« Il faut faire face et prendre le temps », une conversation avec Boris Lojkine

À l'occasion de la sortie de son nouveau film, Camille, qui retrace le séjour d'une jeune photojournaliste en Centrafrique, nous avons rencontré le réalisateur Boris Lojkine.

Boris Lojkine, Camille

Comment avez-vous fait pour mêler le drame individuel (l’histoire de Camille) et la tragédie collective (l’histoire de la guerre civile qui oppose les milices de la Séléka et les Anti-balaka) ?

Camille est une journaliste, son quotidien consiste à s’occuper de ce qui se passe et donc, inévitablement, s’intéresser à elle nous enjoint à nous intéresser aux événements. Vous ne pouvez pas vous intéresser à elle sans vous intéresser à ce qui se passe autour.

En outre, au moment de l’écriture, il me semblait très important que la Centrafrique existe réellement dans le film, ce qui n’est pas forcément le cas dans les films centrés sur un personnage européen en Afrique, où l’Afrique n’est souvent qu’un décor d’arrière-fond. Pour faire exister la Centrafrique, il fallait faire exister les Centrafricains, et pour cela créer des personnages de Centrafricains et leur donner une vraie importance dans l’histoire. Ce n’était pas évident à partir de la matière documentaire que j’avais sur la vie de Camille. En effet, les journalistes passent souvent d’une rencontre à une autre. Même Camille, qui souhaitait vivre dans le pays, reste malgré tout une journaliste, c’est-à-dire quelqu’un qui passe et qui regarde des choses.

C’est là que j’ai dû faire un travail de fiction. J’ai créé ces personnages d’étudiants centrafricains et leur ai donné une importance cruciale dans la trajectoire de Camille. Tous les personnages secondaires du film, que ce soit les photographes ou les Centrafricains sont des personnages fictifs, aucun n’est le décalque d’un personnage réel, même s’ils empruntent à bien des égards à des personnages qui ont existé et qui ont croisé le chemin de Camille.

Camille Lepage a vraiment rencontré des étudiants, elle a vraiment rencontré par exemple un jeune étudiant qui avait écrit un rap sur la Séléka, que j’ai réutilisé dans le film. Mais cet étudiant n’est jamais devenu Anti-balaka comme Cyril dans le film. Le groupe d’étudiants rencontré par Camille au début du film nous permet d’incarner ce qu’on appelle en Centrafrique les “événements”. Le musulman va partir en exil, la fille de double-culture se fait assassiner et ce garçon, Cyril, devient anti-balakas ; tout cela relève de l’écriture de fiction. Cyril n’est ni le jeune étudiant vraiment rencontré par la vraie Camille, ni Fiacre Bindala qui joue son rôle (dans la vraie vie, Fiacre n’a aucune sympathie pour les Anti-balaka). C’est un personnage dont la trajectoire a été écrite pour les besoins de dramaturgie du film.

Camille, sorti le 16 octobre 2019.

Ces personnages incarnent des types, des situations. Mais ils sont aussi plus que cela ?

Il est vrai qu’ils ont dans le scénario un côté archétypique, mais le travail effectué au tournage permet de les incarner de manière plus singulière. J’ai fait un casting de non-professionnels qui sont arrivés au tournage porteurs d’une épaisseur de réel. Par exemple Abdouraouf, qui joue le rôle d’Abdou, le jeune musulman, arrive avec son corps, son visage, sa manière de parler un peu différente des autres, sa manière de se tenir, elle aussi différente des autres. Pour toutes les scènes que je fais avec ces personnages, les dialogues étaient écrits mais ce ne sont pas ceux-là que l’on retrouve dans le film. Tout se rejoue au tournage, en essayant d’attraper ce que ces acteurs peuvent apporter. Au cinéma, les corps eux-mêmes apportent quelque chose.

Par rapport aux deux autres personnages, Cyril, lui, a quand même plus d’épaisseur.

Oui, Cyril est celui qui a le plus d’épaisseur, parce qu’il a une trajectoire, il évolue, et son évolution nous pose plein de questions.

Cyril porte à la fois l’Histoire avec un grand H, le basculement de la société centrafricaine dans la violence, et l’histoire avec un petit h parce que c’est l’évolution de sa relation avec Camille qui montre le mieux ce que le pays peut vous renvoyer quand vous êtes un Européen, blanc, et qui plus est journaliste.

