07

janvier 2025

De 19:30 à 20:30

École normale supérieure

45 rue d'Ulm - 75005 Paris

Langue

FR

Canada, Groenland, Panama : la nouvelle géopolitique impériale de Donald Trump

Amy Greene
Jean-Marie Guéhenno
Florian Louis
Frédéric Mérand

Mardi du Grand Continent à l’École normale supérieure, le 7 janvier 2025, avec Amy Greene, Jean-Marie Guéhenno, Florian Louis, et Frédéric Mérand, modéré par Gilles Gressani.

Citations à retenir

Florian Louis
Aux États-Unis, le racisme a plutôt agi comme un frein à l'expansionnisme impérial. Les trumpistes conçoivent l'identité nationale américaine comme celle de pionniers, de conquérants, et pas d'immigrants qui arrivent dans un pays tout fait pour s'y intégrer.
Florian Louis Membre de la rédaction
Amy Greene
La population américaine n'est pas enthousiasmée par un nouvel expansionnisme américain qui aboutirait à une guerre et au déploiement de troupes pour conquérir le Groenland — d’ailleurs la politique étrangère ne fait pas partie des préoccupations principales de l'électorat américain.
Amy Greene Auteure de L'Amérique face à ses fractures (Tallandier, 2024)
Frédéric Mérand
Les libéraux canadiens vont perdre les prochaines élections. Il n'y a aucun doute là-dessus. Le Parti conservateur, dirigé par Pierre Poilievre, peut-être pas intégrationniste aux États-Unis, accueille favorablement le courant idéologique trumpiste.
Frédéric Mérand Professeur et directeur du Département de science politique de l'Université de Montréal
Jean-Marie Guéhenno
Ce n’est pas le cas dans tous les domaines, pas dans le domaine militaire, mais dans le domaine du commerce et des normes, l'Union européenne change la donne. L’un des objectifs de l’administration Trump est donc de fragiliser l’Union et de la diviser.
Jean-Marie Guéhenno Directeur du programme Kent sur la résolution des conflits, Université Columbia
Gilles Gressani

Gilles Gressani

Directeur

Bonsoir à toutes et à tous, merci d’être venus si nombreux pour ce premier mardi du continent qui commence. Nous vous souhaitons une année positive, malgré un sujet qui risque malheureusement de marquer aussi les prochains mois. Pour ce mardi, nous avons décidé de faire une carte en espérant qu’elle dure au moins jusqu’au mardi. Mais vous n’avez peut-être pas suivi : là, vous voyez le golfe du Mexique en bas. Lors d’une conférence de presse qui vient de s’achever, Donald Trump a affirmé que dorénavant, les États-Unis appelleront le golfe du Mexique « le golfe d’Amérique ».

Nous sommes rattrapés par l’actualité. Ce dont on parle ce soir se prête à la moquerie, semble être une plaisanterie : le retour d’une politique d’expansion territoriale aux États-Unis. Mais on rigole avec l’Empire à ses risques et périls, et c’est un sujet qu’on va aborder avec le maximum de sérieux ce soir. Nous sommes très heureux de pouvoir le faire avec plusieurs amis de la revue. Jean-Marie Guéhenno d’abord, je ne suis pas sûr qu’il faille le présenter, mais puisqu’il est devenu directeur du programme Kent à l’École d’affaires publiques et internationales de Columbia, je me permets d’ajouter cette information à sa biographie impressionnante. C’est aussi un ancien élève de l’École et l’auteur d’un ouvrage primé à plusieurs reprises. Amy Green, qui nous fait l’honneur d’être ici pour la première fois en tant qu’invitée à un Mardi, est enseignante à Sciences Po et à la Boston University. Elle a également publié L’Amérique face à ses fractures aux éditions Tallandier. Florian Louis, membre de la rédaction et par ailleurs historien de la géopolitique en chef, a publié ce texte extrait de sa thèse, De la géopolitique en Amérique, qui va être utile pour ce soir. Et enfin, à ma gauche, Frédéric Mérand, professeur et directeur du département de science politique de l’université de Montréal.

Certes, Donald Trump souhaite annexer le Groenland, mais aussi faire du Canada le cinquante et unième État, et ses perspectives seront donc importantes aujourd’hui. Pour poser le cadre de notre conversation ce soir, je pense qu’il est très important d’essayer de montrer en quoi ce qu’on est en train de vivre est une rupture historique au sens propre de la manière dont les États-Unis, en tant que puissance, pensent leur puissance.

Pour cela, j’aimerais demander à Florian Louis de nous aider à marquer les points fondamentaux sur lesquels cette conversation sera construite. En quoi, au fond, la carte que Pierre va nous montrer maintenant, celle d’une grande Amérique, est-elle différente ? On est passé d’une Amérique « Great Again » où le Great avait une valeur absolue, une valeur de grandeur économique et sociale, à une grandeur territoriale. On observe donc une recherche de territoire, au nord comme au sud, avec le canal de Panama. En quoi, au fond, cette chose qui peut paraître anodine – les empires, les puissants, les autres puissances cherchant à étendre leur territoire – est en réalité une double rupture ? D’abord aux États-Unis, puis dans le monde tel qu’on le connaît.

Florian Louis

Florian Louis

Membre de la rédaction

Merci. C’est donc effectivement assez surprenant, mais en même temps, c’est aussi un retour à de vieux débats, parce que voir les États-Unis s’interroger sur leur place dans le continent et sur les limites de leur territoire et de leur empire, qui se confondent d’ailleurs, n’a rien de nouveau. C’est parce qu’on a souvent l’idée des États-Unis comme une puissance isolationniste, ce qui nous fait oublier que cela témoigne surtout d’un point de vue très ethnocentrique, puisque les Amérindiens ou les Mexicains n’ont sans doute pas considéré que les États-Unis étaient isolationnistes lorsqu’ils ont conquis leur territoire pour se constituer. Les États-Unis sont donc d’abord le fruit d’une conquête impériale et territoriale. Simplement, son originalité, c’est que c’est une conquête qui s’est faite dans la contiguïté et la continuité territoriale, à la veille de l’émergence d’empires ultramarins. Ce qui leur a permis de poursuivre leur quête d’exceptionalisme, à la différence des autres, sans assumer l’impérialisme qui est pourtant constitutif de leur identité nationale et stratégique.

