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Au terme d’un processus électoral titanesque qui s’est déroulé en 7 phases et 46 jours afin de permettre aux 968 millions d’électeurs indiens de se rendre aux urnes, la coalition soutenant le Premier ministre Narendra Modi — la National Democratic Alliance (NDA) — a été reconduite pour un troisième mandat de suite. Un succès rare dans ce pays : seul Jawaharlal Nehru, le premier Premier ministre de l’Inde indépendante, était parvenu à accomplir cet exploit.

Mais la victoire n’en est pas moins amère  : la NDA perd 51 sièges et, avec 294 élus à la Lok Sabha, la chambre basse du Parlement indien, elle se retrouve tout juste au-dessus de la majorité absolue de 272 élus. Quant au Bharatiya Janata Party (BJP), le parti nationaliste hindou de Narendra Modi et principal pilier de la coalition, il perd la majorité absolue qu’il détenait à lui seul depuis 10 ans, assez nettement en 2014 (303 élus), très largement en 2019 (353 élus). La coalition d’opposition INDIA (Indian National Developmental Inclusive Alliance) fait quant à elle un bond impressionnant, remportant 234 élus, soit 107 de plus qu’il y a 5 ans. Sa principale composante, le vénérable Indian National Congress (INC) fondé en 1885 pour faire face à la colonisation britannique et dirigé par Gandhi puis par Nehru, renaît  : avec 99 élus (+47), il va retrouver le statut d’opposition officielle au Parlement qu’il avait perdu en 20141.

Ces résultats ont surpris aussi bien les experts de la vie politique indienne que les journalistes, les sondeurs ou les candidats eux-mêmes  : tous — ou presque2 — semblaient anticiper une large reconduction de la NDA. S’il ne peut s’agir à ce stade que de pistes, on peut d’ores et déjà tenter de comprendre les raisons de ce succès en mi-teinte des nationalistes hindous, avant de voir ce qu’ils disent de l’avenir de l’Inde.

Avec 99 élus, le parti du Congrès va retrouver le statut d’opposition officielle au Parlement qu’il avait perdu en 2014.

Mathieu Gallard

1 — Une ère de domination du BJP, mais pas d’hégémonie pour autant

Après le scrutin législatif de 2019, qui avait été marqué par une reconduction triomphale du BJP, la plupart des électoralistes s’accordaient à estimer que l’Inde était entré dans son « quatrième système partisan »  : après la période 1952-1967, marquée par la nette domination du Congrès sur la vie politique indienne, après la période 1967-1989, caractérisée par l’émergence de partis d’oppositions au niveau des Etats mais par la poursuite de la mainmise du Congrès au niveau national, et après la période 1989-2014, où la fragmentation électorale conduisait à la mise en place de coalitions hétéroclites en fragiles, l’Inde serait entrée dans une nouvelle ère  : celle d’une domination électorale d’un BJP qui tirerait sa force de l’hégémonie idéologique du nationalisme hindou — l’hindutva3.

Les élections récentes confirment ce diagnostic, mais permettent aussi de l’affiner  : certes, le BJP est effectivement l’acteur dominant autour duquel s’organise la vie politique indienne. Avec 240 députés (soit 44,2 % des élus de la Lok Sabha) et 35,6 % des voix, il arrive nettement devant le Congrès et est le parti politique incontournable pour former le prochain gouvernement. Mais contrairement à la situation des années 1952 à 1967, durant lesquelles le parti du Congrès obtenait systématiquement d’écrasantes majorités absolues grâce à l’immense aura du père de l’indépendance, Jawaharlal Nehru, le BJP ne peut pas se targuer d’être un parti hégémonique. Il est condamné pour gouverner à s’appuyer sur des petits partis régionaux afin de bâtir une majorité et devra prendre en compte leurs demandes — une situation à hauts risques pour la direction actuelle du BJP, qui n’est pas du tout habituée à ce genre de fonctionnement. De plus, le BJP n’est pas dans une situation particulièrement confortable au niveau local  : s’il gouverne (seul ou en coalition) actuellement 19 des 31 États ou Territoires de l’Union, il le doit autant à sa capacité d’attraction électorale qu’à son aptitude à provoquer des défections d’élus voire des scissions au sein des partis locaux d’opposition afin de conquérir des majorités dans les États. Si le BJP domine donc la vie politique indienne, il lui faut malgré tout convaincre les électeurs afin de remporter la victoire dans les urnes.

