En 2018, par l’affaire « Dynamex », la jurisprudence californienne étendait le statut de salariés à de nombreux travailleurs. Pour en être exempté, il fallait satisfaire des critères restrictifs, réunis sous le nom de « test ABC » 1. Les entreprises de l’économie de plateforme et les syndicats ont alors commencé à faire pression sur le législateur californien pour qu’il intervienne. Les plateformes voulaient une révocation législative de la décision Dynamex, qui substituerait au test une norme plus souple pour désigner les travailleurs indépendants, ou alors garantirait une exemption claire au test ABC pour les plateformes de travail à la demande. Au même moment, les syndicats faisaient pression sur le législateur pour qu’il inscrive dans la loi la décision Dynamex et le test ABC.

C’est dans ce contexte politique tendu qu’en 2019, le projet de loi AB5 (Assembly Bill 5) étendant la catégorie de salarié sous condition du test ABC a été adopté par le législateur californien et signé par le gouverneur de l’État, Gavin Newsom. Le texte de la loi citait, comme raisons de cette extension, le « préjudice causé aux travailleurs mal classifiés qui perdent des protections importantes liées au travail », la perte de revenus pour l’État et l’injustice envers les entreprises qui sont en concurrence avec les entreprises qui classifient mal les travailleurs. La loi a également étendu la portée de la décision Dynamex au-delà de son champ d’application initial, à savoir les normes salariales 2. Selon les dispositions de la nouvelle loi AB5, les salariés au sens du test ABC bénéficieraient de tous les aspects du code du travail de Californie, y compris le chômage, les négociations collectives et la loi anti-discrimination.

De nombreuses entreprises ont alors fait pression et obtenu des exemptions à la loi. Pour ces entreprises, le test de contrôle du statut des travailleurs en vigueur restait celui d’avant la décision Dynamex. Parmi les catégories professionnelles exemptées, on trouve des professions libérales, à la main-d’œuvre souvent hautement qualifiée : les avocats, les comptables, les ingénieurs, les architectes, les conseillers en investissement, les médecins, les chirurgiens, les dentistes, les psychologues et les vétérinaires. Mais certaines des professions exemptées étaient tout autres : les vendeurs à domicile, les détectives privés, les pêcheurs, les agents immobiliers et les coiffeurs. Ces exclusions du test ABC étaient difficiles à harmoniser, car elles n’avaient pas grand-chose en commun. Elles étaient le résultat direct du lobbying.

Malgré ces ambiguités, les défenseurs des droits des travailleurs ont largement salué l’adoption de la loi AB5 par le législateur californien comme un progrès. En vertu de la partie B du test ABC, les travailleurs de plateforme seraient finalement inclus dans la catégorie étendue de salariés.

Uber et Lyft, les deux plateformes de chauffeurs à la demande, ont cependant refusé de se conformer à la loi. Plus généralement, les grandes plateformes n’ont pris aucune mesure pour se conformer au changement de loi ou pour reclasser leurs travailleurs en tant que salariés. Lorsqu’AB5 est entrée en vigueur le 1er janvier 2020, Uber et Postmates ont intenté une action en justice devant la Cour fédérale pour contester sa constitutionnalité. Les entreprises à la demande ont alors commencé à négocier avec les législateurs californiens dans l’espoir de créer une troisième catégorie hybride, qui offrirait certains droits d’emploi aux travailleurs de plateforme, même s’il ne s’agissait pas de droits d’emploi « à part entière ».

Plus tard dans l’année, pendant la pandémie de 2020, les plateformes de chauffeurs à la demande ont menacé de cesser leurs activités en Californie si elles devaient se conformer à l’AB5. Dans l’intervalle, les procureurs généraux des municipalités californiennes ont commencé à intenter des procès pour obtenir des injonctions contre Uber et Lyft. Ils exigaient que ces sociétés prennent des mesures pour reclasser leurs travailleurs et commencer à offrir des protections et des avantages en matière d’emploi, ou bien qu’elles reçoivent l’ordre de le faire par les tribunaux. Les procureurs généraux ont eu gain de cause tant en première instance qu’en appel, mais les avocats d’Uber and Lyft ont continué à faire traîner la procédure pour gagner du temps.

