Le jour où le mur de Berlin tombe, le 9 novembre 1989, j’étais trop jeune pour demander à mon père ouest-allemand de m’emmener à Berlin vivre cette révolution qui avait la grâce de ne pas être souillée par le sang. Mais j’ai pleuré avec mes parents devant le poste de télévision qui montrait des foules d’Allemands de l’Est et de l’Ouest s’embrasser à nouveau, pleurer et rire en creusant des trous à la pioche dans le mur qui les avait séparés depuis des décennies.
Quelle émotion dut saisir le chancelier Helmut Kohl lorsqu’un mois plus tard lors d’un discours à Dresde, la capitale de Saxe, une marée humaine brandissant des drapeaux de la République fédérale d’Allemagne l’accueillit en héros aux cris de « Einheit ! Einheit ! » (Unité ! Unité !).
Kohl leur promit la Réunification. Il répondait probablement aussi à la tentation d’entrer à jamais dans l’Histoire comme le chancelier qui avait réuni ces deux Allemagnes qui s’étaient fait la guerre froide pendant 40 ans, des pions des grandes puissances. Mais il répondait surtout à cet appel irrésistible des Allemands de l’Est qui faisaient vibrer la corde patriotique de nombreux Allemands. À l’Ouest tous n’étaient pas enthousiastes à l’idée d’une Réunification. Certains disaient : « ça va coûter trop cher, un gouffre financier va tous nous engloutir. »
À l’Est la plupart des anciens dissidents du régime qui avaient fondé des formations politiques citoyennes mettaient en garde contre une réunification trop rapide. Ils estimaient que la population n’était pas prête et qu’il valait mieux y aller en douceur : d’abord réformer la RDA d’un point de vue économique et politique, afin de pouvoir ensuite négocier d’égal à égal avec l’Ouest les modalités de la réunification.
Mais la population est-allemande ne croyait pas qu’on puisse réformer un système pourri de l’intérieur et, en cela, ils avaient probablement raison. Privés de libertés et de confort matériel pendant 40 ans, ils aspiraient clairement au modèle occidental. Et au Deutsch Mark. Dès le lendemain de la chute du Mur, ils commencèrent à s’exiler en masse vers la RFA. Sans la perspective d’une réunification rapide, la RDA se serait vidée de ses habitants selon la logique : « si le Deutsch Mark ne vient pas à nous, nous irons à lui ».
En mars 1990, lors des premières élections libres de RDA, les Allemands de l’Est choisirent à plus de 40 % le parti de Helmut Kohl, la CDU, donc une réunification rapide et la disparition de leur pays. Aucune des formations des anciens dissidents n’atteint la barre des 5 % nécessaires pour entrer au parlement. Ceux qui ont porté la révolution sont écartés du destin de leur pays.
Traiter ce processus d’« annexion », comme je l’ai plusieurs fois entendu en France ces derniers temps, c’est faire insulte aux Allemands de l’Est qui ont choisi délibérément d’enterrer la RDA, c’est les priver de leur rôle d’acteurs actifs de la chute de la RDA. C’est les infantiliser au lieu de leur rendre leur rôle et leur responsabilité dans l’Histoire.
Ce rejet radical donne la mesure de la souffrance endurée sous une dictature qui interdisait de penser, de parler, de créer, de critiquer, de voyager. L’endoctrinement commençait dès le plus jeune âge. À l’école, tout était enseigné selon le dogme de Moscou. Pendant les loisirs, des organisations de masse encadraient les jeunes pour en faire de bons petits soldats du communisme. Certes, l’État garantissait un emploi, mais beaucoup étaient non productifs et maintenus artificiellement au prix de subventions telles que l’économie était au bord de l’implosion lorsque le Mur est tombé. Secrètement, l’État communiste lourdement endetté empruntait de l’argent à son pire ennemi : l’Allemagne de l’Ouest. Le tout puissant parti communiste SED mentait à ses citoyens et trahissait son idéal de société sans classes.
