Amérique latine. Les terres dédiées aux monocultures (notamment du palmier à huile dans des pays comme le Nicaragua, le Guatemala, l’Équateur, le Mexique et la Colombie) et les concessions accordées aux entreprises extractivistes transnationales (avec actuellement plus de 470 projets miniers1) n’ont cessé d’augmenter dans la région. Un grand nombre de ces projets s’installe dans des espaces habités historiquement par des communautés autochtones, censées être consultées à l’avance par les gouvernements selon la résolution 169 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT). Cependant, les agressions et les expulsions à l’encontre des peuples locaux sont récurrentes : leur droit au Consentement Préalable, octroyé Librement et en Connaissance de Cause (CPLCC)2 et reconnu par la Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Peuples Autochtones, n’est pas respecté.

Les luttes paysannes et indigènes – notamment celles portées par les femmes –, qui s’opposent directement à ces modèles extractivistes portés par des entreprises multinationales et soutenues par les États et les élites nationales, sont largement invisibilisées et menacées. Par rapport à cette problématique, il y avait jusqu’en septembre 2019, 266 conflits pour 283 projets miniers dans la région, en plus de cinq conflits transfrontaliers. De plus, se distinguent 220 cas de criminalisation des protestations, parmi lesquels 41 à l’encontre de femmes3 : « Pour chaque conflit [extractiviste en Amérique latine] qui émerge dans les médias et devient connu au niveau mondial, il y en a sans doute des dizaines dont on ne parle pas dans la presse »4.

La défense et la protection du territoire se trouvent au cœur de ces revendications autochtones et paysannes. En rejetant l’implantation des industries extractives et la conversion de leurs terres en champs de monocultures, les luttes s’opposent directement aux conséquences de celles-ci, c’est-à-dire à la déforestation, à la pollution de l’eau ou aux dégâts des industries chimiques. C’est ainsi qu’elles acquièrent un poids écologique et environnemental, même si elles ne se présentent pas à travers ce label. Elles représentent avant tout la défense de la vie, non seulement de la biodiversité mais aussi des mêmes populations locales concernées5. Ces mouvements sociaux remettent en question et rejettent le capitalisme néolibéral globalisé porté par des entreprises agricoles et minières, c’est-à-dire, le modèle de développement linéaire basé sur la croissance économique infinie, largement soutenu par une surexploitation des ressources en grande partie non renouvelables. Ils proposent, au contraire, un mode de vie et une conception du développement alternative. 

Les populations locales qui doivent héberger – parfois par la force – ces projets portés par des firmes transnationales, souffrent immédiatement de leurs effets nocifs, traduits souvent par des maladies physiques, par la pollution environnementale, par le changement des dynamiques sociales et par la perte des terres ancestrales6. Les inégalités de pouvoir favorisent l’exploitation des matières premières dans leurs territoires en laissant aux populations des bénéfices infimes. Au-delà des conséquences locales, ce qu’une société minière étrangère paye dans un pays, en termes d’impôt sur le revenu et autres, est bien inférieur à ce qui devrait être investi dans la réparation et la protection de l’environnement. Le bilan final pour le patrimoine environnemental et social est négatif7

Parmi les résistances indigènes et paysannes, divers types de luttes féminines renforcent et complexifient les mouvements en défense des territoires. Le féminisme territorial et le féminisme autonome ou communautaire représentent certaines des actions collectives des femmes du continent8. Le féminisme communautaire est principalement porté par Julieta Paredes, femme Aymara Bolivienne et par Lorena Cabnal, femme Maya Kekchi et Xinca Guatémaltèque. Il prend force en 2010, à travers le livre « Hilando fino desde el feminismo comunitario » [Tissant finement à partir du féminisme communautaire] publié par Julieta Paredes. Des similitudes dans la pensée de Cabnal ont consolidé le mouvement à une plus grande échelle. 