Le BJP n’est pas dans une situation particulièrement confortable au niveau local  : s’il gouverne (seul ou en coalition) actuellement 19 des 31 États ou Territoires de l’Union, il le doit autant à sa capacité d’attraction électorale qu’à son aptitude à provoquer des défections d’élus.

Mathieu Gallard

2 — Une campagne sans enjeu fort pour porter le BJP

Les victoires du BJP en 2014 puis en 2019 s’apparentaient à de véritables vagues nationales, qui avaient balayé les facteurs locaux traditionnellement puissants dans les choix électoraux des Indiens  : arithmétique sociale des castes et des religions, implantation de dirigeants et/ou de partis, etc. Durant ces campagnes, l’impact personnel de Narendra Modi, la polarisation religieuse, la volonté de tourner la page de dix années de gouvernement du Congrès (en 2014) et les tensions avec le Pakistan (en 2019) avaient servi de carburant électoral au BJP pour remporter coup sur coup deux victoires historiques. 

La situation était toute autre au cours des derniers mois. Durant la campagne et la longue période de vote, de nombreux observateurs ont noté l’absence de ces grands enjeux mobilisateurs4 auprès d’un électorat beaucoup plus atone que lors des scrutins précédents5. L’enquête post-électorale du CSDS (Centre for the Study of Developing Societies) indique certes que 22 % des Indiens citent l’inauguration du temple du dieu Ram (cf. ci-dessous) comme le principal accomplissement du gouvernement, mais les autres éléments mentionnés sont vagues et disparates  : lutte contre le chômage ou contre la pauvreté, renforcement du rôle de l’Inde à l’international, développement des infrastructures…6 Ce manque d’enthousiasme se retrouvait même chez les militants les plus ardents du nationalisme hindou  : déçus d’avoir été mis à l’écart par le gouvernement, les partisans du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS, Organisation nationale des volontaires)7 seraient pour certains restés à l’écart de la campagne8. Une campagne sans enjeux forts a redonné mécaniquement davantage de poids aux facteurs locaux des choix électoraux, handicapant un BJP habitué à être porté par des vagues nationales.

Une campagne sans enjeux forts a redonné mécaniquement davantage de poids aux facteurs locaux des choix électoraux, handicapant un BJP habitué à être porté par des vagues nationales.

Mathieu Gallard

3 — L’érosion de la force électorale du nationalisme hindou  ?

Le BJP a émergé comme acteur majeur de la vie politique indienne à la fin des années 1980, en profitant des tensions religieuses croissantes entre la majorité hindoue et la minorité musulmane, notamment dans les États de la Hindi Belt9. Sa double stratégie de nationalisation des enjeux identitaires et de politisation des tensions communautaires du quotidien10 lui a peu à peu permis de s’implanter puis de devenir hégémonique dans cette zone centrale, étendant ensuite progressivement son influence à d’autres parties du pays. Ainsi, lors des scrutins de 2014 puis de 2019, sa domination sur des États comme l’Uttar Pradesh — environ 235 millions d’habitants —, le Bihar — environ 125 millions d’habitants —, le Madhya Pradesh — environ 85 millions d’habitants —, le Rajasthan — environ 80 millions d’habitants — était presque totale. Le parachèvement de l’implantation du BJP dans la Hindi Belt a été marqué par l’inauguration du temple du dieu Ram à Ayodhya11, événement célébré en grande pompe par le Premier ministre le 22 janvier dernier et qui a servi de lancement informel à la campagne électorale du BJP.

En Uttar Pradesh, immense État dirigé depuis 2017 par le moine ultra-nationaliste Yogi Adityanath, le BJP a perdu la majorité écrasante qu’il détenait depuis 2014.

