La loi de Karaganov : Poutine et la nouvelle doctrine de « l’homme russe » (rapport intégral commenté)
Sergueï Karaganov est l’un des seuls auteurs vivants que Vladimir Poutine affirme lire.
Il vient de publier un rapport de 50 pages qui veut jeter les bases d’une refondation : le « Code de l’homme russe ».
Pour comprendre son projet radical, nous en présentons la première traduction intégrale, introduite et commentée par la chercheuse Marina Simakova.
- Auteur
- Marina Simakova •
- Trad.
- Guillaume Lancereau

Le 11 juillet dernier, dans les locaux de l’agence de presse TASS, le politiste russe Sergueï Karaganov a présenté un rapport intitulé L’idée-rêve vivante de la Russie. Il y développait une idée qui lui est chère depuis des années : celle de la nécessité d’élaborer et d’imposer, dans la Russie d’aujourd’hui, une véritable idéologie d’État.
Ce rapport a été préparé dans le cadre du projet « L’idée-rêve russe et le Code de l’homme russe au XXIe siècle », sous l’égide du Conseil de politique étrangère et de défense et de la Faculté d’économie et de politique mondiales de l’École des hautes études en sciences économiques. Sergueï Karaganov y réalise la synthèse d’un certain nombre de discussions antérieures, à commencer par celles de l’Assemblée du Conseil de politique étrangère et de défense, tout en ouvrant des perspectives d’approfondissement futur.
L’objectif de ce document d’une quarantaine de pages est exposé on ne peut plus nettement : il s’agit bien de dessiner les contours d’une politique idéologique d’État. Cette proposition doit donc faire l’objet d’un double commentaire, portant respectivement sur sa dimension conceptuelle et sur ses visées pragmatiques. Le rapport Karaganov appelle tout d’abord une analyse de son langage politique et de sa logique argumentative, lesquels mobilisent un ensemble de représentations et d’idées relatives à la société russe et à ses relations avec l’État. En même temps, l’examen de ce rapport doit chercher à établir les effets politiques que la mise en œuvre de ces idées pourrait produire.
Dans cette première perspective, il faut commencer par souligner que le rapport Karaganov ne renferme aucune idée ou proposition fondamentalement nouvelle. Le texte constitue bien plutôt un pot-pourri de représentations sur la culture, la morale et l’identité russes déjà présentes dans les allocutions présidentielles devant l’Assemblée fédérale ou au Club Valdaï, dans les précédentes publications de Karaganov lui-même, et même dans certains décrets présidentiels, comme celui sur les valeurs traditionnelles. La notion même de « rêve », qui pourrait sembler originale et intrigante au premier regard, est un emprunt à la prose d’Alexandre Prokhanov, que nous avons décrit dans ces pages comme l’un des chantres du carnage en Ukraine. Voilà de nombreuses années que Prokhanov célèbre la faculté unique du peuple russe au « rêve » 1. Promoteur d’une doctrine du « Rêve russe », il en a même fait l’intitulé d’un mouvement social 2. À l’instar de Prokhanov, Karaganov comprend la faculté de rêve des Russes de deux manières : d’un côté, une chaleur humaine et une disposition intuitive et créative, à l’origine d’un rejet de la pensée exclusivement analytique et rationaliste qui serait le monopole de la culture occidentale ; de l’autre, une aspiration à aller toujours plus haut, toujours plus loin, source de rêveries contemplatives et d’une propension naturelle à s’engager dans les exploits les plus fous.
Karaganov et ses collègues travaillent depuis plusieurs années à modeler leur idéologie sous la forme d’un « rêve ». Un certain nombre de thèses développées dans le texte qui suit ont déjà fait leur apparition à l’occasion d’une table ronde de 2023 sur le thème : « Idéologie d’État ? De l’idée russe au rêve russe » 3. La lecture de ces différents matériaux confirme que le terme de « rêve » a été retenu pour sa dimension apolitique : l’idéologie d’État, qui n’est consignée dans aucun document officiel, aurait une source apolitique, puisqu’elle plongerait ses racines dans les tréfonds les plus secrets du cœur russe.
Introduction
Nous sommes un État-civilisation — et même une civilisation de civilisations. Plusieurs civilisations différentes, avec chacune leurs particularités et leur destin historique propre, coexistent et prospèrent harmonieusement au sein de notre civilisation.
Toutes et tous, nous sommes porteurs d’une conscience civilisationnelle partagée, unis par un esprit commun. Nous portons devant l’humanité, notre pays et le Très-Haut une responsabilité : celle de l’avenir de notre terre et de l’humanité tout entière. Cette responsabilité intangible, nous la buvons au sein de notre mère ; elle nous accompagne toutes et tous, quels que soient notre confession, notre nationalité, la couleur de notre peau et le type de conscience qui domine en nous — le type sensible de l’Orient ou celui, rationnel, de l’Occident.
Guillaume Lancereau Comme souvent dans les écrits théoriques ou pseudo-théoriques russes, ce texte profite pleinement des possibilités linguistiques offertes par la langue, à commencer par la substantification des adjectifs, beaucoup plus délicate en français. Si nous traduisions Evald Ilienkov ou Lev Vygotskij, nous devrions prendre le temps de soupeser chacun de ces termes — mais nous avons affaire ici à un écrit de la seconde catégorie, celle des textes pseudo-théoriques. Précisons que nous avons traduit sobrement sobornost’ par « solidarité », čelovečnost’ (ce qui est relève de l’humain) par « humanité ». Nous avons traduit indistinctement rodina et otečestvo par « patrie » ; en revanche, nous avons maintenu la distinction entre les noms rossijane et russkie et les adjectifs correspondants (rossijskij et russkij), qui désignent respectivement les citoyennes et citoyens de la Fédération de Russie, indépendamment de leur origine, et les personnes ethniquement russes. L’auteur lui-même attribue ou retire des majuscules à certains mots (Foi, Victoire, Patrie) ; nous avons respecté ces effets. Il utilise également les termes « idée » et « idéologie » sans distinction stricte, comme en témoigne l’alternance entre « idée-rêve » et « idéologie-rêve ».
Le traducteur décline toute responsabilité pour les passages qui sembleraient abscons ou répétitifs. L’auteur du texte affirme — et assume — lui-même quatorze fois de « répéter » la même idée, y compris lorsqu’il s’agit de notions vagues et de formules peu lisibles, sans que l’on perçoive bien ce qui motive ce choix, si ce n’est une imitation du style oratoire poutinien.
Chacune et chacun de nous porte au fond de lui, d’une manière ou d’une autre, cette chaleur qui unit — une conscience d’amour, qu’il nous revient de préserver et de cultiver. Nous avons vocation à entretenir en nous et à partager avec le reste du monde cette qualité salvatrice, cette capacité d’aimer et de vivre ensemble dans la communion, dans l’amour.