De fait, ils avaient déjà les yeux rivés sur le référendum de novembre 2020. Avec une coalition d’autres sociétés, Uber et Lyft ont déclaré leur intention de combattre l’AB5 par un référendum à initiative citoyenne, connue sous le nom de Proposition 22 3. Les entreprises de plateforme ont contribué à cette campagne électorale à hauteur de plus de 200 millions de dollars pour s’exempter de l’AB5 et pour que leurs travailleurs gardent le statut d’indépendants 4.
Alors que les syndicats et les groupes de travailleurs de plateforme, peu organisés, se sont opposés à la proposition 22, financièrement, ils étaient loin de faire le poids. Uber et Lyft, pour leur part, ont présenté la question comme une question de flexibilité ; selon eux, près des deux tiers de leurs chauffeurs préféraient rester indépendants. Dans le cadre de la campagne, Uber et Lyft ont relayé la voix de certains de leurs chauffeurs qui voulaient travailler selon des horaires flexibles, passant sous silence que les salariés peuvent également travailler selon des horaires flexibles ou à temps partiel. Le message des plateformes a été bien accueilli par l’électorat californien, qui a été bombardé de publicités en faveur de l’adoption de la proposition 22. Comme la proposition 22 prévoyait également certaines protections pour les travailleurs de plateforme, beaucoup ont pensé qu’en votant pour approuver la mesure, ils venaient en fait en aide aux chauffeurs. D’autres ne voulaient tout simplement pas payer plus cher pour les services en question ou craignaient que les plateformes ne cessent leur activité.

Les électeurs californiens ont approuvé la Proposition 22 le 3 novembre 2020. Précisons qu’elle donne aux chauffeurs et livreurs californiens certains avantages que les entrepreneurs indépendants ne reçoivent généralement pas. Par exemple, en vertu de la Proposition 22, ces avantages et protections comprennent une contribution aux soins de santé conforme aux cotisations moyennes requises en vertu de la loi sur les soins abordables (ACA), une garantie de revenu minimum pour le temps travaillé pendant qu’il fournit activement des services de transport, une indemnisation de certaines dépenses pour le véhicule et une assurance contre les accidents du travail pour couvrir les blessures sur le lieu de travail. La proposition 22 interdit également la discrimination en matière d’emploi par les plateformes et donne aux travailleurs le droit d’intenter une action en justice en vertu des lois antidiscriminatoires de Californie. Ces protections et avantages sont substantiels. Même si la proposition 22 indique explicitement que les travailleurs à la demande sont désormais des entrepreneurs indépendants aux fins de la législation californienne, ils bénéficieront désormais de beaucoup plus d’avantages et de protections que les entrepreneurs indépendants n’en auraient normalement reçu. Cela a même conduit certains à qualifier la proposition 22 de « troisième voie » pour les travailleurs à la demande. Mais sans le statut de salarié, les chauffeurs n’ont pas le droit de s’organiser ou de négocier collectivement, et certains des autres droits sont inférieurs à ce qu’un salarié californien recevrait.

Les syndicats ont déjà déclaré leur opposition à la proposition 22 et leur volonté de la contester devant les tribunaux. Étant donné le vote précédent du corps législatif en faveur du statut de salarié pour les travailleurs de plateforme, il ne serait pas surprenant que des manœuvres politiques supplémentaires soient entreprises dans les mois et les années à venir, notamment d’autres référendums d’initative citoyenne. Enfin, la décision Dynamex elle-même reste la loi pour toutes les entreprises traditionnelles, qui n’ont pas été exemptées par le législateur ni par la proposition 22. De nombreuses entreprises traditionnelles ont commencé à se plaindre que les travailleurs de plateforme ne devraient pas être exclus de la loi, alors que celle-ci avait été spécifiquement conçue pour eux.
Notons pour finir que la proposition 22 a été le referendum dont la campagne a été la plus chère de l’histoire de la Californie. Cet énorme effort de lobbying a conduit certains à s’interroger sur le processus de referendum lui-même. Les initiatives de referendum sont censées être une forme de démocratie directe permettant à l’électeur moyen de faire entendre sa voix. Mais si l’initative puis la campagne sont dominées par de grandes sociétés de plateforme, l’objectif même du processus est subverti. D’autres ont exprimé leur inquiétude quant au fait que ce vote sape les normes minimales de travail. Bien que ce vote particulier n’ait concerné que les travailleurs de plateforme, on craint une pente glissante, car d’autres industries pourraient tenter de demander des exemptions similaires.

Ce qui est certain, c’est que ce n’est qu’une partie de l’histoire des droits des travailleurs de plateforme. La détermination de leur statut est en pleine transition pour le moment, et nous devrons attendre de voir la suite de l’histoire.

Cet article fait partie d’une série de publications consacrée au statut juridique des travailleurs des plateformes : dans le monde, pour la Cour de justice de l’Union européenne, en Italie, en Uruguay, au Canada, au Brésil et en France.

Sources
  1. Cf U. Lojkine, « Cartographier la géopolitique des plateformes », Le Grand continent, 19 fév. 2020 – https://legrandcontinent.eu/fr/2020/02/19/geopolitique-des-plateformes/ .
  2. En anglais « wage orders ». Il s’agit des Industrial Welfare Commission Wage Orders, en vigueur en Californie, qui fixent notamment des normes de salaire et de temps de travail par secteur.
  3. En Californie, les électeurs peuvent déclencher un référendum si l’initative est soutenue par plus de 5 % de l’électorat actif.
  4. Voir Scott Rodd, Uber, Lyft, ‘Postmates Refuse to Comply with California Gig Economy Law’, National Public Radio, 4 janvier 2020.