L’intérêt et en même temps la difficulté de représenter un personnage comme Cyril était de représenter l’irruption de la violence.

Est-ce que certaines lectures ont orienté votre travail ?

J’ai beaucoup lu, je me suis beaucoup documenté, mais le cinéma n’est pas un travail qui se fait comme ça. Je pense qu’il est rare de trouver des cinéastes qui travaillent avec de la littérature abstraite pour les orienter dans leur travail. En réalité, on travaille de manière beaucoup plus concrète.

Pour diriger Fiacre qui joue Cyril, l’enjeu était de lui faire sortir de la colère. Déjà au casting il fallait trouver quelqu’un chez qui on sentait cette possibilité, même si Fiacre Bindala n’est pas un jeune homme violent et n’a rien à voir avec les Anti-balaka, qu’il n’a jamais fait partie d’aucun groupe armé ni eu l’envie de le faire — mais malgré tout j’ai senti qu’il portait en lui cette possibilité de colère, avec laquelle on pourrait fabriquer son personnage de cinéma.

Il est assez étonnant de voir que beaucoup de choses dans le film sont sorties avec une facilité déconcertante. Chez beaucoup de gens en Centrafrique, y compris ceux qui n’ont pas participé à la guerre, qui n’ont pas été liés à des atrocités, la colère n’est jamais très loin, on peut la faire sortir facilement. L’explosion de colère semble toujours très proche.

« L’explosion de colère semble toujours très proche. »

boris lojkine

Revenons à Camille. Quelles ont été vos sources ? Un carnet, un journal ?

Camille ne tenait pas de journal. Dans ses carnets elle ne notait que des choses très factuelles, des noms, des numéros de téléphone, ou des indications pour écrire les légendes de ses photos. Donc ma source, ce sont tous les gens qui l’ont connue et qui m’ont chacun tracé d’elle un portrait, le portrait de leur Camille. Ceux qui l’ont connue à Angers, au Sud-Soudan ou en Centrafrique n’en ont pas la même image. Entre ses copines et ses collègues le regard diffère également. A partir de tous ces regards croisés, j’ai fabriqué ma Camille, celle que je pouvais l’imaginer et sur laquelle je pouvais me projeter.

Camille est-elle naïve, idéaliste ?

Oui, bien sûr, mais il ne faut pas s’en tenir là. La question qui est au cœur du film est de savoir quel sens a cet idéalisme. S’agit-il d’une naïveté de jeunesse ou est-ce la plus belle chose que l’on puisse conserver ?

Le portrait que je fais des journalistes en face d’elle, plus expérimentés, plus assis dans leur profession, n’est pas un portrait très flatteur. J’ai clairement plus de sympathie pour Camille et sa naïveté que pour les photographes de guerre qui ont appris à s’endurcir. Je pense souvent à cette phrase de Schelling qui dit qu’il n’y a rien de pire que de perdre ses illusions de jeunesse.

Comment Camille aurait vieilli ? Serait-elle devenue cynique et amère elle aussi ? Ou aurait-elle conservé cet idéalisme ? Je me le suis souvent demandé, mais c’est une question sans réponse bien sûr…

Dans le film la question est aussi de savoir si elle va changer de pays pour suivre la demande médiatique, ou rester en Centrafrique.

Je construis la dramaturgie autour de cette question car c’est un choix entre deux manières complètement différentes de faire de la photographie. Dans l’une, vous êtes dépendant de la commande journalistique qui varie lorsque l’attention internationale passe d’un terrain de guerre à un autre. Un jour c’est la Centrafrique, mais ça ne dure jamais plus d’un mois ou deux, puis c’est l’Ukraine, puis la Syrie, puis la Birmanie, etc. Dans ce premier cas, vous arrivez sur ces terrains de guerre, pour reprendre les mots de Cyril, vous prenez quelque chose, puis vous partez.

L’autre manière de faire – et beaucoup de photographes travaillent comme cela – est la photographie documentaire. Dans ce cas, vous travaillez au long cours sur un terrain d’adoption qui est vraiment le vôtre. Pour y travailler, vous devez jongler entre plusieurs types de commandes et financements. Une unique commande de presse ne vous permettra jamais de rester un an en Centrafrique, donc vous jonglez entre une commande de presse, un travail pour une ONG, de l’institutionnel… Vous pouvez gagner une bourse d’un prix de photo, mais seulement si vous êtes déjà au sommet de la profession. Aujourd’hui, vous pouvez par exemple gagner le prix Camille Lepage de 6 000€ qui vous permet de poursuivre un projet photo au long cours dans un pays compliqué.

