Tunis. Kais Saied a remporté le premier tour de la présidentielle avec 19 % des votes. Ce juriste a mené une campagne atypique. Son discours, identitaire et conservateur au sujet des questions sociales, semble avoir séduit un électorat présenté comme jeune, instruit, et provenant des couches populaires. Kais Saied, opposé à l’égalité dans l’héritage, est plutôt hostile à la dépénalisation de l’homosexualité et à l’abolition de la peine de mort. Toutefois, il s’oppose à un État centralisateur et est plus favorable à une démocratie directe, souhaitant réviser la constitution. Le lendemain des résultats, les financements de sa campagne ont suscité de nombreuses interrogations, Kais Saied n’aurait eu recours à aucune aide financière ou politique.

Face au frondeur, Nabil Karoui représente son total opposé. L’homme d’affaires, véritable businessman, souhaite une unité nationale entre les partis, les instances, les figures nationales et la société civile. Selon lui, il est d’actualité de mener un plan d’urgence, « un pacte social contre la pauvreté », pour aider les plus démunis. Néanmoins, placé en détention provisoire le 23 août dans le cadre d’une enquête pour blanchiment d’argent et fraude fiscale, le patron de Nessma TV, très populaire auprès des couches marginalisées, a vu sa demande de libération refusée par la justice.

L’ensemble du paysage politique et médiatique parle d’un « électrochoc » et d’un vote « anti-système » à l’encontre de la coalition politique entre Ennahda/Nidaa Tounes, puis Ennahda/Tahia Tounes (Nidaa Tounes a rejoint Youssef Chahed dans la création de Tahia Tounes). Les analystes relèvent aussi la place prépondérante qu’a pris la chaîne Nessma TV dans le duel opposant Youssef Chahed et Nabil Karoui. Jihed Ncid, chercheur tunisien à Easter Illinois University, remet pourtant en question cette analyse. Il relativise les apparitions médiatiques des deux candidats, selon lui très peu présents (dans le cas de Nabil Karoui, la justice a refusé les interviews en prison). Jihed Ncid préfère ainsi voir un vote opposé aux « médias » et aux « lobbies », le succès des deux candidats, et en particulier celui de Kais Saied, reposant sur un large soutien populaire.

Après ce premier tour surprise, le paysage politique tunisien est en pleine reconstruction. Les législatives, qui auront lieu le 6 octobre, apportent une nouvelle inconnue, alors que Kais Saied, en tant que candidat indépendant, ne dispose pas d’une assise politique identifiable, et que Nabil Karoui n’a pas encore terminé de construire son mouvement « Qalb Tounes ». De même, se pose la question du choix des électeurs d’Ennahda, alors que le parti arrivé en troisième place a décidé de soutenir Kais Saied, un choix très stratégique dans l’optique des législatives.

Qui plus est, l’annonce de la mort de Zine El-Abidine Ben Ali, qui intervient en plein entre-deux-tours, peut sonner comme un rappel que l’ancien régime n’est plus. Le résultat du 15 septembre est d’ores et déjà d’une certaine manière un succès démocratique, car il s’agit d’un vote représentatif d’une partie des Tunisiens. Désormais, l’avenir des attentes sociales des Tunisiens est entre les mains des deux candidats, alors que la Révolution tunisienne réclamait la fin d’un régime autoritaire, mais aussi le rétablissement pour le peuple de sa dignité, de sa liberté, du travail et d’un mode de vie décent.

Perspectives :

  • Le taux d’abstention, qui a été de 45 % sur les 7 millions d’électeurs inscrits, vient relativiser le résultat du premier tour. Il ne suffit plus de séduire l’électorat des autres partis politiques, le défi est de renouer une confiance avec les abstentionnistes pour qu’ils aillent voter au second tour.
  • Alors que Nabil Karoui est toujours en prison, se pose la question de la date de la tenue du deuxième tour. Cette situation soulève un véritable casse-tête juridique : comment imaginer un président condamné, pour corruption qui plus est ? La justice refuse pour le moment de prendre une décision.
  • Nabil Baffoun, le président de l’Isie, l’instance chargée d’organiser les élections, a annoncé que le second tour devrait avoir lieu au plus tard le 13 octobre. Avec ou sans Nabil Karoui donc.