Mathieu Gallard

Pourtant, les résultats du scrutin semblent indiquer que l’impact de la polarisation religieuse promue par Narendra Modi s’émousse. Si le BJP a largement utilisé cette carte durant la campagne, le Premier ministre allant jusqu’à comparer les musulmans à des « infiltrés » souhaitant dépasser en nombre la majorité hindoue grâce à leur démographie12, les résultats ne sont pas cette année au rendez-vous. En Uttar Pradesh, immense État dirigé depuis 2017 par le moine ultra-nationaliste Yogi Adityanath, le BJP a perdu la majorité écrasante qu’il détenait depuis 2014 et s’est incliné face à l’alliance entre le parti du Congrès et le Samajwadi Party (SP), une puissante formation locale implantée au sein des basses castes (Other Backward Classes, OBCs) : la coalition d’opposition remporte 43 circonscriptions (soit 37 de plus qu’en 2019), contre 36 pour la NDA (-28). Le SP l’emporte même nettement dans la circonscription de Faizabad, sur laquelle se situe le symbolique temple de Ram, largement mis en avant par le BJP tout au long de la campagne. De manière générale, le sondage pré-électoral du CSDS indiquait une situation paradoxale  : si l’inauguration du temple de Ram était bien accueillie par les Indiens, la volonté d’une coexistence religieuse entre la majorité hindoue et les minorités religieuses était aussi largement partagée13. Des éléments qui pourraient indiquer que l’utilisation de plus en plus virulente et visible de la polarisation religieuse par le BJP durant les campagnes électorales a fini par trouver ses limites.

4 — La situation économique a fini par rattraper Narendra Modi

L’économie est depuis son arrivée au pouvoir une des principales épines dans le pied de Narendra Modi. Si l’Inde est un pays qui bénéficie d’une forte croissance (7,8 % au dernier trimestre), son développement s’appuie sur des secteurs peu productifs et qui créent peu d’emplois. De plus, l’économie indienne a subi au cours des dernières années des chocs exogènes majeurs — épidémie de Covid —, mais aussi certains liés à des décisions du gouvernement  : démonétisation de 2016 qui a mis hors de circulation les billets de 500 et 1 000 roupies du jour au lendemain, crise agraire de 2020-2021 liée à une tentative de libéralisation du secteur agricole… Après la pandémie de Covid, la croissance indienne a de surcroît connu une reprise décrite par les experts comme « K-shaped » — c’est-à-dire favorisant les couches les plus aisées de la population au détriment des catégories populaires.

Dans ce contexte, le mécontentement qui, déjà au début de la campagne électorale de 2019 avait semblé devoir mettre en difficulté le BJP, semble s’être finalement révélé dans les urnes. Un sentiment d’abandon particulièrement fort au sein de la jeunesse — aussi bien urbaine que rurale — parmi laquelle le niveau de diplôme ne cesse de progresser, mais qui ne bénéficie pas de perspectives d’emploi en rapport avec sa formation14. Le taux de chômage est même désormais plus important chez les jeunes diplômés que chez ceux n’ayant pas d’éducation supérieure15. L’enquête pré-électorale du CSDS confirmait ce désenchantement en montrant que pour 62 % des Indiens, le fait de trouver un emploi leur semblait être devenu plus difficile au cours des dernières années, un sentiment partagé par toutes les catégories de la population16.

Le mécontentement qui, déjà au début de la campagne électorale de 2019 avait semblé devoir mettre en difficulté le BJP, semble s’être finalement révélé dans les urnes.

Mathieu Gallard

Lors des scrutins précédents, le BJP avait pu atténuer l’impact des revendications économiques en présentant aux électeurs un réel bilan en matière de développement. Depuis 2014, le gouvernement a en effet lancé des grands plans en matière d’infrastructures publiques (urbanisme, universités, transports…), a contribué à des politiques de développement local (électrification, construction de toilettes publiques…) et a développé des aides sociales (financières ou matérielles, comme par le biais de la distribution de combustibles de cuisson propres) efficaces et bien ciblées. Mais après dix ans au pouvoir, il semblerait que les aspirations des Indiens à un emploi stable — et en adéquation avec leur formation — dépasse désormais leur reconnaissance vis-à-vis de la politique sociale du gouvernement.

5 — L’opposition a habilement mis en avant l’enjeu de la justice sociale

Pour ne pas placer la campagne sous le signe du nationalisme religieux et afin de forcer le BJP à défendre son bilan économique, l’opposition a axé sa campagne sur la question de la justice sociale17. Intitulé Nyay Patra (« Une déclaration pour la justice »), le programme du Congrès a fait la part belle aux promesses en termes de création d’emplois publics et d’aides sociales en direction des jeunes, des femmes, des basses castes et des Dalits (les « intouchables ») ou encore des fermiers.