« L’attention internationale passe d’un terrain de guerre à un autre. Un jour c’est la Centrafrique, mais ça ne dure jamais plus d’un mois ou deux, puis c’est l’Ukraine, puis la Syrie, puis la Birmanie, etc.… »

boris lojkine

Je pense que tous les grands photographes sont un peu en porte-à-faux avec la commande de presse. Ils en ont besoin pour vivre et aussi pour montrer leurs photos, mais ceux qui font vraiment une œuvre documentaire doivent suivre leur propre cap, et j’ai l’impression que c’est ce vers quoi Camille tendait. A un moment donné, en Centrafrique, son chemin a croisé l’attention de la communauté internationale donc elle a eu la possibilité, d’un coup, de pouvoir vendre ses photos à la presse et d’illustrer l’actualité jour après jour, semaine après semaine – mais au fond, ce n’était pas son chemin.

Camille était-elle une grande photographe ?

Elle n’en a pas eu le temps. J’ai l’impression qu’elle était plus avancée humainement que stylistiquement. Elle savait, humainement, où elle voulait aller, ce en quoi elle croyait, ce qu’elle ne voulait pas. Elle savait donner un sens très singulier à son métier. Mais stylistiquement elle se cherchait encore.Moi qui ai passé beaucoup de temps à éplucher toutes les photos qu’elle a prises sur ses disques durs, je pense savoir assez bien vers quoi s’orientait son style. Je pense que je le sais presque mieux qu’elle, car j’ai eu plus de temps qu’elle pour réfléchir. Camille était occupée à faire ses photos, elle était toujours dans l’action. En plus, les jeunes photographes sont souvent assez nuls en editing, c’est-à-dire pour choisir, dans la masse de leurs photos, les quelques unes qui permettent de raconter une histoire, d’affirmer un regard. Camille, comme les autres, était perdue face à cette tâche, elle avait du mal à reconnaître ce qui était en train de devenir son style propre.

Quelle signification donnez-vous aux scènes de violence extrême ?

Une des scènes les plus violentes est celle où Camille photographie un lynchage. Les journalistes qui étaient à Bangui en décembre 2013 m’ont raconté ces scènes de lynchage terribles. Tout est brouillé parce que ce n’est pas un groupe armé qui est en train de commettre une atrocité mais la population elle-même. A un moment donné, vous avez l’impression que la population est devenue folle. Des gens sont tués comme boucs émissaires dans une irruption de violence collective.

Cette scène a sur le public un effet très fort. J’ai vu beaucoup de gens se cacher les yeux au moment où l’homme lève son parpaing. Je sais que cette scène peut être assez traumatisante et pourtant nous ne voyons pas le plus horrible. Les images les plus dures du film, par exemple les photos dans la morgue, ne sont pas celles que nous avons filmées nous-mêmes, ce sont des images d’archives ou des photos de Camille. Mais dans ces deux cas aussi, nous n’avons pas montré les plus dures.

La scène de lynchage me semblait nécessaire pour amener la scène suivante, à savoir la discussion des photographes sur ce qu’il est légitime de prendre en photo, ce qu’il est légitime de publier ensuite. Or cette discussion est la véritable bascule du film. Camille expliquait depuis le début que le photojournalisme était le plus beau métier du monde, le plus noble, elle trouvait dans ce métier une mission presque religieuse. Et à un moment donné, même si elle ne dit rien dans la scène, elle en vient à se demander si ce qu’elle fait n’est pas juste quelque chose de dégueulasse. J’avais besoin que le spectateur voie cette très grande violence pour qu’il ne suive pas cette discussion de l’extérieur, mais qu’il la vive à la lumière de ce qu’il vient de ressentir dans la scène de lynchage.

Avez-vous une réponse à cette question sur ce qu’il est légitime de photographier ?