La discrimination régnait dans l’accès aux études, aux biens de consommation, aux logements et aux hôpitaux. Il valait mieux être membre du parti et paysan ou ouvrier plutôt que pasteur ou intellectuel. Mais surtout, l’État communiste exerçait une terreur psychologique avec un appareil d’espionnage tentaculaire, la Stasi, qui recrutait des centaines de milliers d’informateurs au sein même de la société pour qu’ils espionnent leurs collègues, leurs amis, leurs voisins, leur famille. La police politique condamna nombre d’Allemands de l’Est à la schizophrénie et à l’isolement intérieur. Combien de familles, d’amitiés, de vies furent brisées ? Combien d’innocents jetés en prison ? Combien de jeunes tués au pied du Mur sur ordre de l’État pour avoir voulu fuir à l’Ouest ?
Minimiser cette violence, réécrire l’histoire, rendre hommage à des dictateurs comme Fidel Castro ou faire l’apologie du communisme sans jamais avoir quitté sa bulle de confort occidental, c’est offenser gravement les victimes des dictatures communistes, à commencer par nos concitoyens d’Europe de l’Est.
La chute du Mur et la Réunification furent avant tout une libération. Mais cette libération avait un prix. Un défi historique attendait l’Allemagne réunifiée : convertir une économie planifiée où tout appartenait à l’État en une économie de marché – c’est-à-dire, privatiser en masse. En juin 1990, avant la Réunification, le parlement librement élu de RDA créa la Treuhandanstalt pour gérer les privatisations. Helmut Kohl demanda aux entreprises ouest-allemandes d’envoyer du personnel à l’Est pour prêter main forte.
Mon père, Volker Schwarz, fut l’un des premiers à se porter volontaire. Non pas pour « annexer » l’Est mais parce qu’il estimait avoir une dette à l’égard des Allemands de l’Est qui avaient payé un prix bien plus fort que les Allemands de l’Ouest pour les crimes du IIIe Reich en se retrouvant sous domination soviétique. Né en 1943, mon père a connu les affres de l’après-guerre dans un pays anéanti, puis le prodige d’une renaissance économique et démocratique. Ce miracle ouest-allemand lui a donné une liberté et un confort matériel dont les Allemands de l’Est ont été privés.
À son arrivée à Berlin-Est, en septembre 1990, il découvre que ce ne sera pas facile de convaincre des investisseurs, tant les usines étaient en piteux état, au niveau des bâtiments, de l’équipement, de l’organisation et de l’impact écologique. En outre, personne ne voulait plus de produits signés RDA, les clients d’Europe de l’Est n’avaient plus d’argent à cause de l’effondrement du bloc soviétique, et les Allemands de l’Est eux-mêmes ne voulaient plus de Trabant, ils voulaient une Volkswagen !
Sous la houlette de la Treuhandanstalt, un tiers des entreprises d’ex-RDA furent liquidés. Sur quatre millions d’emplois, environ un tiers furent sauvés. Contrairement à nombre de leurs voisins d’Europe de l’Est qui virent leur niveau de vie plonger sous le seuil de pauvreté, les Allemands de l’Est reçurent d’importantes allocations. Mais cela ne suffit pas à compenser le choc. La RDA préférait maintenir des emplois non productifs plutôt que de renoncer à une promesse du communisme : le plein emploi. La découverte du chômage va plonger les Allemands de l’Est dans le désespoir. La tension grimpe. Mon père vit se multiplier les manifestations aux portes de la Treuhandanstalt, accusée de brader le pays et de mettre la main sur les pépites de RDA. En réalité, une ligne directrice prévoyait qu’en cas de plusieurs candidats, le critère décisif n’était pas celui qui offrait le plus mais celui qui sauvait le plus d’emplois. Et il n’y avait pas beaucoup de pépites.
Cependant, la Treuhandanstalt, placée sous l’autorité du ministère des Finances, commit des erreurs. Elle laissa passer des escrocs, vendit certains biens à des prix absurdement bas, liquida des entreprises viables et fut entachée par des scandales de corruption. À son arrivée, mon père fut choqué par le manque de personnel et d’équipement. Il manquait des machine à écrire, des stylos, et il n’y avait que 5 ou 6 lignes téléphoniques. Mon père s’est dit : « dans ces conditions c’est sûr qu’on est pas prêts de le construire ce IVe Reich tant redouté par les Français ». Il travailla d’arrache-pied et vendit 50 grosses entreprises en huit mois. Dans ces conditions, comment éviter les erreurs ?
