Dans un papier sorti dans AOC 1 au moment de la réunion de l’Eurogroupe, vous avez produit une analyse qui tranche tant avec le silence qu’avec le catastrophisme ambiant sur l’Europe. Vous parlez du reste des « interprétations bipolaires » dont l’UE fait l’objet ?
Je me suis en effet permis cette expression, l’image de la schizophrénie est souvent utilisée par les acteurs qui naviguent entre leur espace social d’origine (leur capitale pour les diplomates, leur territoire politique pour les députés européens) et le champ de l’Eurocratie. Dans l’ouvrage collectif éponyme, j’avais du reste utilisé la notion d’intermittence. Je trouve que cette expression d’interprétations bipolaires dit bien ce par quoi on passe depuis un mois. Mercredi, l’animateur de Quotidien se moquait (mais il le fait toujours avec du fond) d’une interview de notre ministre de l’Europe et des Affaires étrangères en soulignant cette absence : « l’Eur quoi ? » disait-il à plusieurs reprises. Jeudi, on a eu à l’inverse des mobilisations très fortes au moment de l’Eurogroupe invoquant la possible mort de l’Union européenne et la nécessité d’un sursaut. Ces mobilisations sont justes et importantes comme le fut tout particulièrement celle du Premier ministre italien quelques heures avant l’Eurogroupe, mais je pense aussi qu’il faut les prendre pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des pressions sur le processus. En clair, on ne doit pas nécessairement être pris par leur intention performative, pas plus que par l’apparence de l’absence d’un engagement de l’UE. La séquence de l’Eurogroupe se joue dans une temporalité plus longue, il y a un avant dont il faut parler et il y a aura surtout des après, avec des compromis qui vont être à rejouer de très nombreuses fois et pendant un certain temps.
Dans votre première partie, vous reprenez des éléments d’analyse que vous aviez développés dans le Grand Continent 2 : l’UE n’est pas nécessairement lisible avec les lunettes de la politique nationale, principalement pour reprendre ce que vous disiez parce qu’elle est un champ bureaucratique avant d’être un champ politique. Son illisibilité n’est donc pas son absence, comme vous le montrez en revenant sur la batterie des mesures prises. En même temps, à vous lire, ne peut-on pas reprocher à l’UE d’être plus dans la routine que dans la situation de crise ?
Mais on peut toujours reprocher ou au contraire justifier. En réalité, j’essaye de mettre l’accent sur ce que montre Michel Dobry des crises politiques, et ce qu’il appelle l’hypothèse « continuiste ». Certes nous ne sommes pas encore dans une crise politique, la crise est sanitaire, économique et sociale avant tout pour le moment, même si l’UE vit des tensions fortes. Il reste qu’on peut emprunter au modèle. Les crises ne sont en effet pas des moments réductibles à l’apparence extraordinaire qu’elles revêtent ou aux solutions a priori extraordinaires qu’elles appellent, mais elles sont prises, sinon dans des routines, du moins dans des continuités. Or dans le débat, la plupart des commentateurs (pas sûr que ce soit toujours les citoyens d’ailleurs) sont dans l’attente d’une forme de charisme et de réponse unanime, univoque et extraordinaire. Le papier rappelle simplement que l’Union européenne est un acteur collectif, que ce qu’elle fait se joue dans des cadres qui sont hérités de son histoire, des décisions antérieures à son propos et des problèmes en effet plus généraux d’incarnation qui la caractérisent. Or l’UE n’est pas un Etat fédéral, ni un Etat tout court du reste, même si le système en a quelques compétences. Il est en conséquence contre-productif d’en attendre autre chose que ce qu’elle est et que ses acteurs sont en conséquence en mesure de faire.