Nous sommes un peuple porteur de Dieu. Notre mission, à chacune et chacun d’entre nous comme à l’ensemble du pays, est de préserver et d’entretenir ce qu’il y a de meilleur et de plus noble en l’Homme, de défendre la souveraineté des nations et des peuples, de veiller à la paix.
Même celles et ceux qui n’ont pas encore trouvé la Foi, cette Foi opprimée chez nous pendant près d’un siècle, connaissent ou pressentent notre mission spécifique : celle d’un peuple libérateur, ennemi de toutes les hégémonies ; un peuple spirituellement élevé ; un peuple protecteur de l’humain dans l’humain, de ce qu’il y a de supérieur en l’Homme. Nous tendons toutes et tous vers cet idéal, même lorsque nous ne l’avons pas encore réalisé pleinement. Pour cela, il nous faut composer ensemble — ou seulement porter au jour ce qui se loge déjà en nous — un rêve, le Code des citoyens russes, le Code russe. Il faut entendre ce mot dans un sens civilisationnel et non pas national. Grands-Russes, Biélorusses, Tatars, Petits-Russes, Tchétchènes, Bachkirs, Iakoutes, Géorgiens, Ouzbeks, Bouriates et autres : le mot « russe » inclut ici tous les peuples qui souhaitent partager nos valeurs, qui parlent la langue russe, qui connaissent et qui aiment notre culture commune, qui sont prêts à bâtir ensemble notre Patrie, à se défendre mutuellement et à protéger notre monde commun.
Nous ne relèverons aucun des grands défis communs de l’Humanité sans cette capacité à aimer, à vivre dans l’amour, dans une solidarité intime.
S’il existait sur cette voie salvatrice des points de repère clairs, des orientations mûries, comprises et acceptées par la majorité, ils pourraient constituer une véritable politique idéologique de l’État russe.
Aux yeux du monde d’aujourd’hui, nous sommes tous perçus comme des Russes, quelle que soit la manière dont les différentes composantes de notre civilisation commune choisissent de se définir. Pour une série de motifs, il est possible qu’une partie de notre société éprouve dans un premier temps un certain malaise à se désigner comme « russe ». Il faudra donc ouvrir un large débat, doublé d’un travail collectif d’explicitation et d’approfondissement de cette conception. Nous proposons d’adopter une double désignation : celle de « citoyens russes » et celle de « Russes ». Pouchkine lui-même emploie ces deux termes côte à côte dans plusieurs de ses poèmes.
Notre chemin est résolument tourné vers l’avenir, mais ses racines plongent dans notre histoire et notre culture. Il nous faut un guide, une étoile commune à suivre ensemble, à l’unisson.
Il nous faut une idéologie capable de nous porter vers l’avant, soutenue par l’État et ancrée dans les esprits grâce à l’instruction et l’éducation. Sans faire l’objet d’un ordre ou d’une obligation, cette conception doit être proposée et imposée à travers les manuels scolaires, les discussions, l’imagerie, la littérature et l’art. Sans conception partagée, l’extinction, la dégradation du peuple et du pays, sont inévitables.
Guillaume Lancereau On saisit mal la distinction que voudrait établir ici Sergueï Karaganov entre, d’une part, un « ordre », et, d’autre part, quelque chose d’« imposé ». Plus loin dans le texte, ce même verbe (navjazyvat’) désigne l’idéologie contemporaine supposément « imposée » par les élites libérales occidentales. L’auteur avoue même, en employant le même mot, qu’il est impossible d’« imposer » aux Russes d’aujourd’hui un socle idéologique unique comme au temps de l’URSS.
Les pratiques du pouvoir russe, de la censure à l’endoctrinement des adultes et des enfants, confirment qu’il ne s’agit pas, dans les faits, de « proposer » des contenus idéologiques, comme le laisse entendre Karaganov par pur souci rhétorique, mais bien de les « imposer ».
Pourquoi l’idée-rêve de la Russie est-elle nécessaire ?
1.1. — Depuis de nombreuses années, une question revient dans le débat public avec une insistance toujours croissante : celle de la nécessité de créer et d’injecter dans la société une plateforme idéologique commune, susceptible de servir de fil conducteur à l’édification de l’État et au développement social comme personnel, mais aussi de critère fondamental pour la sélection des citoyennes et citoyens appelés à former l’élite dirigeante du pays.
Cette plateforme idéologique à construire collectivement doit être inculquée dès l’enfance. Autrefois, ce rôle appartenait aux commandements divins, puis au Code moral du bâtisseur du communisme. Aujourd’hui, c’est un vide qui s’est formé, un vide dangereux.
Marina Simakova Nous sommes ici en présence d’une citation quasi-littérale du président. Vladimir Poutine a souligné plus d’une fois les vertus du Code moral du bâtisseur du communisme en soulignant sa proximité avec les dix commandements. Adopté en 1961 lors du XXIIe Congrès du PCUS, ce code moral a marqué, pour l’idéologie soviétique officielle, un virage de la politique de classe à la morale individuelle, en mettant l’accent sur l’éducation de l’individu et du citoyen, et non plus sur l’organisation de la société en tant que telle. C’est dans ce cadre institutionnel, dans cette atmosphère nouvelle, que des gens comme Poutine et Karaganov ont grandi et se sont ouverts au monde. À la veille de la Perestroïka, ces institutions (depuis les programmes éducatifs comme l’athéisme scientifique jusqu’aux organisations pan-soviétiques comme le Komsomol) étaient totalement déclinantes et devaient bientôt cesser d’exister, emportées par la chute de l’État soviétique.
La Perestroïka a proclamé la liberté de conscience. Depuis lors, et jusqu’aux années 2010, les questions relevant de la morale et de l’éducation civique ont été laissées à l’initiative des citoyennes et citoyens eux-mêmes. Dans le même temps, la fin de la Guerre froide a laissé planer l’illusion d’une « fin des idéologies ». Les premières tentatives du pouvoir central tendant à reprendre en main les valeurs morales et les dispositions éthiques des Russes datent de la nouvelle politique familiale inaugurée en 2008.
Le troisième mandat présidentiel de Vladimir Poutine, entamé en 2012, a été l’occasion d’un « tournant conservateur » qui a vu le président, le patriarche de l’Église orthodoxe et les députés de la Douma d’État s’engager dans un remodelage de l’état spirituel de la société russe. La morale traditionnelle, censée distinguer la Russie de la société occidentale, a acquis dans ces mêmes années une place de choix dans les déclarations des responsables politiques, les nouvelles lois et programmes d’État, ainsi que dans les médias proches du Kremlin. La propagande agressive visant à défendre cette morale contre ses ennemis extérieurs ou intérieurs, ainsi que sa canonisation dans une série de documents officiels, en trahissaient le caractère profondément idéologique. Karaganov n’en a pas moins été le premier porte-parole du régime à proclamer de manière explicite et délibérée que la morale devait être le fondement de l’idéologie d’État de la Russie.