Non, je ne tranche aucune de ces questions. Tous les arguments proposés dans cette scène de discussion sont audibles pour moi, y compris celui qui dit qu’il faut envoyer ces photos parce qu’elles représentent ce qu’il se passe vraiment. A l’origine, la scène continuait – on a coupé au montage. Un journaliste demandait : « Quelles sont les photos que tu retiens du Vietnam ? », et il citait trois photos : l’homme qui se fait exécuter dans la rue par la police de Saïgon, où vous voyez la cervelle qui explose ; les bonzes qui s’immolent par le feu ; et la petite fille vietnamienne brûlée qui court nue sur la route. Ce sont trois photos abominables, mais ce sont elles qu’on retient.

Des bonzes s’immolent par le feu, 1963

L’argument opposé reproche à ce genre de photos de ne rien raconter d’autre que la sauvagerie africaine, l’éternel vieux cliché du Cœur des ténèbres que nous projetons toujours sur l’Afrique, et notamment l’Afrique centrale. Cet argument est tout aussi audible. Mon but n’est pas de trancher.

Dans le film, Camille est confrontée à ces questions, elle n’a pas de réponses non plus. La réponse personnelle, non définitive, qu’elle propose dans la dernière partie du film, c’est son choix d’accompagner les Anti-balaka. Elle se dit qu’il faut aller avec ces gens qui sont représentés comme des sauvages pour arriver à les regarder autrement.

Les dilemmes exposés dans le film viennent des discussions entre journalistes et photographes qui étaient sur place en 2013 et qu’ils m’ont racontées. Ils étaient bouleversés, ils discutaient toute la nuit en se demandant s’ils devaient envoyer les photos à Paris, mais aussi quel était le sens de leur métier, ce qu’ils faisaient là.

Je trouve cela beau de laisser ces questionnements sans y donner de réponses. Personnellement, j’ai beaucoup d’intérêt et d’admiration pour la photographie de guerre, même si elle pose des questions lourdes. Je pense que la bonne réponse est la photographie documentaire, pour arriver à nouer un rapport différent avec les gens.

Parlons un peu des conditions du tournage. Si les acteurs centrafricains vous ont beaucoup apporté, qu’en est-il des autorités ?

Les autorités étaient très contentes de ce film. Vraiment. Nous sommes dans un pays où les autorités peuvent être très embêtantes mais elles ne sont pas dans une logique de contrôle idéologique. Qui l’exercerait ? Il n’y a même pas les fonctionnaires pour. Nous ne sommes pas dans un pays socialiste d’avant la chute du mur. La RCA est un pays à État faible.

« La République Centrafricaine est un pays à État faible »

boris lojkine

Les autorités étaient très satisfaites du travail de formation que fait là-bas durant les deux années qui ont précédé le film. J’ai commencé à monter des ateliers de formation au film documentaire et je me suis engagé dans un processus à assez long terme, qui continue encore aujourd’hui, pour développer un cinéma centrafricain. Lorsque je suis arrivé au moment de faire le film, je suis allé le voir le Président de la République – autant s’adresser à la personne la plus haut placée possible. Je lui ai dit que nous avions déjà produit dix films documentaires, en lui mettant un DVD entre les mains ; que je faisais des films en Afrique, en lui mettant un autre DVD entre les mains – celui de mon film précédent qui racontait l’histoire de deux migrants africains ; et que je voulais réaliser ce film sur Camille Lepage qui, comme il le savait, aimait beaucoup son pays. Et je lui ai présenté une sorte de dossier de communication qui mettait en avant la coopération franco-centrafricaine dans ce projet.

Mes étudiants, les jeunes réalisateurs avec qui je travaillais, ont tous intégré mes équipes – cela fait partie de la poursuite de leur chemin de cinéma. J’avais donc une équipe très franco-centrafricaine. Par ailleurs, c’était un très bon signal envoyé à la communauté internationale que de montrer que dans ce pays, pourtant encore largement zone de guerre, il était possible de faire un film. Les autorités étaient donc très partantes. Grâce à quoi le tournage a été sécurisé par la police et la gendarmerie centrafricaines, ce qui était tout à fait nécessaire parce que nous avons bloqué des avenues, des carrefours…

L’armée française vous a-t-elle aidé ?

Non, pas du tout, et c’est bien dommage. Pour la première scène du film, nous avions besoin d’un blindé léger et nous avons alors discuté avec l’armée française pendant six mois avant le tournage. Encore la semaine avant le début du tournage, nous avions l’espoir d’avoir notre blindé français mais il s’est révélé que l’armée française ne voulait absolument pas nous le donner. Ils avaient peur, s’ils faisaient sortir un blindé français de la base de Mpoko, que des gens prennent des photos et fassent courir des fake news disant que l’armée française était de retour, en évoquant l’impérialisme, le colonialisme. C’était une période de forte influence russe, qui finançait notamment des médias centrafricains pour qu’ils produisent ce genre de fake news contre la France, car il y a une sorte de rivalité stratégique franco-russe en Centrafrique.