Le moment que nous vivons, en certains aspects, fait écho à celui qui a suivi la victoire sur l’Espagne en 1898. Cette guerre avait été déclenchée au nom du soutien à l’indépendance de Cuba et des Philippines, ainsi qu’au nom du soutien à des peuples opprimés, avec une forme d’identification qui consistait à dire : « Nous, les États-Unis, nous sommes un pays né d’une révolution de libération nationale contre une métropole impérialiste, le Royaume-Uni, et devant l’Angleterre. Et nous souhaitons, par solidarité, soutenir aujourd’hui les Cubains et les Philippins qui luttaient pour leur indépendance face à l’Empire espagnol », dans le cadre de la doctrine Monroe de 1821 qui voulait repousser toute présence européenne du continent américain.

À ce moment là donc, suite à cette guerre qui est remportée facilement par les États-Unis, les États-Unis se retrouvent à devoir gérer les restes de l’Empire espagnol, non seulement en Amérique – Porto Rico, Cuba – mais également dans le Pacifique avec les Philippines et va s’engager un grand débat entre ceux qui vont s’auto proclamer anti-impérialistes, les plus célèbres étant Mark Twain et Andrew Carnegie notamment, et puis ceux incarnés par le président du moment, Theodore Roosevelt, qui a succédé à McKinley, qui a été assassiné en 1901, qui eux souhaitent, pour dire vite, garder ces territoires. Les « anti impérialistes » auto-proclamés – parce que ce qui est important de rappeler et de noter, c’est qu’en fait ils ne sont pas anti-impérialistes puisqu’ils ne remettent pas en cause justement l’expansion des États-Unis sur le continent américain qui a constitué leur territoire – remettent en cause l’idée que les États-Unis puissent s’étendre outre-mer, et surtout, à des territoires qui n’ont pas vocation à intégrer l’Union.

L’originalité de l’impérialisme étasunien réside dans le fait qu’il a toujours eu vocation à conquérir des territoires qui n’avaient pas vocation à être soumis et astreints à une infériorité, à l’instar des colonies européennes, mais qui avaient vocation à devenir des États fédérés dont les habitants deviendraient des citoyens étasuniens. C’était un slogan très célèbre à l’époque. On disait alors : « The Constitution follows the flag », c’est-à-dire « la Constitution suit le drapeau ». Là où le drapeau américain est planté, la Constitution américaine finira par régner. Et c’est ce qui a beaucoup contribué à ce que la ligne anti-impérialiste finisse par l’emporter, c’est-à-dire à éviter d’aller trop loin, mais pas forcément pour de bonnes raisons, pour des raisons essentiellement racistes. L’idée était qu’on pouvait planter le drapeau dans des territoires où les populations étaient majoritairement anglo-saxonnes et protestantes. Par contre, à Cuba, à Porto Rico ou aux Philippines, ça posait problème parce que si l’on accordait effectivement à ces pays le statut d’États à part entière, cela reviendrait à donner majorité à un électorat qui n’était pas anglo-saxon et protestant.

Paradoxalement, le racisme des impérialismes européens, qui donnait une mission civilisatrice pour se donner bonne conscience, a constitué un frein à leur expansionnisme. Aux États-Unis, le racisme a plutôt agi comme un frein à l’expansionnisme impérial, parce qu’il y avait cette idée qu’on voulait bien s’étendre, mais pas pour soumettre, mais pour intégrer : « La Constitution suit le drapeau ». Mais en même temps, on ne veut pas intégrer des populations qui ne nous ressemblent pas. Et donc, cela a longtemps bridé les choses. On le voit, et c’est très drôle d’une certaine façon, Trump a beaucoup d’ambition, mais bizarrement, pas au Mexique. Il veut bien s’étendre au nord, au Canada, mais pas au Mexique, et on comprend très bien pourquoi. Pour les mêmes raisons racistes qui ont retenu les États-Unis d’annexer Cuba.

Gilles Gressani

Gilles Gressani

Directeur

Sur ce point d’ailleurs, parmi les éléments qui sont mis aujourd’hui sur la table par Donald Trump pour échanger, faire un méga deal autour du Groenland, il y aurait un échange, un troc entre Porto Rico et le Groenland, donc ça va dans votre sens. Cela permettrait peut-être de nuancer la représentation géopolitique des États-Unis.

Comme cela a été dit quelques minutes plus tôt, les États-Unis sont prêts à déployer des troupes pour annexer ou conquérir une partie de cette zone, y compris le Groenland, un territoire qui, pour le moment, reste sous la souveraineté du Danemark, dans l’Union européenne et dans l’OTAN.

On retrouve aujourd’hui, comme le montre le Grand Continent, une cartographie encore plus large de cette Amérique, avec notamment les Philippines et la Chine, deux éléments du discours de Florian Louis. On retrouve également le port de Brême en Allemagne, la Sicile du Nord et l’Islande. Avec, pour le coup, une projection impériale à l’échelle planétaire et non pas simplement continentale, ou en tout cas grande continentale, parce que l’accès au Nord va bien au-delà de la doctrine Monroe et du continent américain en tant que tel.

Il faut donc examiner ces cartes sérieusement. La cartographie, dans sa dimension la plus brutale, est de retour. Avant de donner la parole à Jean-Marie Guéhenno, un point avec Frédéric Mérand. Vous avez coécrit le dernier chapitre du Léviathan des relations internationales, dirigé par Pierre Grossmann : L’histoire mondiale des relations internationales. Vous le consacrez aux années 2010. C’est toujours très difficile de se projeter en tant qu’historien dans un tel avenir. Mais au fond, le titre que vous donnez, c’est quand même le crépuscule américain. Nous aimerions donc vous poser la question : cette carte marque-t-elle le chant du cygne d’un empire ou le début d’une nouvelle histoire ?