Historiquement, notre État s’est développé et a surmonté les plus rudes épreuves en s’appuyant sur un socle de convictions qui en définissaient la signification essentielle. Si l’esprit du temps a pu infléchir en un sens ou un autre ce système d’idées, son noyau est resté inchangé : la Russie est une entité civilisationnelle unique, investie d’une mission particulière devant Dieu et devant l’humanité. Cette conscience de soi s’est forgée durant de longs siècles, au fil des épreuves — parfois d’ordre existentiel — que notre Patrie a dû affronter. À l’heure où nous sommes, une fois de plus, confrontés à un défi de cette ampleur, nous ressentons assurément le besoin de redéfinir notre place dans le monde, de déterminer ce que nous sommes, ce qui a de la valeur à nos yeux. Autrement dit, nous devons discerner, dans la voûte brumeuse et incertaine de l’avenir, l’étoile qui nous servira de guide.
Dans cette période de basculement civilisationnel d’échelle planétaire, nous avons plus que jamais besoin d’un tel point de repère. La civilisation contemporaine a fini par menacer d’extinction — si ce n’est physique, tout du moins morale et spirituelle — l’humanité et l’humain lui-même, par l’effacement, voire le renversement des valeurs sur lesquelles reposent son existence et sa croissance. Plusieurs technologies récentes sont déjà en train de nous y mener.
La culture et la civilisation contemporaines semblent engagées dans un processus de destruction de l’humain. Ce mouvement, en grande partie impulsé par l’Occident, a commencé avec le scepticisme des Lumières, avant de sombrer dans le nihilisme le plus absolu : la glorification de l’ego. Cette dérive profite aux élites néolibérales, car elle désarme toutes les formes de résistance à l’ordre socio-économique imposé par l’impérialisme libéral et globaliste, un ordre de plus en plus injuste et néfaste pour l’humanité. Notre objectif minimal consiste à faire obstacle à cette vague destructrice et à tracer notre propre voie, celle qui nous permettra de conduire notre pays et notre peuple vers un avenir lumineux, un avenir humain. L’objectif maximal serait de proposer cette voie à l’ensemble de l’humanité. Car une Russie qui n’aurait rien à proposer au monde ne serait plus la Russie, et encore moins la Russie de l’avenir.
Marina Simakova Ce passage confirme que le cadrage idéologique proposé ici par Karaganov représente d’abord et avant tout une large synthèse de ses propres déclarations, de celles du président, de l’administration présidentielle et des médias pro-Kremlin. La principale nouveauté de son rapport réside dans le fait de désigner l’avenir comme le principal terrain de réflexion ouvert aux idéologues. Jusqu’alors, les constructions idéologiques portées par les porte-parole du régime avaient porté en priorité sur le passé du pays : les responsables officiels, de Poutine à Vladimir Medinski, s’étaient avant tout attachés à établir un lien entre la glorieuse histoire de la Russie et son présent. Du financement de films historiques grand public à la création de centaines de parcs patriotiques sur l’ensemble du territoire, toute la politique culturelle et mémorielle de la décennie passée soulignait l’importance du passé pour l’identité du régime — en écho aux constantes digressions historiques du président lui-même, dont l’exemple le plus frappant a été son entretien avec Tucker Carlson.
C’est ainsi qu’a vu le jour la notion de « Russie historique », dont les origines remonteraient à la nuit des temps et qui durerait encore, inchangée. L’accent résolument mis sur le passé national ne faisait ainsi que renforcer la tonalité conservatrice de la rhétorique officielle des autorités. Après ces années de politique du passé, dont on peut vraisemblablement supposer qu’elle a atteint ses objectifs, le document programmatique de Karaganov marque, à l’inverse, l’inauguration d’une politique de l’avenir. Il confirme ainsi une tendance qui se dessine dans les travaux d’autres centres idéologiques, à l’instar du très controversé Tsargrad-TV, qui a tenu un « Forum de l’avenir » les 9 et 10 juin dernier.
On doit également faire mention ici de l’un des tropes essentiels de l’opposition russe, célébrant par anticipation « La belle Russie à venir ». Apparu pour la première fois dans le programme politique d’Alexeï Navalny, ce slogan a fini par se transformer en véritable mantra de l’opposition russe qui a quitté le pays après l’invasion de l’Ukraine, mais qui fait le pari d’un effondrement prochain du régime et rêve déjà d’un avenir dans la Russie post-Poutine. Le mantra s’est transformé en trope, qui permet à l’opposition et à ses aspirations progressistes tournées vers l’avenir de rompre avec la « Russie d’hier », militariste et meurtrière, tout en insistant sur son caractère éphémère et sa fin imminente. Le rapport Karaganov soutient qu’il n’en est rien : l’avenir, selon lui, appartient à Poutine et à son régime.
À première vue, les accomplissements de la civilisation contemporaine peuvent avoir quelque chose de sublime — et ils le sont souvent. Cela ne change rien au fait qu’ils privent objectivement l’humain de son essence humaine. L’être humain n’a plus besoin de savoir compter, s’orienter dans l’espace, lutter contre la faim. Il n’a plus besoin d’enfants ni de famille, socle fondamental de toute société humaine — la famille était nécessaire au temps où les enfants soutenaient les anciens à mesure qu’ils avançaient en âge. Beaucoup ne ressentent même plus le besoin d’avoir une terre à eux, une Patrie. Les ordinateurs, les flux d’information, et, désormais, l’intelligence artificielle, lorsqu’ils sont utilisés sans précaution ni raison, affaiblissent notre capacité de réflexion et de lecture de textes complexes. La pornographie omniprésente se substitue à l’amour chez beaucoup de nos contemporains. Tout indique que, dans ce monde, le culte de la consommation est devenu le principal outil de soumission des humains, entre les mains habiles des élites globalistes.
Les bienfaits d’une consommation quasi-illimitée peuvent paraître séduisants, surtout par rapport aux époques où l’on mourait littéralement de faim. Mais cette abondance, rendue possible par une croissance sans précédent du secteur des services, a subordonné les intelligences et relégué dans l’ombre la morale, le savoir et la résistance face aux risques qui menacent l’humanité. Le progrès matériel a remplacé le progrès spirituel et scientifique : on voit apparaître sans cesse de nouveaux gadgets et des services inédits, toujours plus raffinés, mais l’humanité a cessé de s’élancer vers les étoiles lointaines, tandis que d’innombrables maladies restent invaincues, trahissant les rêves des écrivains de science-fiction et des futurologues du siècle précédent.
La menace qui plane et grandit concerne donc la nature humaine. Le scepticisme des Lumières a dégénéré en nihilisme, tournant le dos à ce qu’il y a de plus élevé en l’homme. Ce terreau est propice à toutes les pseudo-idéologies incongrues qui prolifèrent de nos jours : le transhumanisme, le féminisme radical, la négation de l’histoire, et bien d’autres. La rationalité occidentale a outrepassé ses propres limites et, après avoir décrété qu’elle en avait le droit, s’est imaginé pouvoir donner un sens et une légitimité à tout ce qui contredit l’ordre naturel des choses. L’idéal de liberté s’est converti en une permissivité absolue, jusqu’à devenir sa propre caricature.