L’armée française a donc préféré se faire très discrète et ne nous a pas aidés. Nous avons donc tourné avec un blindé des Nations Unies. Comme les blindés des Nations Unies sont tout blancs avec l’inscription “UN”, nous n’avons tourné que de l’intérieur du blindé.

L’armée française n’est pas bien vue par les Centrafricains ?

A la fin du conflit, lorsque les patrouilles françaises traversaient les villages, les gens leur criaient “voleurs de diamants ! voleurs de diamants !”. Cela n’a pas vraiment de base réelle. Je ne dis pas qu’il n’y a pas deux ou trois soldats français qui ont acheté des diamants en se disant qu’ils allaient faire une bonne affaire, mais ce n’est évidemment pas ce qui a motivé l’intervention. Mais ce genre de rumeurs se répand vite en Centrafrique. L’armée française est devenue très vite impopulaire mais je ne saurais dire pourquoi. Elle intervenait de manière relativement désintéressée, dans un but humanitaire – il n’y pas d’intérêts économiques importants en Centrafrique.

Mais dans l’ensemble, le tournage s’est bien passé malgré la situation du pays ?

Tout s’est très bien passé avec les Centrafricains. Cela peut faire peur, c’est vrai, de reconstituer des scènes violentes, de guerre, dans cette ville qui est encore sous tension. Six mois avant le tournage, dans l’église de Fatima, un quartier qui est à la frontière entre des quartiers chrétiens et le dernier quartier musulman, il y a encore eu des affrontements qui ont fait vingt morts. Suite à cela, on a pensé que la ville allait s’embraser, comme en 2013, pendant deux semaines les gens ne sortaient plus de chez eux, des checkpoints s’établissaient partout. Même lorsque Bangui est calme et qu’on peut circuler, il y a toujours cette crainte que tout puisse de nouveau partir en explosion violente.

Donc, vu de loin, cela peut sembler fou de vouloir tourner un film là-bas. En fait il faut juste beaucoup de préparation, avec les autorités et avec la population. Il est important que la foule qui peut se rassembler lors du tournage, parfois en nombre, sache que le projet a eu l’aval des autorités, que ce n’est pas une bande de Blancs qui vient faire n’importe quoi dans leur pays. Il est important de travailler dans chaque quartier avec les personnes influentes pour leur expliquer le projet.

Un point important était la composition très centrafricaine de l’équipe. Les Centrafricains étaient très impliqués dans le dispositif technique — ce n’était pas seulement les acteurs. De ce fait, nous étions très bien perçus par les badauds. Et il pouvait y en avoir beaucoup ! Par exemple, pour la scène où les motos tournent en cercle dans la nuit avant de partir, on tournait sur un terrain de foot à la tombée du jour, et très vite les gens ont commencé à s’assembler pour voir ce que nous étions en train de faire. Au moment où nous étions prêts à tourner, il y avait trois mille personnes autour de nous je pense, qui venaient au spectacle. L’ambiance était très bon enfant.

« Il y avait quelque chose de très joyeux dans le tournage et dans la collaboration avec les Centrafricains. »

boris lojkine

Même si cela peut être difficile de l’imaginer en regardant le film qui est très dramatique, il y avait quelque chose de très joyeux dans le tournage et dans la collaboration avec les Centrafricains.

Avez-vous eu des retours du public centrafricain ?

Oui, nous avons fait plusieurs projections en septembre là-bas quand je suis allé à Bangui pour montrer le film, et par ailleurs j’ai aussi eu des retours ici de gens de la diaspora. Forcément ils ont une perception du film complètement décalée par rapport à la nôtre. Les scènes en France les intéressent peu, le destin de Camille les intéresse à moitié. Ce que je peux comprendre : quand on a vu mourir tant de monde dans des événements dramatiques, une blanche qui se fait tuer en plus ne change pas grand chose.