Frédéric Mérand

Frédéric Mérand

Professeur et directeur du Département de science politique de l’Université de Montréal

C’est probablement le chant du cygne et je vais essayer d’expliquer pourquoi dans un instant. Je relisais ce chapitre sur la décennie 2010 et j’en parlais avec Stéphanie Hoffmann, coauteure et chercheuse à l’Institut des hautes études internationales de Genève. Nous nous réjouissions de voir à quel point ce chapitre, terminé en 2020, reste d’actualité. Au début des années 2010, on se demandait encore si les États-Unis allaient rester les maîtres du jeu malgré leur déclin relatif inévitable face à la montée en puissance de la Chine, par exemple. À l’époque, Barack Obama est encore président et la position dominante consiste à dire que les institutions internationales créées par les États-Unis permettront à ce pays de maintenir son influence malgré son déclin relatif.

Par ailleurs, il y a une vitalité économique importante aux États-Unis qui restera. Dès la fin des années 2010, on écrit ce chapitre alors que Donald Trump est au pouvoir, durant son premier mandat. Tous les signes d’une situation qui s’aggrave sont déjà visibles. Donald Trump prend en effet le contre-pied de la stratégie d’engagement des États-Unis dans le monde, pour adopter une approche mercantiliste et compétitive de l’économie.

Mais il s’agit aussi d’une stratégie à long terme, ce que l’on pourrait appeler, en relations internationales, de la prévention, c’est-à-dire vouloir attaquer avant d’être attaqué. Ce qui est particulier dans le discours de Donald Trump, que l’on entend depuis un certain temps, c’est qu’il se comporte comme un « bully », un terme qui a une traduction française, mais qui correspond à une véritable réalité des cours d’école américaine. Qu’est-ce qu’un « bully » ? C’est celui qui s’en prend aux plus faibles pour montrer sa force. C’est exactement ce que fait Donald Trump. Il ne lance pas d’offensive contre la Chine ou la Russie. Il s’attaque à des États vulnérables.

Le Panama, le Groenland et même le Canada en sont des exemples. Je n’aurais jamais cru que le mot « géopolitique » et le mot « Canada » puissent se trouver dans la même phrase. Je suis certain qu’il n’existe aucun ouvrage traitant de la géopolitique et du Canada. La raison, évidemment, ce n’est pas la géographie, parce que la carte est très bien faite, mais il manque la Russie, qui est juste en haut.

Il manque également le passage du Nord-Ouest, qui est probablement l’un des lieux les plus stratégiques de la prochaine décennie, où la Chine jouera un rôle important. C’est donc un pays géopolitiquement important. Mais on n’en parlait pas parce que nous partagions avec les États-Unis cette fameuse plus longue frontière non défendue de la planète. Et c’est ce qui est aujourd’hui remis en question. Il faut aussi comprendre pourquoi Donald Trump dit cela. Vous avez mentionné le 51eme État. Il le répète tous les deux jours en ce moment. Au début, c’est une plaisanterie, mais on finit quand même par se poser la question. Vous savez probablement que le Premier ministre vient de démissionner.

Ce n’est pas principalement en raison des rodomontades de Donald Trump, mais cela fait partie d’un contexte politique extrêmement anxiogène. Il est important de rappeler également que, tout comme le Groenland et le Panama, le Canada dépend fortement des États-Unis pour son commerce international. En effet, 75 % du commerce international du Canada se fait avec notre voisin du Sud. Les menaces proférées par Donald Trump ont, dans le meilleur des cas, une fonction illocutoire. Peut-être n’envahira-t-il pas le pays, mais cela oblige une démocratie à prendre des décisions radicalement différentes de celles que la population souveraine aurait voulu prendre, parce que la menace est réelle.

Gilles Gressani

Gilles Gressani

Directeur

Avant de faire circuler la parole, je pense qu’il serait quand même utile de se pencher sur la façon dont la société et la politique canadiennes accueillent cette attention intense. Des sondages montrent qu’une infime partie des Canadiens serait favorable à une forme d’annexion ou d’intégration (on peut utiliser les mots qu’on veut). Plus précisément, 13 % des Canadiens seraient favorables, le 5 janvier, à la possibilité de devenir le 51ème État américain, et l’écart entre les hommes et les femmes est très marqué. 19 % des hommes et 7 % des femmes, ce qui est assez intéressant. Est-ce que c’est quelque chose qui a du sens ? Et d’un point de vue politique, comment cette configuration qui semble au fond sans appel se traduit-elle ?

Frédéric Mérand

Frédéric Mérand

Professeur et directeur du Département de science politique de l’Université de Montréal

L’écart important entre les hommes et les femmes est alors flagrant. Il est particulièrement marqué entre les partisans du Parti conservateur et les partisans des autres partis. Or, avec la démission de Justin Trudeau… Je suis ravi de pouvoir donner un cours sur la politique canadienne à l’École normale supérieure. Je suis sûr que cela ne s’est jamais fait auparavant.

Les libéraux vont perdre les prochaines élections. Il n’y a aucun doute là-dessus. Le Parti conservateur, dirigé par un Albertain, Pierre Poilievre, est sujet à de très fortes tensions, peut-être pas intégrationnistes aux États-Unis, mais qui accueillent favorablement le courant idéologique trumpiste. Par conséquent, parmi les partisans du Parti conservateur, le taux de soutien à l’idée d’une adhésion aux États-Unis est beaucoup plus élevé, de même que l’idée que les États-Unis devraient se conformer aux aspirations de Trump, notamment en matière d’énergie, mais aussi en ce qui concerne les politiques sociales et l’immigration.