Pour ne pas placer la campagne sous le signe du nationalisme religieux et afin de forcer le BJP à défendre son bilan économique, l’opposition a axé sa campagne sur la question de la justice sociale.

Mathieu Gallard

Mais c’est avant tout la capacité du Congrès à articuler ces revendications sociales avec un message inclusif qui semble avoir convaincu une partie des électeurs. Son leader, Rahul Gandhi, a en effet largement fait campagne en mettant en avant une opposition entre les « 90 % » de la population oubliés par le BJP et les « 10 % » les plus aisés qui bénéficieraient de la protection et des largesses du gouvernement. Un discours qui lui a permis de ne pas avoir à faire trop fréquemment référence à la fois aux minorités religieuses (notamment musulmane) — ce qui aurait fourni des munitions au BJP — et aux différentes sous-castes — ce qui aurait suscité des rancœurs et des craintes parmi celles qu’il n’aurait pas mises en avant. Avec un style populiste assez classique, Rahul Gandhi est donc parvenu au cours de la campagne à construire un imaginaire social inclusif — au lieu de parler aux différentes minorités comme dans les campagnes précédentes, il a su construire une majorité imaginaire comprenant les basses castes, les Dalits (« intouchables »), les plus pauvres et les minorités religieuses18

De fait, l’articulation entre ce discours politique novateur et les propositions concrètes du Congrès a rencontré un écho  : l’enquête pré-électorale du CSDS montrait que si la proportion d’Indiens qui croyait aux promesses de Rahul Gandhi (49 %) était inférieure à celle de ceux qui croyaient aux promesses de Narendra Modi (56 %), l’écart entre les deux s’était nettement réduit et était particulièrement faible chez les jeunes (53 % contre 58 %) ainsi qu’au sein des catégories populaires et des classes moyennes19.

Durant la campagne, Rahul Gandhi a su construire une majorité imaginaire comprenant les basses castes, les Dalits (« intouchables »), les plus pauvres et les minorités religieuses.

Mathieu Gallard

6 — Des craintes dans l’électorat suscitées par l’assurance du BJP ?

Après deux victoires faciles aux élections législatives de 2014 puis de 2019 et, plus récemment, un succès retentissant lors des élections de novembre et décembre 2023 dans cinq États, Narendra Modi et son parti semblaient avoir le vent en poupe. Mais ce contexte favorable les a sans doute conduits à se montrer trop sûrs d’eux et à commettre des erreurs avant et pendant la campagne électorale.

Depuis leur arrivée à la tête du BJP, Narendra Modi et son bras droit, le Ministre de l’intérieur Amit Shah, ont totalement pris le contrôle du parti. Cela s’est manifesté lors de la sélection des candidats pour les élections législatives  : au total, 132 des 303 députés sortants du BJP n’ont pas été reconduits. Des décisions justifiées par la volonté de ne pas permettre à certains élus impopulaires dans leur circonscription de se représenter, mais aussi et surtout par la crainte de voir se former des contre-pouvoirs locaux à la toute puissance de la direction nationale du BJP20. De fait, cette stratégie a sans doute coûté des sièges au BJP qui a présenté dans de nombreux districts des candidats peu connus en remplacement de dirigeants bénéficiant d’une forte notoriété et d’une popularité réelle.

Depuis leur arrivée à la tête du BJP, Narendra Modi et son bras droit, le Ministre de l’intérieur Amit Shah, ont totalement pris le contrôle du parti.

Mathieu Gallard

Par ailleurs, Narendra Modi a fait preuve durant la campagne d’une assurance qui s’est probablement retournée contre lui. Dans un discours au Parlement en février, quelques semaines avant le début du scrutin, il a ainsi affirmé ce qui deviendra un slogan de sa campagne, Abki baar 400 paar  : « cette fois-ci, nous dépasserons les 400 [sièges] ». La volonté affichée du Premier ministre d’obtenir une majorité suffisante pour modifier la Constitution indienne a aussitôt été utilisée par le Congrès et ses alliés. pour mobiliser l’électorat.