Cela n’implique aucune antipathie, Camille est très populaire en Centrafrique. Il y a même la légende – totalement infondée, je le dis après avoir mené mon enquête – selon laquelle elle aurait été tuée par l’armée française, ce qu’on peut voir comme une preuve de sympathie des Centrafricains pour elle.

Si ce n’est pas Camille, qu’est-ce qui intéresse le public centrafricain ?

La reconstitution de la crise centrafricaine les a plus qu’intéressés, ça les a scotchés. C’est aussi parce qu’ils ont peu l’habitude du cinéma, il n’y a plus de cinéma à Bangui au moins depuis la crise, au moins depuis cinq ans, dix ans. Avoir la télévision reste encore marginal. La projection a donc eu un effet très fort. Dans les scènes qui reconstituent les événements de Bangui de décembre 2013, vous pouviez sentir une grande émotion dans le public. C’était très bouleversant pour les gens de voir racontée cette part de leur histoire.

Et personne ne vous a reproché d’avoir fait un film partial d’un côté ou de l’autre ?

Si, cela m’a été reproché ici par quelqu’un de la diaspora. On m’a demandé pourquoi le film parlait autant des Anti-balaka et aussi peu des Séléka, pourquoi on voyait aussi peu les Séléka. J’ai répondu que j’y étais contraint par la biographie de Camille : elle est morte en voyageant avec les Anti-balaka. Et à partir du moment où elle est morte avec les Anti-balaka, c’était une contrainte de base pour le scénario, il fallait raconter comment sa trajectoire personnelle allait vers les Anti-balaka. Mais il est vrai que si vous regardez le film sans vous concentrer sur l’histoire de Camille, en prenant le point de vue centrafricain, vous pouvez vous demander pourquoi c’est ainsi.

Cyril dit à Camille : “Tu es comme les Français, tu viens, tu prends, et tu pars”. Est-ce quelque chose que l’on vous a dit ?

Cela ne fait pas spécialement référence à mon expérience de tournage qui a été assez heureuse, assez simple. En revanche, cela fait beaucoup écho à mon expérience personnelle de voyageur en Afrique. J’ai passé beaucoup de temps à faire des repérages en Afrique, au Congo Kinshasa ou en Centrafrique, et c’est des choses qu’on vous envoie quotidiennement à la figure. En tant que blanc, vous êtes jugé responsable de la situation tragique dans laquelle ils sont et on vous demande de faire quelque chose pour réparer. C’est assez perturbant. Vous, vous ne vous percevez pas comme ça, au début vous avez envie de vous défendre, de dire que vous n’avez rien à voir avec la colonisation, que ce n’est pas votre génération, pas votre famille, que ce n’est pas votre orientation politique. Mais finalement vous apprenez à vous dire que, oui effectivement, vous êtes blanc, et que dès lors, vous êtes un héritier de la colonisation, vous portez cette histoire. Il faut assumer et faire avec.

Cela demande au moins de prendre le temps de parler aux gens. Il faut faire face et prendre le temps. On le voit dans le film, Camille doit toujours faire face à ses interlocuteurs. Je pense que tous les gens qui ont un peu l’expérience de l’Afrique le savent, et surtout les journalistes qui se baladent vraiment en terrain découvert c’est-à-dire sans structure, sans protection, ils ne sont pas à l’abri de l’enceinte d’un bureau. Un journaliste m’avait dit : le seul Blanc qui marche à pied en Afrique, c’est le journaliste – ou celui comme moi qui fait des repérages.

Comment faire face ?

Vous êtes constamment obligé de vous justifier sur qui vous êtes, sur ce que vous faites là. Se justifier de l’héritage colonial mais aussi dire ce que vous, le Blanc, vous êtes venu faire jusque là. Cela m’est arrivé dans des villages au Congo, qui n’avaient pas vu un Blanc depuis les années 1970. Quand ils en voient arriver un, ils se demandent ce que vous venez faire pour eux. Ce qui est terrible, c’est que moi je ne représente pas une ONG, donc je ne viens rien faire pour eux. Mais il faut quand même trouver une justification, expliquer que vous venez faire un film, comme Camille a dû expliquer qu’elle venait faire des photos, qu’elle n’allait pas leur donner de l’argent mais peut-être amener l’attention internationale sur ce qui se passait dans cet endroit et que donc, au final, c’était quand même quelque chose pour eux.