Ce virage idéologique a été imposé par les élites libérales-globalistes atlantistes, soucieuses de consolider leur pouvoir et les privilèges qui en découlent. Il est évidemment plus aisé de contrôler les masses en leur offrant une liberté illusoire dans leurs choix de consommation et une licence totale dans leurs modes de vie. Mais ces tendances ont des racines qui affectent l’humanité tout entière. Si nous entendons rester humains, ne pas aliéner notre identité, alors nous n’avons d’autre choix que celui de résister consciemment à ces tendances de fond, en leur opposant une alternative : la sauvegarde de l’humain et, pour les croyants, de la part de divin qui réside en l’Homme — qui réside en l’Homme russe.
1.2. — Les voix hostiles à cette alternative, celles qui dominaient encore la scène russe au cours des décennies passées, s’effacent peu à peu. Les discours présidentiels et les allocutions du ministre des Affaires étrangères, tout comme le dernier Livre blanc de politique étrangère russe, sont émaillés de nombreuses idées susceptibles, à notre sens, de fonder une nouvelle plateforme idéologique pour la Russie, sa société et sa véritable élite, de réconcilier le pays avec ses racines et de le projeter avec force vers un avenir triomphant.
1.3. — Pour l’heure, il n’existe aucun cadre défini, et encore moins de cadre formellement validé dans les plus hautes sphères de l’État — un cadre qui serait à la fois résolument orienté vers un objectif précis, tout en s’offrant à la discussion vivante et créative dans les cercles de l’élite élargie, avant d’être implanté dans la conscience publique du pays. Dans le monde d’aujourd’hui, et surtout dans la Russie relativement libre et pluraliste d’aujourd’hui, il est inconcevable d’imposer un ensemble de principes idéologiques obligatoires, comme ce fut le cas sous l’Union soviétique. L’imposition de la pensée unique marxiste-léniniste et d’un athéisme forcé a été parmi les principales causes de l’atrophie intellectuelle des couches dirigeantes soviétiques et de la défaite finale du modèle qu’elles incarnaient.
Marina Simakova Après la fin de la Guerre froide et la dislocation de l’URSS, la notion d’idéologie a longtemps été perçue de manière péjorative, dès lors qu’on l’associait exclusivement à l’histoire politique de l’URSS, réduite à sa dimension de pur endoctrinement. Cette association durable a généré une illusion inverse : l’idée que la société post-soviétique était préservée de toute forme d’idéologie et que les populations avaient enfin accès à une image véridique du monde, tout en étant capables de distinguer l’ordre naturel des choses de son aspect artificiel. Cette illusion a été d’un grand secours aux porte-parole du régime, du président aux représentants de divers partis et mouvements, qui soutenaient le caractère non-idéologique de leurs messages et axiomes politiques.
Paradoxalement, lorsqu’il revendique et réhabilite le terme d’idéologie, Karaganov ne remet pas en cause cette illusion répandue de l’ère post-soviétique : il lui donne plutôt une nouvelle dimension. Son programme repose toujours sur l’idée qu’il serait possible de voir le monde sans filtre. Contrairement à celle de l’État soviétique, l’idéologie de l’État russe contemporain devrait s’émanciper des doctrines existantes pour ne reposer que sur la morale. Autrement dit, l’idéologie russe devrait être dépourvue de contenu politique propre (mais pas de pragmatique politique) — et c’est précisément là que résiderait, selon Karaganov, son principal avantage.
À bien des égards, ces dogmes inébranlables ont fait de nous des déracinés. Ils nous ont fait perdre de vue l’essentiel de notre histoire et de ses leçons, l’esprit du peuple que nous avions reçu en héritage, et même les réalités du monde extérieur — à commencer par celles du monde occidental, auquel tant d’entre nous ont jadis aspiré, lassés de la pauvreté et de l’absence de liberté du « socialisme réel ».
Guillaume Lancereau L’auteur utilise ici le terme « mankurty » (que nous traduisons par « déracinés »), qui désigne dans le roman Le jour dure plus de cent ans de l’écrivain kirghiz Tchinguiz Aïtmatov (1980) des prisonniers sans âme, réduits à l’état d’esclavage et ayant perdu le lien avec leur histoire et leur patrie d’origine.
1.4. — Il faut se souvenir de cet axiome et le répéter autant de fois que nécessaire : les grandes nations, les nations puissantes, ne naissent pas sans grandes et puissantes idées capables de les porter vers l’avant. Lorsqu’une nation perd le contact avec ces idées, elle décline, bruyamment ou silencieusement, et se retire de l’arène mondiale avec un soupir de dépit. Le monde est jonché de tombes et d’ombres, celles des grandes puissances disparues, qui ont rompu ce lien entre leurs élites et leurs peuples : l’idée nationale, le socle idéologique.
Les grandes guerres elles-mêmes — y compris celle que l’on a déclenchée il y a peu contre nous, et que nous appelons encore une « Opération militaire spéciale » — ne se remportent pas sans grandes idées, sans sources profondes d’inspiration pour le peuple, sans que le peuple lui-même saisisse la portée de son existence, sans que chaque citoyen prenne conscience de soi et de sa responsabilité propre dans l’œuvre collective. La défense de la Patrie et le patriotisme sont des conditions nécessaires de cette mission, mais il ne faut pas perdre de vue les objectifs plus élevés de cette guerre : elle n’a pas seulement pour enjeu la survie physique de la Russie, mais le salut de l’humain dans l’Homme, la sauvegarde du code civilisationnel russe, l’endiguement de la guerre nucléaire mondiale, l’émancipation de l’humanité face à un énième prétendant à la domination mondiale, et enfin la liberté faite aux peuples et aux États de choisir leur propre destin politique et social, de protéger leur culture propre.
Marina Simakova Au cours de ces trois ans et demi de guerre en Ukraine, sa mise en récit légitimatrice par le pouvoir russe a connu un profond remaniement. Si, au début de l’opération militaire, son ambition première consistait en une soi-disant « dénazification de l’Ukraine », laissant au second plan la lutte contre l’OTAN et les prétentions de l’Occident à la suprématie idéologique mondiale, ces éléments sont, depuis lors, passés du statut de fond rhétorique à celui de véritable objectif de guerre.
On sait de surcroît que le terme même de « guerre », appliqué au conflit russo-ukrainien, a longtemps fait l’objet d’une censure systématique : son usage pouvait constituer un motif de poursuites pénales pour discréditation ou diffusion de fausses informations sur l’armée russe. Pourtant, au cours de cette quatrième année de guerre, on a commencé à le rencontrer de plus en plus fréquemment dans la rhétorique des représentants de l’État, bien que la loi et l’appareil de censure soient demeurés inchangés.