Les leaders de l’opposition ont notamment fait campagne en dénonçant la volonté supposée du BJP de réformer la Constitution pour revenir sur les politiques de quotas dans la fonction publique qui favorisent les basses castes, les Dalits (« intouchables ») et les aborigènes21 — une menace d’autant plus forte pour ces catégories sociales que le principal rédacteur de la Constitution indienne n’est autre que B. R. Ambedkar, un iconique leader des Dalits22. Face à la mobilisation de pans entiers de la population inquiets de l’avenir de la Constitution et des quotas, Narendra Modi s’est retrouvé pour la première fois depuis 2014 en position de faiblesse, se retrouvant obligé, à de nombreuses reprises durant la campagne, de récuser les accusations de l’opposition — plutôt que d’articuler son propre discours. Au contraire, Rahul Gandhi a d’autant plus insisté sur ce sujet que son programme mentionnait un recensement des castes à l’échelle nationale afin de réviser les quotas ainsi que la suppression du plafonnement de 50 % des quotas réservés aux basses castes et aux Dalits (« intouchables »).

Face à la mobilisation de pans entiers de la population inquiets de l’avenir de la Constitution et des quotas, Narendra Modi s’est retrouvé pour la première fois depuis 2014 en position de faiblesse.

Mathieu Gallard

7 — Un très net recul du BJP auprès des Dalits  ?

Les conséquences électorales de ces polémiques autour d’une éventuelle révision de la Constitution semblent avoir tout particulièrement touché les Dalits23.

Ce sont en effet dans les circonscriptions où ils représentent plus de 20 % de la population totale que le recul de la NDA a été le plus marqué, avec une perte de 34 sièges sur 156, et au contraire un gain de 53 circonscriptions pour la coalition d’opposition. Les Dalits sont de fait particulièrement présents dans certains États où le BJP a connu des revers très nets, comme l’Haryana, le Pendjab et surtout l’Uttar Pradesh.

Dans cet État, l’opposition semble même être parvenue à coaliser de vastes segments parfois antagonistes de l’électorat. Ainsi, dans l’ouest de l’Uttar Pradesh, la coalition entre le Samajwadi Party et le Congrès remporte à la surprise générale plusieurs circonscriptions qui avaient été agitées en 2013 par de violentes émeutes entre la sous-caste agricole des Jats et les musulmans. Deux électorats qui se sont pourtant réunis pour défaire le BJP, notamment dans la circonscription de Muzaffarnagar, cœur de ces tensions.  

Les pertes de la NDA ont aussi été fortes dans d’autres États importants, notamment le Maharashtra  : les tentatives du BJP d’y créer des scissions au sein de deux puissants partis locaux d’opposition, le Shiv Sena et le Nationalist Congress Party, se sont retournées contre lui. Les bases électorales de ces deux formations ont finalement préféré voter pour l’aile historique alliée au Congrès plutôt que pour les nouveaux partis qui se sont rapprochés du BJP.

Dans l’ouest de l’Uttar Pradesh, la coalition entre le Samajwadi Party et le Congrès remporte à la surprise générale plusieurs circonscriptions qui avaient été agitées en 2013 par de violentes émeutes entre la sous-caste agricole des Jats et les musulmans.

Mathieu Gallard

Ces contre-performances n’ont pas été atténuées par les percées attendues dans le Sud de l’Inde, où le BJP n’a jamais réussi à s’implanter du fait d’une culture et de traditions politiques hostiles au nationalisme hindou. Ses candidats ne rencontrent aucun succès au Tamil Nadu et ne parviennent à faire élire qu’un député au Kerala voisin. Au nord-est, le BJP est mis en échec au Bengale occidental par l’opposition virulente de la Ministre-en-chef Mamata Banerjee qui a construit sa popularité sur la mise en place de nombreux programmes sociaux, notamment en direction des femmes. Enfin, le BJP est aussi en mauvaise posture dans la myriade de petits États qui forment la frontière sino-birmane  : ses alliés locaux sont souvent battus par les candidats du Congrès, qui effectue un retour remarqué dans cette zone après une décennie d’effacement progressif24.

8 — De la « Modi’s Magic » à la « Modi’s fatigue »

L’équation personnelle de Narendra Modi avait incontestablement joué un rôle majeur dans les victoires du BJP en 2014 et en 2019. L’étude post-électorale du CSDS en 2019 indiquait que 78 % des personnes interrogées appréciaient le Premier ministre, soit 24 points de plus que pour son principal adversaire Rahul Gandhi. Plus important encore, un tiers des électeurs du BJP (32 %) affirmaient que si Narendra Modi n’avait pas été le candidat du parti au poste de Premier ministre, leur choix aurait été différent25. C’est notamment cette image d’homme fort26 aussi bien dans sa volonté de redonner à l’Inde sa place sur la scène internationale que dans sa capacité à délivrer aux nationalistes hindous leurs principales demandes historiques27 qui a permis au BJP d’être reconduit avec une majorité encore plus large en 2019, malgré un contexte économique et social difficile. 