« Rester dans son coin sera pris pour du mépris. Vous devez répondre de qui vous êtes. »

boris lojkine

Nous ne sommes pas habitués, dans la manière dont nous sommes éduqués, à faire face ainsi, et à affirmer haut et fort qui nous sommes et ce que nous faisons là. Nous sommes plutôt élevés à être polis, discrets, silencieux. Mais ça ne marche pas en Afrique. Rester dans son coin sera pris pour du mépris. Vous devez répondre de qui vous êtes.

A la fois se justifier de son rapport à la colonisation, et de ne pas donner d’argent ?

Oui, cela donne cette scène avec Cyril sur la colonisation mais aussi la scène au début du film face aux étudiants qui demandent à Camille ce qu’ils y gagnent : elle va faire des photos, gagner de l’argent sur leur dos mais eux, qu’y gagnent-ils ? C’est une question qui énerve profondément les photographes et qui m’énervait aussi quand je faisais des documentaires. J’ai vu les Africains la poser à tous les journalistes qu’ils voyaient, et même aux humanitaires. Dès qu’ils voient un humanitaire, ils se disent qu’il vient pour les exploiter, parce que lui a un salaire. Certes il va donner des choses, mais ne pourrait-il pas leur donner de l’argent plutôt ?

Le journaliste ou l’humanitaire, notamment quand il est jeune et n’a pas l’habitude, trouve ça choquant que la pureté de son intention soit mise en doute. Mais si vous regardez la situation du point de vue des Africains qui sont en face, il est vrai que l’humanitaire, en un sens, vit de leur misère puisqu’il touche un salaire pour venir les aider.

Cela m’avait vraiment frappé quand j’avais fait ma première fiction, Hope. J’avais fait beaucoup de castings sauvages, j’étais allé dans beaucoup d’endroits où habitaient les migrants camerounais et nigérians dans les villes marocaines où je tournais. Leur première attitude était très méfiante et elle s’améliorait beaucoup dès qu’ils savaient que je n’étais ni un journaliste ni un humanitaire, mais quelqu’un qui pouvait éventuellement leur donner du boulot car je faisais un casting. C’est très amusant de voir que leur ennemi numéro un est le journaliste car il n’y a rien à en tirer, il ne paie pas, ensuite vient l’humanitaire qui prétend apporter quelque chose, mais dont ils ne sont pas toujours sûrs que cela va vraiment arriver dans leur poche à eux. Si, en revanche, vous venez leur proposer du travail, alors on peut commencer à parler et le rapport s’inverse. Camille, avec son appareil photo, est forcément confrontée chaque jour à ces questions-là.

Hope, sorti le 28 janvier 2015

Vous avez commencé comme réalisateur de documentaires au Vietnam. Vous aviez à l’époque l’attitude de Camille ?

Ce qui est sûr, c’est que le Vietnam a changé ma vie. J’ai pu faire là-bas une expérience de l’humanité qui m’a suffisamment bouleversé pour que je me dise que je laisse tomber tout ce que j’avais fait avant. C’est cette expérience de l’humanité dans des endroits tragiques qui m’intéresse et que j’ai poursuivie ensuite ailleurs, bien que de manière chaque fois différente.

Pourquoi avoir quitté le Vietnam pour aborder l’Afrique ?

J’en ai eu marre du Vietnam quand j’ai eu l’impression que, par son ouverture, par son occidentalisation, ce pays se mettait à ressembler aux autres. J’avais moins de sentiment d’aventure, je commençais à penser que c’était mieux avant et je me suis dit qu’il était temps de partir ailleurs. J’ai retrouvé au Congo le plaisir de l’aventure très fort, puissance dix même. J’y ai fait deux grands voyages de repérages mais je n’en ai rien fait, je trouvais cela trop compliqué. J’étais totalement fasciné par ce pays, mais je ne savais pas comment l’aborder. Je n’abandonne pas l’idée de faire quelque chose un jour là-bas.

C’est la même expérience de l’humanité que vous retrouvez à travers les continents ?

Oui, mais les différences sont grandes aussi. Le Vietnam, comme la Centrafrique, est une ancienne colonie française, mais au Vietnam j’ai réussi à vivre sans jamais me raconter cette histoire. J’avais lu la littérature coloniale française sur l’Indochine mais c’est très peu présent au Vietnam, mis à part dans l’architecture de Hanoï. Après la guerre d’Indochine il y a eu la guerre du Vietnam et surtout il y a eu ensuite ces cinquante ans de communisme qui ont ajouté une couche d’histoire bien épaisse. Jamais on ne m’a reproché quelque chose sur la colonisation, et ce n’était pas difficile d’en faire abstraction.