Gilles Gressani

Gilles Gressani

Directeur

Dans Le Premier XXIᵉ siècle, Jean-Marie Guéhenno vous aviez déjà établi un diagnostic des 20 dernières années, marquées par des transformations profondes. J’ai une question assez naïve au fond : Comment voyez-vous le retour de cette logique et de cette rhétorique à la Maison-Blanche ?

Et peut-être une question un peu plus précise : il y a deux jours, Vladislav Sourkov, l’un des conseillers de Poutine, bien connu en France pour avoir servi de modèle à Giuliano da Empoli dans Le Mage du Kremlin, a publié un texte court dans lequel il évoque une « contamination impériale » émanant du Kremlin.

Au fond, aujourd’hui, dit-il, toutes les grandes puissances sont en train de faire comme Poutine. Erdogan, avec la Syrie, essaie de refaire la politique de la Sublime Porte. Xi Jinping, avec les Routes de la soie, joue l’histoire de l’Empire chinois et même Donald Trump poursuit ses ambitions territoriales. Il évoque également l’idée d’empires sans frontières. Cette logique a été retraduite dans le jargon et le lexique de 2025 par Vladimir Poutine, d’une puissance qui se moque des relations internationales, des pactes et des traités qui sont dressés entre les nations, car elle considère que la puissance peut à tout moment remettre en question le droit.

Quelle est donc votre analyse, pour quelqu’un qui, comme vous, a autant pratiqué les relations internationales et le droit international ?

Jean-Marie Guéhenno

Jean-Marie Guéhenno

Directeur du programme Kent sur la résolution des conflits, Université Columbia

Quand on regarde Poutine, Trump ou Erdogan, on constate que les dirigeants entretiennent des relations avec des oligarques. C’est une base importante de leur pouvoir. Mais les oligarques ne constituent pas une majorité électorale. Plus on est dans le marché, plus on est dans le triomphe de l’argent, et plus il devient important de jouer la carte, si j’ose dire, des valeurs.

Avec Poutine, c’est le monde russe, sans frontières, c’est l’orthodoxie. Avec Trump, dans sa dernière incarnation, ce sont les territoires. Il veut renverser la table, c’est sa manière de faire lors des négociations. Je voudrais rassurer le Canada. Je ne pense pas que les troupes américaines envahiront le Canada demain, mais le simple fait de poser la question change le débat et permet d’aborder la question sous un angle plus rationnel.

Par exemple, avec le réchauffement climatique, toute la route arctique devient un enjeu stratégique de premier plan pour le Groenland. Pour la Russie, c’est très important parce que tous les fleuves russes débouchent sur le nord. Si la navigation n’est pas possible dans le Nord, cela représente un gaspillage, mais si elle devient navigable, cela représente un atout majeur. Poutine vient d’inaugurer un nouveau brise-glace à moteur nucléaire très puissant. Il y a donc de vrais enjeux économiques pour la Russie, la Chine et les États-Unis, ainsi que pour le Groenland. C’est aussi un porte-avions essentiel pour le contrôle de l’Atlantique. Donc, Trump déplace le débat pour forcer la négociation vers un point de départ profondément différent de ce à quoi on est habitué. Mais il y a au moins une chose rassurante : tout se termine finalement avec de l’argent.

En somme, il veut conclure des deals et extraire de l’argent de ses partenaires. Il veut s’en prendre à l’État panaméen. Il veut probablement obtenir des concessions du Danemark sur la manière dont les États-Unis peuvent être présents dans ce pays, comme ils l’étaient de façon très significative pendant la Seconde Guerre mondiale.

Donc, je ne pense pas que ce discours de Trump soit comparable à l’impérialisme de Théodore Roosevelt. Ce n’est pas un idéologue. Selon moi, Trump a besoin d’images fortes. Plus les perspectives d’avancées concrètes sont incertaines, plus il est important d’avoir des images fortes, comme le mur l’a été lors de son premier mandat alors qu’il a construit très peu de kilomètres de ce mur.

Il commence donc très fort avec des images impériales pour ouvrir une négociation à sa manière. C’est le règne de la force, comme on le voit au Moyen-Orient, où la Syrie affaiblie voit des morceaux de son territoire pris par Israël. Les forts mangent les faibles. Et c’est une bonne chose pour son électorat.

Parce que les Américains n’ont pas envie de nouvelles guerres, et parce que toute cette puissance militaire, ils n’en veulent pas. Trump sent très bien que les démocrates ont souvent été plus guerriers que les républicains, mais ils veulent en avoir pour leur argent. Cette force militaire immense, il faut qu’elle rapporte quelque chose. Et Trump n’est pas mauvais, de ce point de vue, pour dire « moi, je vais l’utiliser pour obtenir des résultats ».

Gilles Gressani

Gilles Gressani

Directeur

Pensez-vous donc qu’il y a une forme d’ironie ? Ce n’est pas un discours assumé jusqu’à ses conséquences, et nous restons dans une posture de négociation avec une position particulièrement intransigeante. Et si tel est le cas, quelle devrait être la réponse européenne ?

Jean-Marie Guéhenno

Jean-Marie Guéhenno

Directeur du programme Kent sur la résolution des conflits, Université Columbia

Je pense que Trump et son équipe détestent l’Union européenne parce qu’elle modifie la donne. Ce n’est pas le cas dans tous les domaines, pas dans le domaine militaire, mais dans le domaine du commerce et des normes, ça change la donne. L’un des objectifs de l’administration Trump sera donc sans doute de fragiliser l’Union européenne et de la diviser.

Aujourd’hui, j’ai écouté les propos de Mark Zuckerberg qui disait de façon spectaculaire qu’il abandonnait le fact checking, ce qui est important pour une plateforme qui a, je crois, 3 milliards d’utilisateurs. Ce qui se passe avec la tech et Zuckerberg est très clair : il dit qu’il faut se rapprocher de l’administration américaine pour faire pression sur les Européens. Il voit bien qu’il faut une coalition des grandes sociétés de la tech et de l’État américain pour changer les positions européennes, et donc d’abord les positions de l’Union européenne.