Toutefois, l’impact de la personnalité du Premier ministre sur les électeurs s’est affaibli avec le temps, d’autant qu’il tourne parfois à un véritable culte de la personnalité et que l’image personnelle de Rahul Gandhi s’est améliorée au cours des dernières années28. Certes, dans le sondage post-électoral du CSDS, une nette majorité des électeurs disaient préférer Narendra Modi (41 %) comme Premier ministre à Rahul Gandhi (27 %) – mais par rapport à la même enquête réalisée dans la foulée du scrutin de 2019, le Premier ministre perd 6 points tandis que son principal opposant en gagne 4. De même, les personnes ayant voté pour les candidats de la NDA ne sont plus que 24 % à affirmer qu’elles auraient fait un autre choix si Narendra Modi n’avait pas été le candidat de la coalition pour devenir chef du gouvernement — une baisse de 8 points en 5 ans29. Si son leader est resté un atout électoral important pour le BJP, son influence s’est nettement réduite en quelques années.

L’impact de la personnalité du Premier ministre sur les électeurs s’est affaibli avec le temps, d’autant qu’il tourne parfois à un véritable culte de la personnalité et que l’image personnelle de Rahul Gandhi s’est améliorée au cours des dernières années

Mathieu Gallard

9 — Une mandature qui s’annonce complexe pour Narendra Modi

Pour la première fois de sa carrière politique, Narendra Modi va devoir gouverner avec à une véritable coalition. Que ce soit en tant que Premier ministre depuis 2014, ou auparavant comme Ministre-en-chef de l’État du Gujarat entre 2001 et 2014, il pouvait en effet s’appuyer sur un BJP disposant d’une majorité absolue. Le BJP va désormais être dépendant de ses alliés, notamment le Telugu Desam Party (TDP) du nouveau Ministre-en-chef de l’Andhra Pradesh N. Chandrababu Naidu, et le Janata Dal (United) (JDU) du Ministre-en-chef du Bihar Nitish Kumar30.

Ces dirigeants seront d’autant plus revendicatifs et exigeants que les résultats de l’élection ont mis à mal le mythe d’invincibilité qui s’était construit autour de Narendra Modi, et que ce dernier a par le passé eu des relations très difficiles aussi bien avec N. Chandrababu Naidu qu’avec Nitish Kumar. Les négociations en termes de postes gouvernementaux risquent donc d’être particulièrement longues et certaines des mesures controversées que le BJP entendait faire adopter durant cette mandature pourraient être repoussées ou renégociées  : c’est notamment le cas du très sensible processus de réallocation du nombre de sièges parlementaires par État, de la réforme du mode de scrutin visant à programmer simultanément les élections législatives nationales et dans les États, mais aussi de la réforme visant à uniformiser le code civil qui varie actuellement selon la religion des citoyens.

Pour la première fois de sa carrière politique, Narendra Modi va devoir gouverner avec à une véritable coalition.

Mathieu Gallard

L’attitude plus conciliatrice que le BJP devra adopter face à ses alliés pourrait toutefois lui valoir des ennuis sur sa droite  : le RSS, qui avait été progressivement mis à l’écart depuis 201431, pourrait lui aussi profiter de la contre-performance du BJP pour réaffirmer son autonomie et sa singularité32

Enfin, la question de la succession d’un Narendra Modi âgé de 73 ans et politiquement affaibli va commencer à se poser. Son bras droit, le Ministre de l’intérieur Amit Shah, fait figure de favori face au Ministre-en-chef de l’Uttar Pradesh Yogi Adityanath. Mais les deux hommes ont vu leur réputation pâtir des résultats du scrutin  : le premier car il est considéré comme le stratège électoral du BJP, le second du fait de la défaite inattendue du parti dans un État qu’on imaginait acquis au nationalisme hindou.