Karaganov appelle à reconnaître ouvertement l’état de guerre du pays, tout en soutenant, en accord avec l’idée martelée par Poutine, que l’Occident est le véritable initiateur du conflit militaire — et même un agresseur d’échelle planétaire. En entrant en confrontation avec l’Occident sur le front ukrainien, la Russie n’aurait fait que défendre son identité, son code culturel, voire sa souveraineté culturelle.
Dans le rapport Karaganov, l’interprétation des buts de guerre va même plus loin : la Russie ne lutterait pas seulement pour elle-même, mais pour des objectifs universels — sauver le monde et l’humanisme. Dans la perspective de l’élaboration d’une nouvelle idéologie, cette mission universelle n’est pas qu’une prétention spectaculaire — c’est le moins qu’on puisse dire. Elle devient surtout la justification morale universelle de l’agression russe.
Fondamentalement, c’est une guerre pour que l’Homme reste un Homme, pour qu’il ne se transforme pas en un simple animal consommateur, privé d’âme, comme l’y encouragent de nombreuses tendances — et peut-être même les tendances les plus essentielles — de la civilisation contemporaine, désormais que les élites occidentales-globalistes s’efforcent de conserver leur domination mondiale en semant des valeurs inhumaines, qui privent l’être humain de sa qualité de sujet et fragmentent les sociétés au point de leur faire perdre leur capacité — et jusqu’à leur volonté — de résistance.
1.5. — Beaucoup d’entre nous ont fantasmé — et certains persistent encore dans ce rêve éveillé — que la Russie devienne « un pays européen comme les autres », baignant dans le confort et la tranquillité. Mais on ne nous a pas laissé ce choix, on ne nous a pas laissés nous retirer discrètement dans un recoin calme du monde, en marge des grands processus mondiaux. De toute évidence, on ne nous laissera jamais le faire. L’histoire, le Très-Haut et les efforts de nos ancêtres ont fait de la Russie une grande nation — trop grande, trop riche en ressources. Surtout, nous avons démontré plus d’une fois notre attachement à l’autonomie et à la souveraineté : un attachement profond, génétique. Pendant près de quarante ans, nous avons « négocié », multiplié les concessions, nous persuadant de la bonne foi de nos interlocuteurs tout en nous mentant à nous-mêmes. En retour, nous avons récolté une expansion toujours plus brutale de l’Occident — et la guerre. Si nous avions renoncé plus tôt à nos fantasmes et nos rêves, peut-être ce bain de sang aurait-il pu être évité, peut-être la violence aurait-elle été atténuée.
Quoi qu’il en soit, il n’est pas jusqu’aux pays les plus « tranquilles » qui ne finissent par être secoués un jour ou l’autre, dans le tumulte du monde actuel.
1.6. — L’expression d’idéologie d’État pâtit aujourd’hui d’une connotation péjorative dans la langue (politique) russe. Il serait donc plus judicieux de parler d’« idée russe », de « rêve de la Russie », voire, tout simplement, de « monde dans lequel on aurait envie de vivre », si certains estiment que le mot « rêve » serait plus propre aux jeunes États et aux nations émergentes. Pour notre part, nous considérons que notre État et son peuple multinational sont à la fois matures et passionnés, et que la faculté de construire et de rêver constructivement en a toujours été une qualité essentielle.
L’idée d’un rêve tourné vers l’avenir, mais profondément enraciné dans l’histoire, un rêve qui élève et porte vers l’avant, correspond bien à l’un des traits fondamentaux de notre caractère national : le cosmisme, l’aspiration à aller toujours plus loin, toujours plus haut. Ce même rêve est bien celui qui devait animer nos ancêtres pendant les longs hivers russes et leur inspirer des exploits sans précédent. L’un de ces exploits a été la conquête, ou plutôt l’appropriation de la Sibérie : en six décennies à peine, et à une vitesse à peine croyable, les Cosaques ont parcouru, d’abord de leur propre initiative, puis avec l’aval du tsar, toute la distance qui sépare l’Oural du Pacifique.
Guillaume Lancereau L’auteur a déjà exposé plus d’une fois, y compris dans nos pages, sa conception toute personnelle du passé et de l’avenir de la Sibérie, cœur historique du « miracle » russe. Il y revient amplement en plusieurs points du texte qui suit. À l’heure où nous traduisons ces lignes, la probabilité d’un transfert de la capitale russe à Omsk ou Irkoutsk reste toujours aussi faible, n’en déplaise à Sergueï Karaganov.
Aujourd’hui, nous reprenons peu à peu conscience de ce que doit être notre direction historique. De ce mouvement dépendront non seulement les caractères physiques et spirituels des générations futures, mais aussi la survie même de notre pays. En ce sens, notre idée-rêve est constante, mais elle ne saurait rester figée. L’URSS nous a fourni un exemple suffisamment éloquent d’idéologie — ou, si l’on veut, de rêve — devenue une idée fixe. Si l’URSS a échoué à réaliser le rêve communiste, ce n’est pas seulement parce que ce rêve était irréaliste, mais aussi en raison de l’immobilisme du régime, incapable d’adapter ses instruments à des réalités changeantes.
1.6.1. — Les historiens devront nécessairement chercher des explications rationnelles à ces exploits — la conquête du pré-Oural et de la Sibérie, mais aussi le triomphe sur toute l’Europe au début du XIXe siècle et, à nouveau, au milieu du XXe siècle — afin de nourrir notre compréhension de l’expérience historique nationale. Mais, au fond, l’explication tient surtout à la foi russe dans la protection divine et dans l’appui de puissances supérieures. N’est-ce pas pour cette raison que tant d’épisodes de notre histoire échappent à toute logique purement rationnelle, tout en demeurant parfaitement compréhensibles pour l’âme russe ? C’est ce qui donne tout son sens et son actualité au propos d’un grand commandant militaire du XVIIIe siècle, d’origine allemande, le maréchal d’armée Burckhardt Christoph von Münnich, phrase en réalité écrite par son fils, auteur de mémoires sur son père et son époque : « La Russie est directement gouvernée par le Seigneur notre Dieu. Autrement, il est impossible de comprendre comment un tel État existe encore ».
L’auteur de ce rapport a souvent cité ce propos au début des années 2000. À la fin de la décennie précédente, il semblait que le pays, déchiré par l’oligarchie des « sept banquiers », les crises à répétition et un président de plus en plus incapable, avait déjà un pied dans la tombe. Avec ses collègues du Conseil de politique étrangère et de défense, l’auteur luttait avec le zèle du désespoir pour empêcher le pays de sombrer dans l’abîme. C’est alors qu’un miracle s’est produit. La seule explication « scientifique » que l’on puisse en donner, c’est que le Seigneur a eu pitié de la Russie, qu’il lui a pardonné ses péchés. Quelque chose de similaire s’était déjà produit au début du XVIIe siècle, lorsque la Russie était parvenue à s’arracher au Temps des Troubles.