Pour répondre à votre question, je pense que les Européens doivent éviter une chose : répondre en ordre dispersé. Cela les affaiblira. Les institutions européennes ont quand même leur mot à dire, notamment la Commission. C’est elle qui a l’initiative. Elle peut donc sans doute tenir le choc jusqu’à un certain point. Mais Trump va utiliser tous les moyens pour faire pression sur les questions de sécurité et tenter de diviser l’Union européenne.

Gilles Gressani

Gilles Gressani

Directeur

Amy Greene, peut-être pour continuer sur la lancée de l’intervention de Jean-Marie Guéhenno qui, au début, insistait, comme dans son livre, sur le rôle des sociétés. Cette représentation géopolitique d’une Amérique, une grande Amérique, à votre avis, reflète quel type de fracture de la société américaine et jusqu’à quel point peut-elle être portée par la société américaine en tant que telle ?

Amy Greene

Amy Greene

Auteure de L’Amérique face à ses fractures (Tallandier, 2024)

Je dirais donc que la population américaine n’est pas forcément emballée par un nouvel expansionnisme américain qui aboutirait à une guerre et au déploiement de troupes pour conquérir le Groenland. Il n’y a pas du tout de soutien à cela, d’ailleurs la politique étrangère ne fait pas partie des préoccupations principales de l’électorat américain. En revanche, la notion d’America First peut résonner.

America First ne signifie pas que les États-Unis se retirent du monde, mais qu’ils défendent en premier lieu leurs propres intérêts, tels que Donald Trump les conçoit. Et donc, ces prises de parole peuvent avoir pour conséquence : Elles peuvent effectivement montrer à son électorat, peut-être plus à la population du monde, que les États-Unis sont prêts à déployer tous les outils nécessaires pour renforcer leur position stratégique et de négociation dans le monde.

Cela renvoie effectivement à une position de force. On avait parlé des différents espaces évoqués par Trump. S’il n’a pas menacé d’aller à la conquête du Mexique, il a menacé d’envoyer des troupes pour combattre les cartels. Ce que l’on va voir dans ce discours, c’est donc la défense des intérêts stratégiques.

Avec le Panama, c’est la crainte que la Chine prenne trop de place. Concernant le Groenland, il y a à la fois un enjeu d’accès à l’Arctique et des minéraux rares dont les États-Unis ont besoin pour la production de hautes technologies. Partout, Donald Trump va essayer d’aller chercher ces intérêts stratégiques via des menaces ou des propos expansionnistes. L’idée n’est pas du tout qu’on est proches de guerres expansionnistes, mais plutôt que c’est un moyen pour les États-Unis de déstabiliser leurs adversaires, de mieux se positionner et peut-être d’obtenir de petites victoires ou autre chose.

C’est une façon de placer le curseur très loin pour atteindre un objectif qui n’est pas tout à fait là, mais qui est beaucoup plus proche de la position des États-Unis. Cette stratégie comporte tout de même quelques risques qui pourraient avoir un impact sur la perception du parti républicain aux États-Unis.

Avec le Panama, c’est la crainte que la Chine prenne trop de place. Concernant le Groenland, il y a à la fois un enjeu d’accès à l’Arctique et des minéraux rares dont les États-Unis ont besoin pour la production de hautes technologies. Partout, Donald Trump va essayer d’atteindre ces objectifs stratégiques par le biais de menaces ou de discours expansionnistes. Il ne s’agit pas d’affirmer que des guerres expansionnistes sont imminentes, mais plutôt que c’est un moyen pour les États-Unis de déstabiliser leurs adversaires, de mieux se positionner et peut-être d’obtenir de petites victoires ou autre chose.

C’est une façon de placer le curseur très loin pour atteindre un objectif qui n’est pas tout à fait là, mais qui est beaucoup plus proche de la position des États-Unis. Cette stratégie comporte tout de même quelques risques qui pourraient avoir un impact sur la popularité du parti républicain aux États-Unis.

Et donc, si cela se produit, cela pourrait véritablement avoir un impact sur les électeurs, notamment au moment des élections de mi-mandat. Mais je pense que son impact sera minime, car la politique étrangère ne figure pas au cœur des préoccupations des électeurs. Ce sont plutôt des sujets nationaux. Si les électeurs estiment que Donald Trump est influent sur la scène internationale, il parle le même langage que d’autres dirigeants qui dictent de plus en plus les règles du jeu et du fonctionnement du système international. Ils peuvent se dire : « Bon, nous avons quand même quelqu’un de disruptif, qui négocie en notre faveur et qui sait tenir tête à ces figures-là ». Cette stratégie peut s’avérer payante. Mais il y a aussi des limites à cela.

Gilles Gressani

Gilles Gressani

Directeur

Merci. Florian Louis, je me demande si vous ne pourriez pas nous aider à approfondir l’idée de frontière, qui fait partie de l’imaginaire politique de la construction des États-Unis, et en particulier avec cette réactivation très étonnante par Donald Trump. Nous avons publié dans le Grand Continent une série d’extraits de partisans de Trump qui défendent la réalité de cette carte, une position effectivement plus extrême.

Ils défendent le besoin de cette carte avec une ligne que je cite : « Nos ancêtres ont colonisé un continent, conquis une frontière sauvage, construit des villes magnifiques et envoyé des hommes sur la Lune. L’Amérique mérite un avenir aussi grandiose que son passé. L’expansion est une tradition ancestrale américaine. C’est en quelque sorte l’essence même de l’éthique américaine. »

J’aimerais en savoir plus sur le rôle de la frontière et sur la façon dont elle est passée de concept territorial à concept politique. Mais au fond, cette frontière semble se replier sur elle-même et revenir à son essence territoriale. Plusieurs trumpistes disent donc que cette carte devrait être réalisée pour 2050, pour notre anniversaire. Pour montrer que les États-Unis sont grands, il faut qu’on aille sur Mars, mais aussi qu’on prenne le Canada et le Groenland.

