Le Parti républicain et la classe ouvrière
Il est maintenant communément admis que Donald Trump a été élu grâce au soutien de certains électeurs de la classe ouvrière, en particulier dans la Rust Belt [le Nord-Est désindustrialisé]. Partagez-vous ce point de vue ? Si oui, pourquoi Donald Trump était-il attirant pour eux ? Comment a-t-il réussi par rapport aux forces politiques de gauche dans la région ?
Dans une élection serrée, tout groupe peut être considéré comme « la raison » du succès d’un candidat. Le président Trump a obtenu de bons résultats auprès des électeurs de la classe ouvrière dans la Rust Belt. Il est également vrai qu’il a obtenu de meilleurs résultats que Mitt Romney avec les électeurs non blancs, et que la majorité de ses électeurs sont des femmes et des minorités. Je pense qu’il est logique de comprendre son succès comme le signe précoce d’un réalignement politique dans lequel les électeurs de la classe ouvrière toutes races confondues, qui votaient historiquement démocrate, se tournent vers le parti républicain tandis que les électeurs des classes supérieures ont pris la direction inverse, vers les démocrates. Et ceci est cohérent avec les questions sociales et économiques mises en avant par chaque parti, les démocrates se concentrant sur les intérêts des cadres diplômés du supérieur et le président Trump sur les problèmes préoccupant le plus les ménages des classes inférieures et moyennes.
Avec Marco Rubio, vous représentez l’aile « ouvriériste » des républicains. Pensez-vous que vos idées sont bien acceptées par le parti aujourd’hui ?
Le centre-droit américain est à mi-chemin d’une transition. Il y a quelques années, lorsque mon livre The Once and Future Worker a été publié, les lecteurs étaient – à juste titre – perplexes. Un commentateur a écrit : « la seule chose que [le livre] démontre, c’est qu’il est diablement difficile de donner un sens à des absurdités. Et essayer de le faire oblige à accepter l’absurde ». Cela n’arrive plus. Il y a encore beaucoup de désaccords – et c’est merveilleux, le désaccord est sain.
Mais l’ensemble des questions que beaucoup d’entre nous ont soulevées sur la nécessité de repenser l’économie conservatrice et les intérêts des travailleurs sont devenues incontournables. C’est donc la première étape. La deuxième étape sera celle où nous persuaderons tout le monde, ou dans d’autres cas, ils nous persuaderont, mais ce qui émergera sera un conservatisme plus robuste, capable de relever les défis modernes.
Joe Biden a promis d’augmenter le salaire minimum fédéral à 15$/heure s’il est élu, résultat d’une longue campagne de gauche pour un salaire de subsistance. Quelle devrait être la position des conservateurs face à de telles revendications ?
La règle empirique, qui s’applique généralement dans les économies développées et que même les économistes très libéraux avaient l’habitude de reconnaître, est qu’un salaire minimum peut être fixé à environ la moitié du salaire médian du marché sans entraîner de distorsion coûteuse et sans porter préjudice aux travailleurs comme aux entreprises. Les États-Unis sont un pays immense dont les marchés du travail sont très variés, et nous avons donc historiquement maintenu un salaire minimum fédéral (national) bas tout en permettant aux États et aux villes de fixer des salaires plus élevés. C’est la bonne façon de procéder et, en effet, une ville comme New York ou Seattle peut très bien être en mesure de maintenir un salaire minimum de 15 dollars. Elles devraient certainement être invitées à essayer.
Mais un salaire minimum de 15 dollars à l’échelle nationale est absurde. Il y a certains endroits dans le pays où la majorité des travailleurs gagnent moins de 15 dollars de l’heure. Ils ne devraient pas avoir un salaire minimum de 15 dollars, et il ne devrait certainement pas être imposé par Washington. C’est un bon exemple de la façon dont les conservateurs peuvent s’éloigner du dogme fondamentaliste comme « le salaire minimum est toujours mauvais », sans devenir des progressistes qui semblent déterminés à ignorer les réalités économiques. Nous pouvons reconnaître que les salaires minima peuvent avoir un réel mérite, et aussi insister pour respecter les diverses conditions et préférences et reconnaissions les limites de ce que les décideurs politiques peuvent imposer aux marchés.
Droit et travail
Comment évaluez-vous les effets de la guerre commerciale avec la Chine sur l’emploi industriel aux États-Unis ?
La guerre commerciale avec la Chine n’est pas, directement, un mécanisme de renforcement de l’emploi industriel intérieur. Son but était de forcer la Chine à venir à la table des négociations et d’obtenir des concessions sur les pratiques commerciales déloyales – subventions, vol de propriété intellectuelle, transfert forcé de technologie, restrictions d’accès au marché, manipulation des devises, etc. – qui désavantageaient les entreprises américaines sur le marché international. Parallèlement aux progrès réalisés sur ce front, l’Amérique a besoin d’une politique industrielle intérieure qui stimule les investissements dans le secteur, en soutenant et en subventionnant la recherche, en rendant obligatoires les chaînes d’approvisionnement intérieures, en améliorant la formation, en rationalisant la réglementation, etc. Tout cela ne donne pas de résultats du jour au lendemain, mais c’est la bonne stratégie à suivre.