Marina Simakova L’idée que la Russie aurait systématiquement dû son salut à une intervention divine lors de ses diverses crises historiques tranche avec le registre habituel des rapports officiels, rédigés par des experts politiques. Elle n’en a pas moins sa pragmatique propre, sans rapports véritables avec la vie religieuse des citoyennes et citoyens russes. Ce passage, comme les déclarations répétées et emphatiques de Karaganov sur les Russes comme peuple « porteur de Dieu », produit un effet bien particulier.
Tout d’abord, il sépare une fois de plus la Russie des États occidentaux, en les définissant respectivement comme un espace de spiritualité et de sensibilité, et comme une civilisation fondée sur une rationalité excessive — une opposition binaire que l’on rencontre déjà, au demeurant, dans la pensée russe du XVIIIe siècle. C’est ainsi qu’il faut interpréter l’idée, séculière et assez simple, que Karaganov va répétant, à la suite de Poutine et de représentants de l’administration présidentielle : il est vital pour l’Homme russe de croire, peu importe en quoi. Par ailleurs, l’affirmation relative au salut divin de la Russie exploite à fond le mythe de son exceptionnalisme et de son mystère — un mythe bien ancré dans le canon culturel classique, et donc familier à tout Russe.
D’une manière détournée, ce retour à l’idée d’exceptionnalité et de signification cachée des événements et des phénomènes s’intègre parfaitement dans le récit contemporain qui sert de légitimation à presque toutes les décisions du pouvoir russe : un récit que l’on pourrait qualifier de « conspirationnisme positif ». Ce récit, particulièrement répandu au cours de la première année de guerre, suppose que la connaissance de l’état réel du monde (par exemple, les intentions et les plans d’action d’autres pays ou encore leur atmosphère politique interne) serait une propriété exclusive des hauts responsables, des services de renseignement et de l’état-major.
« On ne sait pas tout », « Ils voient des choses auxquelles on n’a pas accès », « Peut-être que l’OTAN est déjà à la frontière russe, comment est-ce qu’on le saurait ? », « Nous sommes des gens simples, comment pourrait-on savoir ce qu’il en est vraiment ? » — ces commentaires et d’autres de la même eau ont fleuri dans les paroles et les écrits d’innombrables Russes, simples soldats ou citoyens ordinaires, qui justifiaient malgré eux le lancement de l’opération militaire par l’accès exclusif à l’information — voire à la réalité — dont auraient bénéficié les autorités.
Le pays s’est effondré une première fois, en 1917, lorsqu’une partie considérable de l’élite et du peuple a perdu sa foi dans le Seigneur, le Tsar et la Patrie. Il s’est effondré une seconde fois dans les années 1980-1990, lorsque l’idéologie communiste, sur laquelle reposait tout l’édifice étatique, est elle-même tombée en ruine.
1.7. — L’idée-rêve de la Russie, le Code du citoyen russe, voire une authentique idéologie d’État sont aujourd’hui nécessaires pour une autre raison. L’histoire nous montre que la vie de chaque personne, de chaque nation et de chaque peuple est déterminée par les rapports entre trois forces intimement liées : l’intérêt économique, c’est-à-dire la recherche du bien-être matériel ; la force de l’esprit et des idées ; la force brute, autrement dit la puissance militaire. À l’heure du tournant historique que nous connaissons aujourd’hui, ces deux dernières composantes sont en train de prendre le dessus. Il est temps de le comprendre et de l’assumer. L’économie reste certes indispensable : sans elle, l’esprit du peuple s’épuise et la puissance militaire s’étiole. Mais dans notre conjoncture historique, ce facteur est — peut-être provisoirement — en passe d’être relégué au second plan. Le facteur économique doit avoir vocation à servir les deux premiers, l’élan de l’esprit et la force des armes, qui occupent désormais le devant de la scène, comme cela s’est déjà produit par le passé.
1.8. — Pour en venir à une vérité évidente, mais essentielle : l’image du monde dans lequel nous voulons vivre, l’idée-rêve vivante de la Russie, l’idéologie d’État, promue et diffusée par l’État, sont indispensables pour que nous sachions toutes et tous, du président au fermier, de l’ouvrier à l’ingénieur, de l’officier au savant, de l’entrepreneur au fonctionnaire, ce que nous voulons être et ce que nous aimerions voir la Russie devenir. Sans l’idée d’un avenir meilleur, les États — et surtout un État comme la Russie — ne peuvent se développer ; au lieu de cela, ils pourrissent sur pied. Le destin a voulu que l’éternelle question « Pour quoi faire ? » résonne et pulse en continu dans notre caractère national. Telle est la clef de notre force — ou de notre faiblesse, si la réponse nous est dictée ou confisquée par ceux qui souhaitent notre disparition. À la question « Pour quoi faire ? », ceux-là nous répondent : « Pour rien ». Ou plutôt : « Juste pour soi. Pour vivre, et rien d’autre que vivre ». Et chaque fois que nous leur accordons du crédit, nous nous affaiblissons, puis commençons à décliner.
1.9. — Une autre évidence s’impose : l’existence d’une plateforme idéologique partagée, d’une idée nationale, est l’un des signes qui garantissent que l’on a affaire à un État souverain — et nous ne voulons ni ne pouvons être autre chose qu’un État souverain. À l’inverse, l’absence de cette idée trahit un déficit de souveraineté. Au cours des longues années où nos élites, privées du rêve communiste, se sont révélées incapables d’en formuler un nouveau, pour elles-mêmes et pour le pays, nous avons sombré dans la confusion. Nous avons perdu notre souveraineté, notre foi en nous-mêmes, la confiance dans notre avenir.
Marina Simakova Ce passage suscite un certain étonnement : quel lien pourrait-il bien exister entre l’idéologie et la souveraineté, deux notions qui appartiennent à des dimensions complètement différentes de la vie politique ? L’objet de ce passage est en réalité l’identité, conçue comme une sorte de « souveraineté culturelle ». Ce concept, en usage chez les propagandistes russes de Vladislav Sourkov à Vladimir Medinski, suppose qu’il faudrait individualiser, rendre reconnaissable et visibiliser l’image et les idées de la Russie sur la scène internationale. Après sa défaite dans la Guerre froide, la Russie a perdu la singularité qu’elle devait au socialisme soviétique (le communisme comme orientation politique, le marxisme-léninisme comme doctrine, etc.) et qui la distinguait si nettement sur le fond des autres États. Selon Karaganov, c’est là une source de faiblesse aux yeux des autres acteurs de la politique globale.
Il est significatif que le socialisme historique, en tant que système, notamment de relations économiques et d’institutions sociales et politiques, se trouve réduit à une idée purement abstraite, à laquelle l’auteur s’efforce d’opposer une alternative. En son absence, selon lui, le vide se verrait automatiquement rempli par des idées nocives, diffusées dans l’espace informationnel russe au profit d’autres États, sapant ainsi la souveraineté de la Russie de l’extérieur comme de l’intérieur.