10 — Une démocratie vivante

Les inquiétudes qui pèsent sur l’avenir de la démocratie indienne ont été confirmées par le déroulement de la campagne  : les lois organisant le financement de la campagne électorale ont massivement profité au BJP  ; la couverture de la campagne par les grands médias a été largement partiale  ; les agences fédérales d’enquêtes financière ont centré leurs investigations sur les dirigeants et les candidats de l’opposition  ; la Commission électorale a confectionné un calendrier parfaitement adapté aux besoins du BJP et a fermé les yeux sur les violations évidentes du code électoral par le parti au pouvoir durant la campagne…33

La question de la succession d’un Narendra Modi âgé de 73 ans et politiquement affaibli va commencer à se poser.

Mathieu Gallard

Pourtant, les électeurs ont montré que l’Inde méritait toujours son titre de « plus grande démocratie du monde »  : malgré les handicaps financiers, médiatiques et administratifs colossaux dont elle souffre, la coalition d’opposition fait presque jeu égal avec la NDA en termes de voix et a empêché le BJP d’obtenir une troisième majorité absolue d’affilé. L’inquiétude des électeurs vis-à-vis de la Constitution qui s’est manifestée durant la campagne est un autre signe fort de l’attachement des Indiens aux institutions démocratiques.

Les cinq ans qui s’ouvrent devraient annoncer une ère nouvelle  : le gouvernement s’appuiera sur une majorité réduite et devra adopter une attitude favorable au compromis pour éviter un basculement de ses alliés dans les rangs de l’opposition  ; l’opposition sera fortement renforcée au Parlement et pourra plus facilement exercer un rôle de contrôle  ; le BJP sera traversé par des questionnements sur son avenir et par des tensions à propos de la succession de Narendra Modi… Dans ce contexte où la mainmise du BJP ne semble plus si totale et où l’opposition ne paraît plus si affaiblie, les contre-pouvoirs de toutes natures — médias, grandes entreprises, justice… — pourraient être tenter de reprendre de l’air34.

Les électeurs ont montré que l’Inde méritait toujours son titre de « plus grande démocratie du monde »

Mathieu Gallard

Finalement, c’est peut-être sur le leader de l’opposition Rahul Gandhi que le défi principal pour les cinq prochaines années repose  : sera-t-il capable d’insuffler au parti du Congrès — le grand parti du combat pour l’indépendance de l’Inde — une vision cohérente et crédible pour l’avenir du pays35 ? Car ce n’est que si une alternance politique survient en 2029, après 15 ans de pouvoir du BJP, que nous saurons avec certitude si l’Inde reste, bel et bien, une grande démocratie. 