Florian Louis

Florian Louis

Membre de la rédaction

Il semble en effet qu’ils rouvrent la frontière, puisque officiellement, les États-Unis l’ont fermée au sens du front pionnier en 1880, après leur victoire à Wounded Knee. À cette époque, l’idée était qu’ils avaient atteint les rives du Pacifique et que leur destinée manifeste était accomplie, qu’ils avaient atteint leur limite et étaient repus. Cela ne les a toutefois pas empêchés, comme nous l’avons dit, de poursuivre des stratégies impérialistes.

Mais ils étaient dans une logique de contrôle indirect plutôt que de préemption territoriale. Et ce qui est intéressant, c’est qu’une fois arrivés au Pacifique, ils ne se sont pas tournés vers le nord ni vers le sud. Ils se sont d’abord tournés vers la grande mer, vers la mer. C’étaient les théories de l’amiral Alfred Mahan. Puis, au XX^e siècle, ils se sont tournés vers l’espace.

Ce qu’il est assez étrange de constater, c’est qu’on semble revenir au XIX^e siècle, à se demander si la frontière terrestre ne devrait pas être rouverte. Ne faudrait-il pas repenser les frontières du continent américain ? » Comme le disait Amy, il faut prendre conscience des implications à l’échelle mondiale.

Nous avons donc un président de la première puissance mondiale, pilier et membre fondateur des Nations unies, qui remet en cause le respect des frontières internationales et de la souveraineté étatique en se permettant de faire de telles propositions, ce qui va évidemment servir d’argument pour tout un tas d’autres chefs d’État, à commencer par Vladimir Poutine, vis-à-vis de l’Ukraine.

Parce que si Trump peut dire « moi, j’annexerais bien le Panama », alors Poutine peut dire « moi, j’annexerais bien la Crimée, la Géorgie et je ne sais quoi encore ». Ce revirement, ce retour vers le passé, est donc très intéressant. Cela s’inscrit dans une certaine conception de l’identité américaine. En écoutant votre question, je me suis rappelé une citation de Samuel Huntington dans son livre Who Are We ? : « L’identité nationale est le produit d’un processus complexe qui inclut des éléments culturels, historiques, artistiques, religieux, ainsi que des éléments plus récents liés à la technologie et à l’économie. »

Celui-ci critiquait assez vertement l’immigration latino, précisément accusée de dénaturer les États-Unis. Certains lui répondaient : « Mais les États-Unis, c’est le melting pot, c’est un pays d’immigration. » Il y a de nouveaux immigrants comme il y en a eu hier. Ils s’intégreront. Et il avait eu cette réponse, qu’il écrit dans le livre et qui est très frappante. Il dit : « Non, les États-Unis ne sont pas un pays d’immigrants, ce sont les terres des colons. C’est très différent. Les Européens qui sont venus sur le continent américain, ils ne sont pas venus comme des immigrés pour s’intégrer à une société. Ils sont venus comme des colons pour fonder cette société, pour conquérir ce territoire ». De ce point de vue là, Amy Greene connaît bien mieux que moi et pourra me corriger ou compléter, mais j’ai l’impression que les trumpistes sont dans cette conception là de l’identité nationale, d’une identité nationale américaine comme une identité de pionniers, de conquérants, et pas simplement d’immigrants qui arrivent dans un pays tout fait et qui viendraient s’y intégrer ou s’y fondre.

Il y a donc un retour vers ce passé et un reniement même, car le Panama était traditionnellement sous contrôle des États-Unis. C’est le président Carter qui a décidé de s’en retirer, avec cette idée qui s’était imposée et qui faisait largement consensus transpartisan parmi les élites étasuniennes qu’il n’était pas nécessaire de contrôler directement un territoire, que ce soit le Panama ou autre chose, pour imposer sa main.

Cette idée venait d’ailleurs de la Guerre froide, où ils se sont rendus compte, notamment avec l’épisode du blocus de Berlin, que Staline contrôlait finalement le territoire. Mais avec un pont aérien, ils avaient tout à fait pu contourner ces mesures. Durant la Guerre froide également, ils ont utilisé la radio, notamment Radio Free Europe, pour contourner le contrôle territorial soviétique par les ondes.

Il y avait donc un peu ce consensus. Aujourd’hui, avec ces mesures, ils semblent revenir à l’idée qu’il faudrait contrôler directement un territoire. Et en ce sens, c’est effectivement très géopolitique au sens premier et fort du terme. L’idée que pour être puissant, il faut d’abord s’appuyer sur un socle géographique n’était pas si évidente dans la politique des États-Unis ces dernières décennies.

Gilles Gressani

Gilles Gressani

Directeur

Peut-être Amy Green, si vous voulez compléter sur ce point. Vous aviez tout à fait raison de rappeler que l’étranger, l’extérieur, ne joue pas autant dans la campagne intérieure des États-Unis. Mais est-ce que, lorsqu’il rebascule dans une forme de redéfinition de l’identité, sur ce que signifie être américain, cela ne peut pas jouer un rôle de réactivation et de mobilisation de la société américaine autour d’une nouvelle force, d’une nouvelle grandeur ? On pourrait presque utiliser ce mot presque gaulliste.

Amy Greene

Amy Greene

Auteure de L’Amérique face à ses fractures (Tallandier, 2024)

J’ai tendance à répondre non, car la société américaine est suffisamment polarisée d’une façon, spatiale, ancrée et virulente, pour que l’hypothèse que vous citez supposerait qu’il y ait une sorte de vague d’élan populaire qui soutiendrait la notion d’aller à la conquête. Or les Américains ne sont pas du tout dans cet état d’esprit.