Alors qu’en Afrique c’est tout simplement impossible. Si vous allez au Congo ou en Centrafrique, la colonisation est encore présente partout. Si vous allez en forêt, vous tombez sur des forestiers belges ou de vieux missionnaires belges qui sont là depuis quarante ans. Dans ces moments, on se croirait vraiment dans Tintin. Dans ces endroits, peu de choses ont changé depuis l’époque coloniale, même si désormais, à côté des Belges, on trouve des forestiers libanais ou congolais. Donc la colonisation est présente. Bien plus, ce qui nous ramène au début de notre discussion, vous êtes pris à parti, obligé de répondre des raisons de votre présence.

« Pour eux, il était évident que si je venais là, c’était pour creuser quelque part et ramener des diamants ou de l’or, il leur semblait impensable que je vienne chercher autre chose.  »

boris lojkine

Au Vietnam, j’ai fait un film qui s’appelle Les Âmes errantes, qui raconte l’histoire de Vietnamiens qui cherchent leurs morts de la Guerre du Vietnam trente ans après celle-ci, car on ne leur a jamais rendu les corps et que cela représente un traumatisme pour eux. Ce film, je l’ai fait comme un film vietnamien, comme si j’étais un cinéaste vietnamien faisant un film vietnamien en vietnamien sur des problématiques vietnamiennes. C’était possible, sans doute un peu bizarre, mais possible. Je pense que ce serait très compliqué si ce n’est impossible d’avoir la même démarche dans un pays africain, car vous êtes tellement en permanence obligé de répondre de pourquoi vous, un Blanc, vous êtes là. Je ne saurais dire le nombre de fois où, au milieu d’une forêt au Congo, les gens m’ont dit de les suivre, qu’ils allaient me montrer où trouver du minerai. Pour eux, il était évident que si je venais là, c’était pour creuser quelque part et ramener des diamants ou de l’or, il leur semblait impensable que je vienne chercher autre chose.

Les Âmes errantes, sorti le 24 janvier 2007

Donc désormais vos projets tournent autour de l’Afrique ?

J’ai de nombreux projets en ce moment. J’ai dans les tiroirs le projet de faire un film avec les Indiens d’Amazonie. J’ai l’impression que ce serait le projet de ma vie, je ne sais pas par quel bout le prendre mais c’est peut-être quand même ce que je vais faire.

Mais j’ai aussi des projets africains, c’est vrai. Je trouve que c’est un territoire incroyablement fort, où il y a tant d’histoires fortes à raconter. Je suis en train de lire plein de livres sur la colonisation du Congo, et je me dis aussi que je referais bien un film en Centrafrique, maintenant que j’y ai quand même mis les deux pieds.

En revanche, je n’arrive pas encore à me motiver à faire un film français, un vrai film français qui se passerait en France.

En attendant, les Centrafricains que vous avez formés réalisent des films.

Oui, et je ne les lâche pas. La Centrafrique est un pays très démuni, y compris culturellement, presque sans littérature, sans cinéma. Il y a eu un unique film centrafricain dans l’histoire du cinéma, et encore, il a été coréalisé avec un Camerounais. Donc je trouve cela passionnant et enthousiasmant de former des gens dans ce pays pour qu’ils arrivent à faire leur cinéma.

Nous avons accompagné 10 films documentaires en 20171. Nous sommes en ce moment en train de finaliser 10 nouveaux films, dont un long-métrage documentaire qui, je pense, fera le tour des grands festivals. Et nous sommes en train de monter un nouveau projet de deux ans pour continuer ce que nous avons fait, et commencer à faire de la fiction.

Cela fait partie de mes contradictions. A la fois j’ai envie de faire mes films en Afrique ou en Amazonie, et en même temps je trouve incroyablement belle l’idée qu’en Afrique on aide les Africains à faire leurs propres films. Quand ils racontent leur pays, ils le racontent de l’intérieur, ce que je rêverais de faire. Peut-être sont-ils mieux placés que moi pour faire les films que je rêve de faire.

Sources
  1. Ils peuvent être vus ici : http://ateliersvaran.com/fr/article/direction-bangui-films-2017 . [ndlr]
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