Sources
  1. Pour bénéficier de ce statut, il faut arriver en deuxième place en nombre d’élus et détenir au moins 10 % des sièges. Le Congrès n’y était parvenu ni en 2014, ni en 2019 et ce statut était vacant depuis.
  2. Yogendra Yadav, From loss to recovery of faith : An election ground report, The Indian Express, 1er juin 2024.
  3. Milan Vaishnav et Jamie Hintson, The Dawn of India’s Fourth Party System, Carnegie Endowment for International Peace, 5 septembre 2019.
  4. Rahul Verma, No wave in sight, big surprises are unlikely in the offing, Hindustan Times, 19 avril 2024. ; Pratap Bhanu Mehta, Why voters’ silence is making the BJP nervous, The Indian Express, 26 avril 2024.
  5. À noter cependant que les chiffres encore provisoires indiquent que la participation devrait rester stable par rapport aux élections de 2014 et de 2019, autour de 66 %-68 %.
  6. Vibha Attri, Naman Jaju, Evaluating government’s performance and its impact on voting patterns, The Hindu, 6 juin 2024.
  7. Une très puissante organisation nationaliste hindoue comptant plusieurs millions de membres actifs à travers l’Inde et étroitement liée au BJP. Elle dispose d’organisations dans tous les domaines de la vie sociale (éducation, syndicalisme, agriculture, aide sociale, culture…) Le BJP est parfois considéré comme sa branche politique.
  8. Sanya Dhingra, ‘Heart has soured’—why UP’s RSS workers are lying low in BJP campaign, The Print, 17 mai 2024.
  9. La zone centrale du nord de l’Inde où la langue majoritaire est l’hindi et la religion majoritaire l’hindouisme. Elle regroupe plus de 40 % de la population du pays et est parfois perçue comme dominante culturellement et politiquement par les habitants des régions périphériques.
  10. Sudha Pai et Sajjan Kumar, Everyday Communalism : Riots in Contemporary Uttar Pradesh, Oxford University Press, 2018.
  11. Ce temple, supposément lieu de naissance du dieu Ram, a été construit sur l’emplacement d’une mosquée du XVIème siècle qui a été détruite par des militants du BJP en 1992. Il s’agissait de la revendication la plus forte des nationalistes hindous.
  12. Les hindous représentent pourtant environ 80 % de la population indienne, contre environ 15 % pour les musulmans.
  13. Suhas Palshikar, Construction of the Ram Mandir will help the BJP consolidate Hindu identity, The Hindu, 12 avril 2024 ; Nirmanyu Chouhan et Sanjer Alam, Remarkable support for religious pluralism, The Hindu, 12 avril 2024.
  14. Hannah Ellis-Petersen et Aakash Hassan, ‘Modi builds highways but where are our jobs ?’ : rising inequality looms over India’s election, The Guardian, 20 may 2024.
  15. Anup Roy, Young Indians More Likely to Be Jobless If They’re Educated, Bloomberg, 29 mars 2024.
  16. Hilal Ahmed, In search of a dignified economic life, The Hindu, 11 avril 2024.
  17. Kancha Ilaiah Shepherd, Congress Manifesto’s Commitment to Social Justice Will Put Other Parties on the Defensive, The Wire, 16 avril 2024.
  18. Suhas Palshikar, In Campaign 2024, the BJP’s Hindutva Contends With the Congress Party’s Nyay, The India Forum, 25 avril 2024.
  19. Sanjeer Alam, Many Promises to keep and miles to go before electoral gains can be reaped, The Hindu, 13 avril 2024.
  20. Le BJP a aussi fréquemment cherché à affaiblir les dirigeants des États — les Ministres-en-chef — qui cherchaient à prendre de l’autonomie vis-à-vis de la direction ou disposaient d’un socle électoral personnel trop solide.
  21. Les basses castes représentent environ 44 % de la population indienne, le Dalits 21 % et les aborigènes 10 %.
  22. Yamini Aiyar, Neelanjan Sircar, The Constitution, a surprise entrant in poll battlefield, The Hindu, 29 mai 2024.
  23. Supiya Sharma, Constitution, cows, rations : Why Dalits in UP want to vote out the BJP, Scroll.in, 17 mai 2024.
  24. Sukrita Baruah, With setbacks in four states, NDA unravels in the Northeast, The Indian Express, 5 juin 2024.
  25. Sandeep Shastri, The Modi Factor in the 2019 Lok Sabha Election : How Critical Was It to the BJP Victory ?, Studies in Indian Politics, vol. 7, n° 2, 2019.
  26. Christophe Jaffrelot, Modi’s India : Nationalism and the Rise of Ethnic Democracy, Princeton University Press, 2021.
  27. La construction du temple de Ram, mais aussi la révocation du statut spécial du Jammu-et-Cachemire pour l’intégrer pleinement à l’Inde ou encore l’amendement de la loi sur la citoyenneté pour empêcher les réfugiés musulmans d’obtenir la nationalité indienne…
  28. Le Bharat Jodo Yatra, c’est-à-dire la longue marche de 4100 kilomètres qu’il a effectué du sud au nord de l’Inde entre septembre 2022 et janvier 2023 afin de protester contre la politique du gouvernement a fortement contribué à l’amélioration de l’image du leader du Congrès.
  29. Sandeep Shastri, Modi factor seems to have stagnated over a decade, The Hindu, 6 juin 2024.
  30. Liz Mathew, Allies in play, tough road ahead for BJP’s key plans — from one-poll push to delimitation, The Indian Express, 5 juin 2024.
  31. Il a parfois été dit que le cœur du pouvoir au sein de la galaxie des organisation nationalistes hindoues était « passé de Nagpur [siège du RSS] à Ahmedabad [capitale du Gujarat] ».
  32. Nistula Hebbar, With no majority on its own, BJP will have to strike a consensus, The Hindu, 4 juin 2024.
  33. Notamment les attaques contre les musulmans.
  34. Milan Vaishnav, Looking back before looking ahead in 2024, Hindustan Times, 5 juin 2024.
  35. Yamini Aiyar, Mandate 2024  : The mirror has cracked, Hindustan Times, 5 juin 2024.