Pendant des mois il dût faire face à une industrie ouest-allemande qui rechignait à prêter ses experts, et à un personnel ministériel à Bonn qui se désintéressait de l’Est. Ils sous-estimèrent la mission. S’ils s’étaient mobilisés plus vite, des erreurs auraient pu être évitées. Mais cela n’aurait rien changé au fait qu’il n’y avait pas d’alternative à la liquidation d’usines en ruine et d’emplois non-productifs dans un pays où la productivité avait été un tiers de celle de l’Ouest. Maintenus dans le mensonge absolu d’une propagande étatique qui vendait la RDA comme la dixième puissance industrielle au monde, les Allemands de l’Est ne voulaient pas croire à l’État réel de leur économie. Certains continuent d’entretenir le mythe d’une ruée des Allemands de l’Ouest sur les prétendus trésors de RDA. Pour faire la lumière sur ce passé, l’ouverture des archives de la Treuhandanstalt vient d’être annoncée.
Outre la perte de l’emploi, les Allemands de l’Est subirent un choc culturel. D’une dictature où tout était dicté par l’État et où il y avait très peu de marge de manœuvre pour la responsabilité individuelle, ils durent s’adapter à une société valorisant l’initiative personnelle, la prise de position, la performance, la concurrence, la communication. Soudain, ce fut le grand chamboulement, les gens furent appelés à agir, à choisir, à donner leur avis. Certains durent recommencer leurs formations à zéro. Et surtout, ils durent apprendre la gestion des libertés et la prise de responsabilité inhérente à une démocratie. Beaucoup se sentirent dégradés à des Allemands de deuxième classe.
Sur ce terreau traumatique va germer dans les années 90 un fléau qui aujourd’hui a pris une ampleur inquiétante en Allemagne de l’Est : le néonazisme. Le lynchage – parfois à mort – d’étrangers en pleine rue et les attaques de foyers de réfugiés devinrent une triste routine. Cela sous le regard apathique ou complice d’une partie de la société est-allemande.
Aujourd’hui, ce qui était visible dans les rues à l’Est dans les années 90 s’exprime aussi dans les urnes. Un parti d’extrême droite et xénophobe, l’AfD, allié du parti de Marine Le Pen, a des scores deux à trois fois plus élevés à l’Est qu’à l’Ouest. Ce succès traduit d’une part le ressentiment des Allemands de l’Est à l’égard de l’Ouest hérité des traumatismes de l’après-chute du Mur. Mais il est aussi un héritage de la RDA. Tandis qu’en RFA, le travail de mémoire fut au cœur de la construction démocratique, en RDA on fit comme si personne n’avait jamais été nazi. La RDA fut fondée sur un mythe : celui d’être le pays des communistes allemands ayant combattu le nazisme auprès des Russes. C’était vrai pour ses dirigeants. Mais presque tous les autres avaient été nazis avant que l’Union soviétique ne les force à devenir communistes. Pour leur inculquer l’antifascisme, on les abreuva de pratiques commémoratives. La mémoire était consacrée aux héros communistes.
La Shoah était passé sous silence. À ce manque de responsabilisation historique s’ajoutait l’absence de contact avec d’autres cultures dans une société condamnée au cloisonnement. La propagande vendait une RDA égalitaire, mais aussi internationaliste, antiraciste et solidaire des peuples opprimés par l’impérialisme occidental. En réalité, le régime puisait largement dans le pathos patriotique et exploitait la main d’œuvre étrangère, confinée dans des ghettos. Le racisme et les néonazis existaient déjà bien avant la chute du Mur. Cet héritage pèse lourd aujourd’hui.
Trente ans plus tard, cet héritage de la RDA et celui du choc de l’après chute du mur pèsent lourd. Peut-être que le plus grand défi de la réunification de l’Allemagne, mais aussi de l’Europe, n’était pas la transition économique mais la transition d’une dictature à une société démocratique et ouverte. Pour la faciliter, il faudrait que les Européens de l’Ouest montrent davantage d’intérêt et d’empathie pour le vécu des populations de l’Est. L’arrogance et l’ignorance d’hommes politiques qui réécrivent une histoire qu’ils n’ont même pas vécu ne fait que creuser le fossé qui nous sépare.