Or beaucoup a été fait avec un changement de pied extrêmement important comme la suspension du pacte de stabilité, même s’il ne faut pas minimiser les interprétations très différentes qui sont faites de sa temporalité et en l’espèce de son caractère temporaire. Et toute une série d’autres choses donnent en effet à penser à un changement profond des modes de réaction par rapport aux crises précédentes. Le compromis de la réunion de l’Eurogroupe de jeudi dernier, c’est l’ouverture d’un budget dont il va bien sûr falloir connaître les modalités de dépense et de mise en œuvre mais qui représente rien de moins que la moitié du cadre financier pluriannuel (CFP), soit l’ensemble du budget de l’UE pour sept ans. Il y a malgré tout un grand écart en ce qui est visible, c’est-à-dire les grands instruments de la politique monétaire et économique développée à la BCE, l’Eurogroupe et la BEI et ce qui se fait dans les autres institutions de l’UE dont le modus operandi continue d’être un lieu commun (neutre ?) de fabrication de politiques communes, avec toutes les questions qui se posent dans le détail de ces politiques et de leur conditions de possibilité non strictement politiques.
Vous pensez à l’agencification des politiques de santé que vous évoquez dans le papier ?
Entre autres, mais typiquement. La santé n’est pas une compétence majeure de l’UE, elle est ce que l’on appelle une compétence d’appui. Beaucoup de hiérarques européens l’ont rappelé avec raison ces dernières semaines, mais ils l’ont rappelé sur le plan de la compétence juridique. Je pense qu’il y a aussi un enjeu qu’on discute moins, mais qui m’apparaît assez essentiel, et qui relève des débats sur la forme administrative de l’Europe. C’est ma conviction depuis longtemps et l’objet du travail que j’ai essayé de produire en traitant de la crise de reproduction de la fonction publique européenne et des luttes de définitions dont elle est l’objet 3 ; cela apparaît mineur parce-que c’est dans le détail de l’administration, mais l’administration est le cœur véritable de l’UE, dans la mesure où son rôle est depuis toujours de travailler à la préparation et l’exécution des politiques communes. Or cette administration a profondément changé. Le cas de la santé est un exemple typique, et tout particulièrement de la politique d’agencification qui a marqué l’Europe depuis les années 90. C’est l’histoire du déferlement du nouveau management public et de sa rencontre avec un moment où beaucoup des élites gouvernementales et économiques pensaient qu’il fallait limiter les avancées de l’Europe. C’est le versant administratif si vous voulez de ce qu’on appelle maintenant le néo-intergouvernementalisme. Des acteurs souvent au niveau le plus haut au sein de la Commission s’en sont saisi sur une base administrative pour continuer de gagner des compétences, dans ce qui leur apparaissait les possibles de l’époque, mais ils l’ont fait en faisant leur une nouvelle doxa qui a dépossédé ses agents de prérogatives directes, a bureaucratisé davantage, et pose aujourd’hui une série de problèmes. D’un côté, on ne peut pas dire c’est la faute de l’Europe, c’est ce qu’on a voulu qu’elle soit. D’un autre côté, des acteurs au sein des institutions ont aussi joué ce jeu-là. Tout ne dysfonctionne pas dans ce système, le système de suivi de la pandémie a fonctionné, mais il est clair qu’on est dans des circuits longs et très peu incarnés.
Votre papier pose la question du changement de paradigme de l’UE, ce que le chapeau souligne en poussant l’idée que cette crise particulièrement dure est paradoxalement peut-être le moment d’un tournant salutaire pour l’Europe ; mais le début de la deuxième partie souligne quand même un enchevêtrement de conditions particulièrement difficiles pour le Sud et qui reposent la question de la difficile cohésion de l’UE.
Oui, c’est l’enjeu du papier, on a d’un côté des déclarations sur le changement de paradigme (Charles Michels) ou un nouveau « Plan Marshall » (Ursula Von der Leyen) et, de l’autre, une réception quasi nulle ou comme je le dis qui oscille entre l’absence et le psychodrame. Du même coup, et dans un contexte de fort repli national, on assiste à une forme de surenchère des formules. Dans la situation de crise, les acteurs gouvernementaux (incluant les dirigeants des institutions de l’UE) tentent de se mettre en situation charismatique et de combattre le fléau à partir de formules magiques : combien ont repris dans ce contexte le « Whatever it takes » de Draghi comme une sorte de mantra. Toute la question est de savoir quel crédit donner à ces formules. Il en va de même des promesses selon lesquelles « tout sera différent après » et qu’on est bel et bien en train de changer de paradigme. La question n’est pas celle de la sincérité des acteurs, on peut penser que la majeure partie l’est, c’est celle de leur projection dans le charisme. Or tout ce que montre cette conjoncture, c’est qu’elle est un révélateur et simultanément un accélérateur des inégalités. Ces inégalités existent au sein de chaque espaces nationaux (qui sont liés à des facteurs très divers qui vont de l’accès à la santé à la fracture numérique, en passant par le statut professionnel, mais aussi par la reconversion industrielle qui est en marche comme en Allemagne par exemple) sous des formes variables, mais elles sont aussi redoublées par les écarts qui se creusent entre les pays européens. C’est donc dans la résolution de la question de l’inégalité que se jouera aussi bien la possibilité des différentes sorties de crises nationales que l’existence d’une « communauté » européenne.
