiques britanniques — de Jane Austen à Sherlock Holmes — ou de scénarios originaux qui assouvissent la demande globale de personnages en costume d’époque s’exprimant dans une palette d’accents aux sonorités exotiques dans un monde plus habitué à l’américain. Déjà scénariste du génial Gosford Park (2001) de Robert Altman, Julian Fellowes s’est fait une spécialité de ces reconstitutions d’un monde disparu dans lequel maîtres et domestiques vivaient côte à côte (ou plutôt les uns au-dessus des autres) dans de vastes châteaux.

Downton Abbey ne déroge pas. Chaque scène déploie un luxe de détails et de dialogues ciselés dans lesquels s’exprime presque toujours un humour so british, à la grande joie du public, en Angleterre comme dans le reste du monde. Quant à l’intrigue, elle met la famille Crawley face à un défi de taille jusque-là, la visite du roi et de la reine d’Angleterre pour une soirée, une situation initiale qui offre de nombreuses possibilités scénaristiques comme par exemple la rivalité entre les domestiques de Downton et ceux de Buckingham Palace, les doutes de lady Mary quant à la capacité de la maison à tenir son rang ou encore les inquiétudes suscitées par le transfuge de caste de ce petit monde, l’Irlandais républicain Tom Branson qui fut le chauffeur de la famille avant d’épouser la dernière fille du comte. Cette dernière sous-intrigue, qui n’est du reste pas la plus réussie, se fait l’écho assourdi des maux contemporains d’un Royaume-Uni qui craint le retour des tensions à la frontière irlandaise si le Brexit devait mal se passer. En décidant de sauver son roi, menacé par un militant de l’IRA qui a d’abord essayé de le circonvenir, Branson fait acte de loyauté sinon à son roi au moins à la famille qui est devenue la sienne et qu’il a appris à aimer parce que, selon ses propres mots, « malgré leurs bizarreries, ce sont des gens décents » et se fait la métaphore irénique d’une possible réconciliation anglo-irlandaise (conclue comme il se doit à la fin du film par la possibilité d’un mariage).

Bref, tout au long de Downton Abbey, et comme souvent dans le genre du film en costumes, le réalisateur et ses personnages s’acharnent à déjouer l’historien David Cannadine qui, dans son splendide Decline and Fall of the British Aristocracy (1990), analysait les causes socio-économiques et culturelles de l’effacement de l’aristocratie terrienne anglaise. Ou, pour être plus précis, le film s’acharne à le faire déjouer dans le cas de la famille Crawley qui, épisode après épisode et maintenant dans le film, réussit sans cesse à trouver les moyens de sa survie. Avec ses héros — les maîtres comme les domestiques — Julian Fellowes se délecte à mettre en scène la persistance de la société d’ordres britannique qui, sous l’œil de sa caméra en tout cas, sait ne jamais complètement devenir l’expression d’un Ancien Régime.

On touche ici à la deuxième échelle de compréhension de Downton Abbey : la fable conservatrice. Julian Fellowes n’a jamais caché ses opinions tory et du reste depuis 2011 et son élévation à la pairie il a été créé baron Fellowes de West Stafford et il siège à la Chambre des Lords sur les rangs conservateurs. Cet engagement politique se ressent dans un univers fictif qui s’emploie depuis 2010 à mettre en scène ce que l’englishness a de plus politique pour les conservateurs : l’image d’une Angleterre rurale dans laquelle les trois piliers de la société traditionnelle — le château, l’église et le village — cohabitent et existent les uns par et pour les autres. Bien plus, à théorie de la lutte des classes, Downton Abbey répond par celle de la coopération des castes : chacun à sa place dans un ordre social dont la pérennité est la garantie de la possibilité du changement.

Cette doctrine a des racines anciennes puisqu’on les retrouve déjà dans le texte central de l’œuvre politique d’Edmund Burke, les Réflexions sur la Révolution de France (1790). Encore membre du parti whig (c’est-à-dire la frange la plus libérale à l’époque du système politique britannique), Burke s’inscrit en faux contre ses collègues, encore largement favorables à la Révolution française, et expose longuement les raisons de sa détestation pour un évènement qu’il juge aussi monstrueux dans ses principes que dans ses actes. Au cœur d’un raisonnement fondateur pour la pensée conservatrice contemporaine se trouve l’idée que toute révolution qui entend réinventer une société dans son ensemble — et non en restaurer l’organisation politique primitive et naturelle comme par exemple la Révolution glorieuse de 1688 ou la guerre d’Indépendance américaine qu’il défend — est source de chaos. Les racines de celui-ci sont à chercher dans l’ambition prométhéenne d’hommes convaincus de pouvoir intégralement transformer une société en manipulant des concepts philosophiques explosifs. Le raisonnement de Burke a structuré la compréhension que les élites britanniques et américaines, dans leur majorité, ont de la Révolution française.