D’ailleurs, si vous grattez un peu et si vous sonder les électeurs américains, je pense que vous obtiendrez la même différence qu’au Canada entre des conservateurs et des libéraux. Mais c’est vrai que lorsqu’on examine les motivations à l’origine de la victoire de Trump, on constate que les électeurs se concentrent sur des préoccupations extrêmement personnelles et prioritaires, à savoir l’économie du foyer. Il y a donc le sentiment qu’il y a une vraie détresse économique et une forme de perte de prestige des États-Unis à la frontière.

L’état d’esprit de l’opinion publique américaine n’est pas du tout d’aller chercher ailleurs, mais plutôt de guérir chez soi. Donald Trump représente une forme de crédibilité et de promesse. Toutefois, nous verrons si sa politique économique permettra justement de soulager cette souffrance. Mais il est vrai qu’une expansion territoriale n’est pas du tout une préoccupation, et je pense même que cela ne pourrait qu’ajouter à la division d’une société américaine qui se regarde intensément, mais pas forcément ailleurs.

Jean-Marie Guéhenno

Jean-Marie Guéhenno

Directeur du programme Kent sur la résolution des conflits, Université Columbia

Dans le message de Trump, ce qui me frappe, c’est qu’il y a deux thèmes au fond un peu contradictoires. D’un côté, il y a le thème de l’Amérique en déclin, de la situation catastrophique du pays, de l’imminence d’une catastrophe, et de l’autre, un thème d’espoir et de volonté d’instaurer un nouveau monde. Il oscille en permanence entre les deux, car le thème du désespoir a un écho chez les gens pour qui la vie est difficile. C’était plus intelligent que la campagne de Kamala Harris, car beaucoup de gens se reconnaissent dans l’idée qu’effectivement leur vie n’est pas facile. Mais on ne peut pas mobiliser les gens simplement sur l’idée que tout est terrible. L’autre aspect, positif, est également important pour mobiliser les électeurs.

Gilles Gressani

Gilles Gressani

Directeur

Et c’est une différence par rapport à 2016. Il y a quand même un projet d’avenir, alors qu’en 2016, il n’y avait pas Elon Musk, et il n’y avait pas de côté expansionniste, mais plutôt régressif.

Jean-Marie Guéhenno

Jean-Marie Guéhenno

Directeur du programme Kent sur la résolution des conflits, Université Columbia

Oui, mais on voit bien que les chapelles sont bien différentes sous les tentes des partisans de Trump. Elon Musk est un entrepreneur optimiste dans l’univers de la technologie, et tous les partisans de Trump ne sont pas comme ça. Les tensions sont déjà palpables entre Steve Bannon et Musk sur les questions de visa H-1B. Il y a donc cette vision optimiste d’une Amérique qui dominerait le monde grâce à la technologie. Et je crois qu’en Europe, on ne se rend pas assez compte à quel point il y a, chez une bonne partie de l’élite américaine, soit de l’hybris, soit le sentiment que l’Amérique est en train d’accroître l’écart par rapport à l’Europe.

L’idée qu’elle serait inéluctablement rattrapée par la Chine est plus discutée, et ce n’est pas aussi certain. Il y a donc un sentiment de confiance en l’Amérique, qui pourrait être le signe d’une nouvelle ère où elle redeviendrait le leader du monde, avec une économie plus avancée que tous ses concurrents et une force militaire qui resterait la première du monde.

Gilles Gressani

Gilles Gressani

Directeur

Frédéric Mérand, vous avez associé la géopolitique au Canada. Je vous demande d’associer le terme à l’Europe, ce qui peut être un peu moins étonnant, mais qui reste tout de même assez nouveau. Vous connaissez très bien le fonctionnement des institutions. Selon vous, existe-t-il des leviers pour essayer de répondre à cette situation totalement inédite ? Pourriez-vous nous en indiquer quelques-uns ?

Frédéric Mérand

Frédéric Mérand

Professeur et directeur du Département de science politique de l’Université de Montréal

La première chose à dire, c’est qu’il y a encore, je crois, des décideurs qui estiment qu’il ne faut pas prendre les propos de Donald Trump trop au sérieux. Il faut donc changer de sujet en espérant qu’il aura oublié l’existence du Canada ou de Bruxelles d’ici quelques semaines. D’un autre côté, beaucoup de décideurs sont évidemment en mode panique.

Au Canada et à Bruxelles, on souhaite réagir de manière plutôt forte. On ne sait pas encore quelle sera la stratégie dominante pour réagir aux actions menées à partir du 20 janvier. Il ne s’agira plus seulement de propos, mais de ceux du président des États-Unis. Ce n’est pas exactement la même chose.

Et je partage entièrement la crainte de Jean-Marie Guéhenno qu’il y ait une forte tendance à la dispersion au sein de l’Union européenne et parmi tous les pays victimes de cette stratégie que je persiste à qualifier d’impérialisme, même si elle ne se traduit pas nécessairement par des conquêtes. C’est quand même une stratégie impérialiste que de vouloir, par exemple, changer de gouvernements, comme le fait Elon Musk.

C’est quand même le but, ou plutôt encourager certains gouvernements au détriment d’autres. Et au sein de l’Union européenne, on le voit avec Georgia Mélodie qui se rend à Mar-a-Lago, ou Emmanuel Macron qui a sa propre… – je ne me prononcerai pas sur lui dans ces murs -, et au Canada, le prochain gouvernement sera vraisemblablement pro-Trump. Trump pourra donc dire : « Voilà, maintenant je vais peut-être changer ma politique à l’endroit du Canada, et donc les électeurs auront été validés d’une certaine manière dans leur choix d’un autre gouvernement.

Y a-t-il des leviers ? Pour ma part, je suis bien content d’être professeur de sciences politiques et non chef d’État ou de gouvernement dans l’un de ces pays historiquement alliés des États-Unis, car je ne saurais vraiment pas comment réagir. La seule chose dont je suis certain, c’est qu’il ne faut pas agir de manière désordonnée.

Cela inclut certes l’Union européenne, mais aussi des pays comme le Canada, le Japon et beaucoup d’autres qui se retrouveront dans la même situation. Et c’est justement sa force de ne pas avoir face à lui un front uni. Peu importe la stratégie de ce front uni.