En même temps que l’élection présidentielle, les Californiens ont voté sur la « Proposition 22 » concernant le statut des travailleurs de la plate-forme. Quelle est votre position sur ce débat ? La fin de la précarité, dont l’uberisation est la forme la plus extrême, n’est-elle pas une étape nécessaire vers la stabilisation des communautés de travail qui est votre objectif politique ?
La lutte pour la réglementation de l’économie de plateforme illustre parfaitement à quel point les positions classiques de gauche et centre-droit sont inadaptées aux défis de l’économie moderne. D’une part, si les modalités d’emploi traditionnelles présentent de nombreux avantages et devraient être promues et privilégiées, d’autre part, il existe de nombreuses situations dans lesquelles elles n’ont pas de sens et forcer à coups de réglementation une cheville carrée dans un trou rond n’apporte finalement de bénéfice à personne.
Par ailleurs, les travailleurs dans de telles situations ont besoin de pouvoir et d’être représentés, et le simple fait de faire confiance au « marché » pour régler les problèmes conduit à de mauvais résultats. Une meilleure solution pour l’économie de plateforme serait le modèle inspiré des « négociations sectorielles », déjà courantes en Europe, où une association professionnelle représentant les plateformes et les syndicats représentant les conducteurs négocient les conditions de fonctionnement des plateformes. Il s’agit là d’une approche prudente, qui reconnaît que les parties concernées peuvent trouver de meilleures solutions qu’un régulateur gouvernemental et que les marchés dépendent des règles et des institutions pour obtenir de bons résultats.
Dans votre livre, vous décrivez avec éloquence les méfaits sociaux du chômage. Que pensez-vous de l’idée de « garantie d’emploi » et de l’État comme employeur de dernier recours ? Faut-il garantir des emplois pour tous ?
La garantie d’emploi n’est pas réalisable en pratique. Le gouvernement n’a aucun moyen de fournir des millions d’emplois utiles et productifs, en particulier du type de ceux qui peuvent soudainement être créés lors d’une récession lorsque le chômage est élevé et devenir inutiles et disparaître lorsque le chômage est faible. Mais les décideurs politiques devraient avoir pour but de garantir que tous ceux qui veulent un emploi puissent en trouver un, en tant qu’objectif économique prioritaire et constant. Une façon d’y parvenir est d’utiliser une politique budgétaire et monétaire expansionniste plus agressive, par exemple en maintenant les taux d’intérêt à un niveau bas plus longtemps et en ne les augmentant qu’après l’apparition de signes évidents d’inflation. Un autre moyen consiste à offrir une « subvention salariale », qui consiste essentiellement à payer le secteur privé pour qu’il offre des emplois qu’il n’offrirait pas autrement. En bref, c’est au secteur privé de définir les emplois et de les fournir, et à l’État de créer l’environnement politique nécessaire pour que cela se produise.
Si vous êtes du côté des communautés de travail, quelles sont les forces qui s’opposent et qui les empêchent de mener une vie agréable ? S’agit-il du capital ? Du capital financier ? Les agents de la mondialisation ? Les intellectuels ? La lutte des classes existe-t-elle ?
Je pense que c’est généralement une erreur d’attribuer nos problèmes à des forces néfastes qui « s’opposent » ou « empêchent » la réalisation d’une bonne vie. Au contraire, la politique publique, comme la vie, est pleine de compromis. Et selon les intérêts, les valeurs et les croyances des gens, ils feront des compromis différents. Pour prendre un exemple évident, des niveaux plus élevés de protection de l’environnement signifient des niveaux plus faibles d’emploi industriel. Les personnes qui réclament des restrictions toujours plus fortes en matière de qualité de l’air ne le font pas pour mettre les gens au chômage ou décourager la création de bons emplois, elles le font parce qu’elles s’inquiètent de la qualité de l’air. Mais je pense qu’ils comprennent mal à la fois les gains qu’ils sont susceptibles de réaliser (les normes américaines de qualité de l’air sont déjà à peu près deux fois plus strictes que les normes européennes ; Bruxelles serait la ville la plus sale d’Amérique), et les coûts qu’ils imposent. De même, je pense que les personnes qui se concentrent uniquement sur la croissance et l’efficacité économiques sans tenir compte de l’effet sur les communautés périphériques comprennent mal dans quelle sens leurs mesures économiques permettent d’obtenir des gains réels en termes de bien-être, et dans quelle mesure elles peuvent compenser les perturbations en redistribuant les ressources.
Travail, famille et structures sociales
Un de vos thèmes de prédilection est celui de la communauté. Comment définissez-vous les limites d’une communauté ? Y a-t-il une séparation nette entre les personnes qui font partie d’une communauté donnée et celles qui en sont exclues ? Les immigrés doivent-ils faire partie de ces communautés ?