De façon symptomatique, le film, et avant lui la série, fait plusieurs fois références à la Révolution ou à la République, sa conséquence institutionnelle, comme un moment d’anarchie dominé par la figure du buveur de sang en chef, Robespierre. Indéniablement, Downton Abbey est une mise en récit des théories qui fondent la pensée politique et sociale des conservateurs britanniques et cela se ressent d’autant plus aujourd’hui que le parti conservateur paraît complètement déboussolé par une crise, le Brexit, qu’une partie de ses leaders et notamment son chef actuel, Boris Johnson, ont contribué à créer. Alors que les tories paraissent aujourd’hui sans ressort idéologique pour se sortir du pétrin, le film de Julian Fellowes, un peu comme les ouvrages grand public du philosophe conservateur Roger Scruton, apparaît comme un optimiste retour aux sources du conservatisme.

À une troisième échelle pourtant, le film est plus qu’une simple évocation nostalgique de l’Angleterre d’avant, maigre palliatif à la profonde crise politique et culturelle qu’elle traverse aujourd’hui. Dans la dernière grande scène du film, un bal organisé en l’honneur du roi et de la reine d’Angleterre dans lequel tous les personnages ont leur petit aria, les deux protagonistes sur lesquelles la série comme le film reposent complètement depuis 2010, lady Mary et sa grand-mère lady Violet Crawley, jouée par l’extraordinaire Maggie Smith, ont une longue conversation dans laquelle la première apprend que la seconde est mourante. Alors qu’elle montre un rare moment d’émotion et que ses yeux s’embuent, son aïeule l’interrompt en lui disant qu’elle ne doit pas être triste et que sa vie a été « privilégiée et intéressante ». Suit un dialogue dans lequel, à la manière d’un monarque laissant son testament politique à son héritier, elle enjoint sa petite fille à préserver le domaine familial en lui disant notamment que leurs ancêtres menèrent des vies bien différentes des leurs et que leurs descendants mèneront sans aucun doute des vies encore très différentes, mais que toujours ils auront Downton en commun. Face à la tentation de vendre ou de dépecer le domaine — une menace qui pèse sur la famille Crawley depuis le début de la série — c’est cet impératif transgénérationnel, qui n’est en rien une solution de facilité, qui doit primer.

Cette conversation répond à une autre scène, plus tôt, dans laquelle lady Mary, prise d’inquiétude sur sa capacité à sauver Downton, se confie à sa femme de chambre, Anna Bates. Cette dernière rappelle alors à sa maîtresse ses devoirs et ceux de sa famille, en tant qu’incarnation du domaine, envers le village et la communauté qu’elle abrite : la survie de la maison et des terres qui en dépendent est la condition de celle de ce petit morceau d’Angleterre rurale. Bien plus qu’une évocation nostalgique, Downton Abbey se révèle dans ces deux scènes pour ce que ce film est vraiment, une méditation sur le temps qui passe et sur la manière dont le passé, le présent et le futur peuvent être un engagement au-delà du seul accomplissement de destins individuels.

À cette échelle, le film résonne nécessairement avec le Royaume-Uni contemporain, à l’orée d’une double charnière : le Brexit évidemment mais aussi la fin du règne d’Élisabeth II. Bien que la monarque nonagénaire n’ait pas encore disparu, on ne peut complètement masquer que le vide créé par sa disparition sera infiniment plus profond que la réalité de ses pouvoirs ne le laisse penser. On aurait tort pourtant de croire que ce sont les moments où le film met en scène le roi George V et la reine Mary qu’il parle vraiment de la monarchie. Ceux-ci jouent ponctuellement le rôle de Deus ex machina, ou plutôt de Rex (et parfois de Regina) ex machina, mais n’ont pas d’autre fonction que celle, structurelle, de faire avancer le scénario.

Non, le film parle vraiment de la monarchie et des défis auxquels le Royaume-Uni fait face dans cette scène où une grand-mère mourante explique à sa petite-fille qu’elle doit assurer le futur du domaine justement parce qu’il est un point fixe dans un monde en perpétuel mouvement. Comment ? Elle n’en dit rien, sinon peut-être en sous-entendant que c’est la force de caractère (cette volonté que les conservateurs britanniques aiment à célébrer chez leurs héros, de Pitt à Churchill) qui préservera Downton. Et c’est dans ce domaine qu’il est tentant de voir la métaphore, et même la métonymie, d’une Grande-Bretagne aujourd’hui menacée par l’insouciance et l’arrogance des dépositaires actuels de l’héritage. Face à la bonne héritière fictive incarnée par Lady Mary, David Cameron et Boris Johnson, issus de la même caste, sont l’incarnation de l’héritier dispendieux et gâté qui n’assure pas la survivance du domaine. 

Face au constat irrémédiable du temps qui passe, Downton Abbey se lit à trois échelles. Du film en costumes à la méditation conservatrice, ce film — et son triomphe au Royaume-Uni comme à l’étranger — en disent beaucoup d’un pays déboussolé qui se raccroche à son passé pour y trouver les clefs de son avenir tandis que le reste du monde se réconforte en fantasmant l’Angleterre telle qu’elle aurait été plutôt que de la regarder telle qu’elle est.

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