L’articulation du social et du spatial est une des bases de ces mouvements féministes, en démontrant les liens entre le territoire et la société, tout en incorporant l’importance de l’articulation du corps comme un facteur essentiel pour prendre aussi en compte les aspects physiques humains. Les notions du territoire-corps et territoire-terre sont centrales dans les mouvements féministes communautaires. Selon Cabnal, « l’analyse du territoire amène à tirer deux fils : celui de la cosmogonie, de l’interprétation de la vie, et celui du féminisme communautaire. Il s’agit de défendre le territoire-corps, face à différentes violences spécifiques que nous vivons en tant que femmes : les violences sexuelles et les féminicides ». La récupération et la défense du territoire-terre se renforcent avec les mobilisations face aux exploitations portés par des acteurs transnationaux9. Elle spécifie ainsi qu’il ne suffit pas de défendre la terre sans prendre en compte les violences spécifiques contre les femmes qui l’habitent. Dans ces mots : « nous refusions que la défense de la Terre invisibilise nos luttes féministes. Défendre la Terre, oui, mais pas seulement » (Lorena Cabnal)10

L’inégalité des relations de pouvoir dénoncée par le féminisme communautaire surgit avec la colonisation en Amérique latine, qui explique le  « colonialisme interne »11 actuel qui se traduit par un fort racisme et une discrimination envers les peuples indigènes ; elle s’exprime encore aujourd’hui sous le processus d’accumulation néolibérale par ses conséquences sur les territoires et communautés locales. Paredes redonne ainsi l’importance du « communautaire » dans cette lutte féministe : « En Occident, le féminisme a signifié́ pour les femmes se positionner comme individus par rapport aux hommes […] mais ici, en Bolivie, nous ne pouvons pas comprendre cela à l’intérieur de nos formes de vie qui possèdent une forte dimension communautaire ; c’est pourquoi comme féministes boliviennes, nous avons décidé́ de faire notre propre féminisme […] Nous ne voulons pas nous penser par rapport aux hommes, mais nous penser femmes et hommes en rapport à la communauté́ »12. Dans son discours, Paredes ne fait pas seulement référence aux communautés indiennes rurales, mais à tout type de communauté construite par l’être humain dans n’importe quel espace sociogéographique. Cette idée communautaire est une proposition alternative aux sociétés individualistes.

Perspectives :

  • Le féminisme communautaire reste critique face aux menaces externes tout en évitant le piège de l’essentialisme. Il n’y a pas une idéalisation d’une situation précolombienne ou du « pachamamismo ». Au contraire, il est aussi fortement critique du rôle des femmes dans cette conception, selon laquelle elles feraient partie de la nature du fait de leur rôle reproductif13. C’est ainsi que Paredes et Cabnal parlent d’un entronque patriarcal [jonction patriarcale] pour faire référence au patriarcat indigène précolombien (ou patriarcat préhispanique) et actuel, lié aussi au patriarcat colonial. Au-delà alors de la défense des territoires et de la vie, les femmes réclament aussi une re-conceptualisation du rôle de la femme indigène tant au sein de leur communauté comme à l’extérieur de celle-ci, démontrant ainsi la complexité du maillage intersectionnel. 
  • La défense territoriale féminine dans le continent prend de la force en s’organisant dans des groupes locaux et en organisant des rencontres internationales telles que « Femmes en résistance face à l’extractivisme »14. Cette dernière a été organisée à Montréal en avril 2018 et a réuni des femmes de toute l’Amérique latine, d’Asie, d’Afrique et du Canada. Parmi les groupes locaux de femmes qui se mobilisent pour leur territoire dans la région, se distinguent le groupe Género y Minería (Pérou), les femmes Wayúu (Colombie), le collectif « Miradas Críticas del Territorio desde el Feminismo » (Équateur) et « Santa Marta Xalapán » (Guatemala), entre autres.   
  • Les luttes féminines pour la défense de leurs territoires s’accroissent et sont de plus en plus soutenues par des groupes organisés et des pensées articulées qui défendent le féminisme communautaire et territorial, en tissant des alliances avec d’autres féminismes et mouvements sociaux.