1.10. — Notre idée nationale ne doit être dirigée contre personne — même si, le plus souvent, ce « personne » s’avère être l’Occident. Ériger l’anti-occidentalisme en principe serait en soi un signe de dépendance vis-à-vis de l’Occident, un défaut de souveraineté intellectuelle. L’idée russe, comme toute pensée du social, comme toutes les sciences sociales modernes, doit être absolument souveraine. Au lieu de se définir par opposition à ses adversaires, elle doit incorporer les réalisations intellectuelles de l’ensemble des civilisations. Car la Russie est bel et bien une civilisation de civilisations.
1.11. — Lorsqu’il s’agit d’élaborer et de diffuser notre idée-rêve, notre idéologie nationale, la question la plus délicate est sans doute celle de son rapport à la foi en Dieu. Cette foi a toujours constitué l’un des piliers de l’idée russe, avant d’être mise de côté à l’époque communiste par la nouvelle élite au pouvoir, qui tenta — non sans succès, du moins pendant un temps — de lui substituer la foi en un avenir communiste radieux.
Un certain nombre de traits caractéristiques de la civilisation contemporaine — et tout particulièrement de la civilisation occidentale — s’inscrivent effectivement dans une logique d’éradication de la foi. Mais un être humain, et à plus forte raison un Russe, peut-il exister et prospérer sans la foi ? Pour répondre à cette question, il faut se souvenir d’un fait historique : c’est la foi qui a permis à nos ancêtres de donner du sens à leur rôle et à leur place dans le monde, à l’heure des grandes épreuves des XIIIe et XIVe siècles, et de ne pas renoncer à leur spiritualité à l’époque des Troubles. C’est encore la foi qui leur a donné la force de leur incroyable expansion vers le Nord-Est et l’Est, au cours de laquelle ils n’ont pas imposé, mais plutôt fait don de leur foi aux peuples qu’ils rencontraient.
Tel que l’envisagent l’auteur et les collègues qui partagent ses convictions, le code éthique censé incarner l’idée-rêve vivante de la Russie doit impérativement refléter tout ce qui relève de l’ordre normatif des Commandements divins — ou, si l’on préfère, de l’ordre normatif de l’Humanité. En ce sens, l’idée-rêve de la Russie doit provisoirement tenir lieu de substitut partiel à la foi pour celles et ceux qui ne croient pas encore, et, dans un second temps, devenir l’étincelle d’un renouveau de la foi. Il est absolument impensable que l’esprit du peuple russe puisse être privé de foi, d’espoir et d’amour, que le contenu de cette foi soit d’inspiration orthodoxe, musulmane, bouddhiste ou juive.

Pourquoi l’idée-rêve de la Russie n’a-t-elle pas vu le jour plus tôt ?
2.1. — Ce n’est pas tout à fait le cas. Certains de ses éléments figurent déjà dans d’innombrables écrits de philosophes et de publicistes, mais aussi dans les allocutions du Président et d’autres dirigeants du pays.
2.2. — Quels sont les facteurs qui empêchent aujourd’hui de donner à cette idée-rêve une forme claire et cohérente, appelée par la suite à être constamment réactualisée de manière créative ?
2.2.1. — Il y a tout d’abord le fait que nous n’ayons pas encore pleinement défini notre identité. Notre Doctrine de politique étrangère a enfin reconnu une idée évidente et trop longtemps refoulée : nous sommes un État-civilisation. Malgré ce caractère d’évidence, une partie importante de notre société — et, en particulier, de ses élites — refuse de faire le deuil de son désir ancien, un désir que le temps a rendu monstrueux, rétrograde, ridicule : celui de vouloir « être Européens ».
L’expérience d’Alexandre Nevski, fondateur de notre culture stratégique nationale, a bien montré qu’il était tout à fait funeste d’opérer un choix civilisationnel exclusif, surtout en faveur de l’Occident. Une fois encore, il faut répéter que nous sommes une civilisation de civilisations absolument unique, enracinée dans le Nord-Est. Héritiers spirituels de la Grande Byzance, nous avons aussi emprunté, par souci de survie, des éléments de gouvernement politique au Grand Empire mongol fondé par Gengis Khan. Enfin, nous partageons avec les peuples eurasiens qui nous entourent un héritage scythe commun.
2.2.2. — Par ailleurs, et c’est là un point essentiel, aucune idée-rêve de la Russie ne peut être occidentale, si on désigne par cette expression l’Europe actuelle, avec ses élites consuméristes en voie de décomposition, ou encore les États-Unis, avec leurs axiomes moraux et idéologiques post-humains — dont, justement, une partie de l’élite et de la société américaines, suivant en cela la voie ouverte par Trump, tâche en ce moment même de s’émanciper. L’idée-rêve de la Russie ne doit pas non plus être de nature anti-occidentale, ce qui reviendrait, une fois encore, à persévérer dans le paradigme occidental en l’affublant simplement d’une valeur négative. Notre idée-rêve doit être une idée spécifique, élaborée de façon autonome.
2.2.3. — En outre, le vide idéologique actuel est parfaitement en accord avec le désir d’une fraction de notre élite, celle qui a toujours voulu que la Russie maintienne son cap vers l’Occident — parce que cette élite, ayant investi ou envoyé ses enfants faire leurs études en Occident, en dépend personnellement. Or, c’est ce vide même qui rend possible l’infiltration de l’idéologie libérale occidentale.
2.2.3.1. — L’absence de colonne vertébrale idéologique laisse nécessairement le champ libre aux idées et à l’esprit des autres. C’est ce qui s’est produit au début du XXe siècle, lorsque la foi en Dieu, le Tsar et la Patrie s’est érodée sous l’effet conjugué des erreurs des élites et des inégalités sociales, cédant la place au marxisme occidental et au nihilisme qui allaient prendre la forme du marxisme-léninisme. À la fin du siècle dernier, la foi dans l’idée communiste s’est à son tour érodée, après de longues années de relative pauvreté et de pénuries permanentes, au profit, cette fois, du libéralisme, de l’individualisme, de l’économisme, du culte de la consommation. Une fois de plus, ce tournant a précipité l’effondrement du pays.
2.2.4. — Un autre obstacle à l’idée-rêve de la Russie tient au fait que l’introduction d’une idéologie d’État, dont l’adoption serait rendue obligatoire pour les élites dirigeantes, heurte de front les couches sociales qui souhaiteraient prolonger les années 1990, extrêmement profitables pour elles, mais désastreuses pour le reste du pays et de sa population, prolonger ces années où « le fric l’emportait sur le bien », où l’enrichissement personnel était présenté comme la finalité de l’existence, où l’idéologie du détournement et du pillage régnait en maître, en lieu et place d’une idéologie du service du peuple et de l’État.