Frédéric Mérand

Gilles Gressani

Gilles Gressani

Directeur

Stanley Pignal qui est un ami de la revue, a proposé d’élargir l’Union européenne au Canada, de faire du Canada le 28ᵉ État membre. Est-ce la bonne réponse ?

Frédéric Mérand

Frédéric Mérand

Professeur et directeur du Département de science politique de l’Université de Montréal

Nous allons nous vendre au plus offrant dans une logique transactionnelle ! (rires)

Gilles Gressani

Gilles Gressani

Directeur

Vous n’avez pas encore eu la lourde tâche de répondre. Que faire, camarade Florian Louis, que faire ?

Florian Louis

Florian Louis

Membre de la rédaction

Pour l’instant, il faut effectivement attendre qu’il soit entré en fonction, puisque jusqu’à présent, il parle et tweete beaucoup, peut-être justement parce qu’il s’ennuie et qu’il trépigne d’impatience de pouvoir enfin passer à l’action. Mais si j’étais dirigeant et heureusement pour tout le monde, je ne le suis pas, je resterais plutôt indifférent pour l’instant et je parlerais d’autre chose plutôt que de réagir, de surréagir.

D’autant plus qu’en tentant de rationaliser tout cela, on peut espérer qu’il soit rationnel. On peut penser que c’est une stratégie de négociation qu’il importe de connaître de sa culture d’entreprise et de son milieu aux États-Unis, qui consiste à renverser la table, à provoquer, à demander beaucoup pour obtenir peu. La première chose à faire, je pense, est donc d’observer, d’analyser et d’enquêter pour essayer de comprendre ses intentions.

Parce que c’est là le problème. En réalité, on se demande s’il veut vraiment ce qu’il demande, ou du moins on l’espère. Mais du coup, on se demande ce qu’il veut obtenir en faisant une telle demande. Pour l’instant, personnellement, je ne le comprends pas, si ce n’est en effectuant des concessions. Mais a-t-il besoin de menacer d’annexer le Groenland pour obtenir, s’il le souhaite, des exploitations minières ou des bases militaires sur place ?

Je n’en suis pas certain. Il y a l’OTAN et d’autres leviers diplomatiques traditionnels. Je pense qu’il pourrait l’obtenir sans trop de difficulté. La vraie question est donc la suivante : qu’est-ce qu’il veut ? J’avoue que je n’ai pas vraiment la réponse. Qu’est-ce qu’il cherche à obtenir ? Mais pour le coup, je pense qu’il faut lui rendre cet hommage : le fait qu’on ne soit pas capable de lire son jeu, qu’on soit tous déstabilisés face à lui, montre tout son talent ou sa capacité précisément à tenir le manche, à tenir la table des négociations en position de force, ce qui est évidemment un grand atout pour lui.

Gilles Gressani

Gilles Gressani

Directeur

Et les effets se font déjà sentir dans le monde. Le discours du Nouvel An du Premier ministre groenlandais a réouvert la question de l’indépendance de manière très forte, sans citer Donald Trump. Aujourd’hui, le fils de Donald Trump junior est arrivé au Groenland.

Ce sujet est peu abordé en France, mais si vous ouvrez n’importe quel quotidien danois ou si vous parlez avec n’importe quel Danois que vous connaissez, vous verrez que c’est devenu le seul sujet de conversation, avec une fébrilité évidente. Que fait, que va faire aujourd’hui quelqu’un qui se définit comme suit : « Mon fils et mes représentants sont arrivés au Groenland » ? En tout cas, les effets sont déjà là. Il faut donc se préparer, mais aussi agir. Amy Green, vous avez peut-être aussi un conseil à donner.

Amy Greene

Amy Greene

Auteure de L’Amérique face à ses fractures (Tallandier, 2024)

Il y a ces questions de scepticisme et de méfiance vis-à-vis des alliances. Il y a aussi la question de la méthode, car l’incertitude est vraiment le maître mot de la méthode de Donald Trump : le chaos. La situation devient beaucoup plus facile quand on sème le chaos. On peut également observer cette tendance dans les propos expansionnistes de ces derniers jours.

Enfin, lorsqu’il reprendra le pouvoir, il sera important de garder à l’esprit que, au sein de son équipe de politique étrangère, il y a quand même quelques courants de pensée concurrents des républicains qui ne sont pas nécessairement d’accord entre eux. Mais en même temps, il y a une évolution au sein du parti républicain qui devient de plus en plus trumpiste, mais pas nécessairement néoconservateur.

Il y a quelques figures comme Marco Rubio, qui était néoconservateur, et qui est beaucoup moins dans ce registre aujourd’hui. Autour de Donald Trump, il y aura peut-être moins de chaos, car c’est lui l’arbitre qui contrôle les personnes qu’il nomme et qui sont tout d’abord loyales à sa vision du monde.

On trouve tout de même des personnalités expérimentées au sein de cette future équipe de politique internationale, mais elles se distinguent avant tout par leur loyauté à Trump et leur envie véritable de suivre sa vision en matière de politique étrangère. Il y a donc quand même quelques points de repère qu’il faut garder en tête au moment où Donald Trump s’apprête à prêter serment.

Gilles Gressani

Gilles Gressani

Directeur

Merci beaucoup. À partir d’aujourd’hui, nous introduisons une petite innovation au format. À la fin de chaque mardi, nous vous proposerons une petite bibliographie pour aller plus loin :

Prochains événements

21 janvier

Paris · Mardi du Grand Continent

Trump : origines et avenir d’une révolution culturelle

De 19:30 à 20:30 ·
événement hebdomadaire
22 janvier
28 janvier

Paris · Mardi du Grand Continent

L’Empire selon Erdogan : comprendre la stratégie turque au Moyen-Orient

De 19:30 à 20:30 ·
événement hebdomadaire
Hamit Bozarslan
Elise Massicard
Matthieu Rey

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