De ce point de vue, vous avez raison de revenir sur l’écart Nord Sud. Et merci aux cartes du Grand Continent ! Si vous les superposez avec celles de la crise d’avant, il y a quand même des raisons sérieuses de s’inquiéter. J’y ajoute simplement la différenciation des économies et le problème singulier de l’économie du Tourisme qui est un autre point sérieux de clivage Nord Sud, mais aussi la carte des professions et catégories sociales européennes, dont les travaux sur les classes sociales européennes 4 montrent la disproportion avec un Sud beaucoup plus lié aux métiers indépendants qui sont de plein fouet touchés par la distanciation sociale et les autres. Il y a une interpénétration très forte des problématiques, la Grèce qui est peu touchée pour le moment par le Covid-19 est à nouveau au bord du gouffre économique. Le problème des inégalités ne se réduit pas au Nord/Sud de l’Europe, mais il s’agit d’une faille de longue date dans l’histoire de l’unification européenne comme le montre Wolf Lepennies dans vos colonnes 5, et qui a été l’objet d’humiliations et de mobilisations symboliques extrêmes ces dernières années (la fable de la cigale et de la fourmi n’en fut que le premier stade, puisque c’est tout le refoulé de la seconde guerre qui est remonté). Quand s’alignent des conditions économiques et sociales objectives et des questions qui réouvrent ou rejouent les passés douloureux, il y a danger. 6
Revenons quand même sur les espoirs que font naître votre papier. Vous faites un travail pédagogique important pour faire l’inventaire des actions de l’UE mais partez du principe que ce changement de paradigme pourrait se construire sur des changements de position imperceptibles mais déjà à l’œuvre.
Je pense qu’il y a ici un aspect très important qui est celui des séquences et de la temporalité. J’en profite pour dire que le décalage des temporalités (on sait depuis Merton que temporalité et clôture des espaces sociaux sont liés) est sans doute aussi un facteur explicatif des tensions. Lors de la première réunion de l’Eurogroupe du 26 mars, on a beaucoup reproché à l’Allemagne d’être responsable du blocage, ce qui n’était plus le cas jeudi puisque ses représentants politiques et administratifs ont été au cœur du compromis avec leurs équivalents français. Mais le 23 mars Angela Merkel avait annoncé un plan de relance de plus de mille milliards. On voit mal comment elle aurait pu aussi lâcher sur les coronabonds seulement trois jours d’après, d’autant que dans le même temps l’expérience de la maladie est moindre que dans d’autres pays. Le problème de l’Europe, c’est aujourd’hui comme souvent celui de la désynchronisation des espaces sociaux et politiques. Chaque pays tourne (et du reste je ne souligne pas assez dans le papier l’ampleur des investissements et des changements de pied opérés partout), mais il le fait dans un sens qui n’est qu’en partie convergent et surtout dans des temporalités désajustées.