Une communauté est un groupe de personnes qui comprennent que leur destin est lié et qui se sentent obligées les unes envers les autres. Elle partage donc généralement des normes et des attentes communes en matière de comportement et tient ses membres responsables de leur respect. Ce qui rend la communauté si importante, c’est le sentiment d’appartenance, la formation du caractère et les systèmes de soutien mutuel qu’elle peut fournir – tout cela en dehors de la logique des transactions du marché, qui ne s’applique qu’aux relations commerciales. Les gens ont besoin de ces choses, et le marché ne les leur fournira pas. Les gens entrent et sortent des communautés tout le temps, et les immigrés peuvent évidemment faire partie de ces communautés. Mais les communautés ont également besoin de continuité, et donc des forces extérieures – comme une forte dislocation économique qui provoque un exode généralisé ou un boom qui provoque un afflux – peuvent poser un défi, surtout si elles sapent les bases de l’obligation mutuelle et de la compréhension sur lesquelles la communauté est construite.
Plus précisément, l’une des principales caractéristiques de vos analyses est l’accent que vous mettez sur la famille. Pouvez-vous expliquer brièvement pourquoi nous ne devrions pas séparer l’analyse du travail et l’analyse de la famille ?
Le travail est important pour les familles à deux titres. Premièrement, le travail est important pour les gens, et on sait que les personnes ayant un travail qui leur permet de vivre, elles et leur famille, ont plus d’estime d’elles-mêmes, sont plus satisfaites de la vie, ont une meilleure santé mentale, un emploi du temps plus structuré, sont moins disposées à la délinquance, etc. Les données tendent à montrer que cela est particulièrement vrai pour les hommes. Une famille où les adultes ne travaillent pas est donc tout simplement plus susceptible d’être assaillie par des dysfonctionnements et des conflits.
Mais au-delà de cela, une famille est en partie une unité économique, et une partie de la justification et de l’incitation à en former une réside dans la promesse d’une division du travail dans laquelle différents membres du ménage accomplissent différentes tâches – certains sur le marché du travail, d’autres au sein du ménage – qui, ensemble, constituent la base d’une vie stable pour tous. Si le ménage ne compte pas sur le travail mais plutôt sur les transferts gouvernementaux pour subvenir à ses besoins, cette logique s’effondre.
Les intellectuels de gauche et le parti démocrate sont-ils aveugles à cette relation entre famille et économie ?
Oui, dans une certaine mesure. Je pense que la plupart des gens reconnaîtront que ces points sont vrais, de manière descriptive. Mais je pense qu’il est dans la nature du progressisme d’être plus optimiste et de croire qu’on peut trouver d’autres arrangements tout aussi bons. En d’autres termes, ils ne diraient pas que le travail de soutien à la famille est mauvais, mais ils suggéreraient que les familles pourraient s’épanouir tout aussi bien si elles étaient soutenues par la bonne combinaison de programmes gouvernementaux, ou peut-être que la famille traditionnelle elle-même est inutile et que les individus peuvent s’épanouir tout aussi bien dans d’autres groupes sociaux. Les conservateurs (à juste titre, selon moi) sont plus enclins à se concentrer sur ce que nous savons pouvoir fonctionner, façonné par les limites et les besoins de la nature humaine, et ils concluent que nous devons veiller à ce que l’économie fournisse des emplois qui soutiennent la famille, même si cela nécessite des compromis avec d’autres choses qui semblent agréables.
Résultats des élections
Si vous pouviez également nous donner votre analyse de la défaite de la plateforme de Donald Trump, nous serions très intéressés.
Je pense qu’il est important de ne pas tirer trop de conclusions générales de la victoire de Trump en 2016 ou de sa défaite en 2020. Les deux sont, comme le disent les spécialistes des sciences sociales, surdéterminées. On peut trouver des explications pour valider la conclusion que l’on préfère, mais en fin de compte, Trump a gagné de justesse en 2016 et aurait tout aussi bien pu perdre au gré de circonstances indépendantes de sa volonté ; il a perdu de justesse en 2020 et aurait tout aussi bien pu gagner au gré de circonstances indépendantes de sa volonté.
Ce qui est plus remarquable, c’est qu’il ait pu ne serait-ce que s’approcher de la présidence lors de ces deux élections, tout en bousculant, au cours du processus, tout un ensemble d’orthodoxies. Il a montré qu’une grande partie des Américains sont préoccupés par des problèmes très différents de ceux dont parlait le courant dominant de l’un ou l’autre des partis politiques, et qu’une future coalition de droite pourrait avoir l’air très différente de celles du passé.
Je le compare à un tremblement de terre : il a fait beaucoup de dégâts mais, en démolissant des structures peu solides, il nous a montré ce qui était mal conçu ou trop vieux et nous a laissé la possibilité de nous améliorer. Bien sûr, ceux qui ont vu leurs bâtiments démolis ont tendance à revenir en arrière et à essayer de remettre les mêmes choses en place. Mais j’espère que nous tirerons plutôt des leçons importantes et que nous nous emploierons à présent à jeter de meilleures bases pour construire.