Mais je reviens plus directement sur votre question. En effet un changement de paradigme n’est pas seulement le produit d’un choc extérieur, les analyses récentes qui ont été faites du tournant néo-libéral montrent qu’il se construit sur une succession de tournants qui s’étaient déjà opérés ici ou là, ce que Brigitte Gaïti appelle l’érosion discrète de l’Etat providence dans les années 60 7. Or il me semble que l’UE témoignait déjà de changements, certains dans le déclaratif (ce qui ne suffit évidemment pas), mais d’autres sous des formes plus structurales. Dans une ébauche de papier que nous comptions prolonger, nous montrions avec Frederic Lebaron à la fois la forte permanence du champ de la gouvernance économique européenne et du paradigme de l’austérité, mais aussi des microévolutions qui faisaient que le trinôme Truchet/Barroso/Rehn n’était pas tout à fait l’équivalent du trinôme Draghi/Junker/Moscovici, et qu’il permettait une interprétation des changements de politiques opérés. Il y a de plus des évolutions des mêmes acteurs le Marco Buti directeur général ECFIN en 2012 n’est pas tout à fait le Marco Buti, chef de cabinet de Gentiloni. Le programme de Von der Leyen 8, même si on a vu des limites dans la continuité de l’accent mis sur la politique commerciale et les contradictions qu’elle a fait naitre avec l’esprit du green deal, est un programme, comme vous l’aviez souligné, beaucoup plus progressiste dans ces grandes lignes que celui de Barroso. Il s’est aussi passé des choses sous Junker. Dans le contexte présent, le fait que les pays baltes aient quitté la coalition des « radins » est aussi un élément à prendre en compte sur l’attitude que pourrait avoir à l’avenir Valdis Dombrovskis. Tous ces gens sont enfin confrontés à une situation où ils ont l’obligation de réussir.
Cela pourrait marcher donc et vous indiquez à la fin du papier « les décideurs savent qu’au contraire des guerres de tranchées telles que l’Eurogroupe les donnent à voir, c’est le mouvement qui permet de rapprocher les positions », mais il y a un si ?
Oui, un tournant est non seulement souhaitable, mais possible, et la façon dont on va collectivement tirer les leçons de cette expérience de décroissance et de la saillance des inégalités va être déterminante. Avec le Green Deal et une série de rapports parus dans les institutions (il faudra aussi être attentif à ce qui se passe à l’OCDE 9 et au FMI), ce qui était sur la table peut être une occasion de se mettre en mouvement. Le si réside dans le fait qu’on ne rembourse pas des dettes simplement en se payant de mot, c’est toute la question de la tentation charismatique que j’évoquais. Il faut le faire dans la refonte du contrat social et collectivement. De ce point de vue, l’alarme sonnée par des collègues sur la question fiscale est centrale (cf. le papier d’Offerlé dans AOC 10 et la tribune de Sacriste, Piketty Vauchez et leurs collègues dans le Monde 11), comme du reste tout ce qui concerne la démocratie, ce qui pèse sur les libertés 12. Mais, là aussi, les institutions qui prévoyaient de relancer la réflexion sur la démocratie européenne ont des instruments dans leurs cartons (Cf. notamment le projet de conférence sur l’avenir de l’Europe). Il faut simplement ne plus se contenter de com’ et de slogans.
Sources
- GEORGAKAKIS Didier, Le Covid-19, un tournant pour l’Union européenne ?, AOC, 10 avril 2020
- GEORGAKAKIS Didier, Comprendre les nominations à la tête de l’Union, Le Grand Continent, 20 juillet 2019
- LUMET Sébastien, Au service de l’Europe, Crises et transformations sociopolitiques de la fonction publique européenne, Le Grand Continent, 4 novembre 2019
- Des classes sociales européennes ?, Actes de la recherche en Sciences sociales, 2017/4
- LEPENIES Wolf, L’option latine, Le Grand Continent, 15 novembre 2018
- MINK Georges, NEUMAYER Laure, L’Europe et ses passés douloureux, La découverte, 2007
- GAITI Brigitte, L’érosion discrète de l’État-providence dans la France des années 1960, Actes de la recherche en sciences sociales, 2014 1/2
- Le positionnement Von der Leyen, Le Grand Continent, 16 juillet 2019
- VALLEE Shahin, Répondre aux chocs économiques du Coronavirus, une conversation avec Laurence Boone, Le Grand Continent, 8 mars 2020
- OFFERLE Michel, Quoi qu’il en coûte, sans doute : mais à qui ? – Coronavirus et inégalités, AOC, 2 avril 2020
- Coronavirus : « Il est temps de rebâtir un contrat social et fiscal plus juste », Le Monde, 8 avril 2020
- NAY Olivier, Virus et libertés, AOC, 9 avril 2020