Marina Simakova Conformément à une représentation très répandue, Karaganov présente les années 1990 — autrement dit les années de formation du capitalisme russe contemporain — comme une période exceptionnellement difficile et traumatique pour l’immense majorité de la population du pays. Depuis une quinzaine d’années, Vladimir Poutine utilise également l’image des années 1990 comme un véritable repoussoir, une époque d’effroyable chaos et de violence généralisée, dont seuls lui-même et son cercle proche auraient réussi à tirer le pays, garantissant ainsi la stabilité économique à l’échelle nationale.
2.2.5. — Évidemment, il faut tenir compte ici du rejet viscéral de la pensée unique communiste imposée d’en haut et du ressentiment vis-à-vis des élites de l’Union soviétique tardive qui ont démontré leur incapacité à entreprendre les réformes économiques nécessaires, comme l’a fait la Chine de Deng Xiaoping — une incapacité qui venait en grande partie de cette même pensée unique.
2.2.6. — On ne saurait passer sous silence la lâcheté ou la paresse d’une partie considérable de la classe intellectuelle, incapable de remettre en cause ses « vérités » routinières — qu’il s’agisse d’ailleurs de vérités libérales ou communistes — ou terrifiée par cette seule perspective. C’est sans doute la raison la plus honteuse de l’absence de colonne vertébrale idéologique à l’échelle de la société et de l’État. D’ordinaire, on la dissimule derrière une série d’excuses et de prétextes, en soutenant par exemple que l’idée nationale doit venir d’en bas, de la société elle-même. C’est une idée aussi stupide que perverse. Les idées capables d’animer des peuples et des pays entiers viennent toujours des souverains, des dirigeants, des élites, parfois même, comme c’est le cas aujourd’hui, d’élites allogènes, d’orientation globaliste. Le communisme internationaliste ou le globalisme libéral ne sont pas sortis de la cuisse du peuple. Ces idées ont été conçues par des théoriciens de premier plan, puis enfoncées dans le crâne des populations par des moyens politiques et idéologiques. Et si des idéologies allogènes contaminent les sociétés, c’est uniquement parce que l’élite nationale ne peut ou ne veut définir la sienne propre. La bêtise et la paresse dégénèrent alors en trahison et infamie.
Marina Simakova On imaginerait difficilement thèse plus antidémocratique et élitiste que celle de Karaganov lorsqu’il affirme que les idéologies ont toujours et inévitablement pour sujet et pour auteur les élites nationales. À quelles fins entend-il priver ainsi les Russes de toute capacité d’action dans l’élaboration des idées et des significations politiques ?
Pour l’expliquer, on doit supposer que Karaganov tente ici de tracer sa voie en évitant deux modèles attachés à l’idéal démocratique : d’un côté, le modèle libéral associé à l’Occident, et de l’autre le socialisme soviétique — dans la mesure où le socialisme soviétique en tant que projet et les soviets eux-mêmes en tant qu’institution désignaient les masses comme le sujet de la vie politique.
En définitive, Karaganov aboutit à un rejet de la pensée démocratique, définie comme une pensée fautive. Ainsi, malgré tous ses efforts pour renoncer à la realpolitik et développer une idéologie d’État, il reste lui-même « réaliste » au niveau de ses représentations du social.
Plus bas, le point 2.2.9 propose une vision tout aussi antidémocratique, en disqualifiant la démocratie comme une forme de gouvernement inadaptée aux sociétés complexes. Karaganov ne justifie nulle part cette affirmation.
2.2.7. — À l’évidence, le chef de l’État — dont beaucoup de choses dépendent en Russie — hésite encore à abandonner certaines illusions du passé, celles des années 1980-1990. En parallèle, il reste attaché à l’idée que l’article 13 de la Constitution russe interdit l’idéologie. S’il en est vraiment ainsi, il suffit de réviser cet article. Surtout, la formulation de la Loi fondamentale est assez vague pour permettre, après un travail adéquat de préparation et de mise en application, d’imposer l’adhésion au Code du Russe à celles et ceux au moins qui entendent faire partie de la classe dirigeante et faire avancer le pays.
Marina Simakova L’objectif du rapport Karaganov ne consiste pas seulement à convaincre les sceptiques de la nécessité d’une idéologie d’État, mais aussi et plus largement à disqualifier ces craintes et à lever toute restriction formelle qui pourrait faire obstacle à son projet. Ce paragraphe aborde ici la plus importante de ces restrictions, explicitement formulée dans l’article 13 de la Constitution de la Fédération de Russie, qui consacre le pluralisme idéologique et la pluralité des partis. C’est bien cette disposition qui justifie, aujourd’hui encore, la participation (au moins nominale) de plusieurs partis aux élections législatives, alors même qu’il existe depuis longtemps un système de parti unique. Les restrictions posées par cet article sont encore plus nettes sur le plan idéologique : la Constitution russe ne se contente pas d’affirmer le pluralisme idéologique ; elle interdit purement et simplement la mise en place d’une idéologie étatique ou officielle.
En 2020, une série d’amendements a été apportée à la Constitution, suscitant un vif débat public. Les critiques et mouvements de protestation étaient à la fois motivés par le contenu de ces amendements (à commencer par l’élargissement des prérogatives présidentielles et la remise à zéro des mandats présidentiels de Vladimir Poutine) et par le fait même que le président s’autorise une telle ingérence dans la loi fondamentale du pays. Si ces amendements ont laissé intactes les dispositions relatives à l’idéologie d’État, ils ont créé un précédent unique : la possibilité de « corriger » la Constitution en fonction des besoins politiques du moment. Concrètement, ce précédent permet à Karaganov de s’adresser ici directement au président pour lui proposer une révision de l’article 13 de la Constitution légalisant la mise en place d’une idéologie d’État. Il est d’ailleurs significatif que Karaganov offre ici plusieurs portes de sortie, allant de la révision de l’article 13 à son contournement de fait — en désignant par exemple cette idéologie comme une idéologie de parti, et non pas d’État.
La Constitution prévoit : « Aucune idéologie ne peut s’instaurer en qualité d’idéologie d’État ou d’idéologie obligatoire ». Cela n’interdit en aucun cas qu’une idéologie soit SOUTENUE, ne serait-ce que par le parti au pouvoir. Un parti non seulement peut, mais DOIT avoir son idéologie propre, sans quoi il n’est plus un parti, mais un club d’intérêts privés. On lit plus loin : « Les associations publiques sont égales devant la loi ». Devant la loi, c’est entendu. Mais devant la conscience ?
Marina Simakova La légèreté avec laquelle Karaganov traite de ces enjeux constitutionnels n’est pas simplement le fruit des récents amendements. Elle est surtout la marque du scepticisme profond qu’inspirent tous les processus politiques et institutionnels aux principaux architectes du régime poutinien — ainsi que d’une forme de nihilisme juridique. Vladimir Poutine, de même, ne manque pas de rappeler d’allocution en allocution que les dispositions légales et les procédures institutionnelles sont secondaires par rapport aux questions de valeurs. On comprend donc aisément pourquoi ces mêmes « valeurs », en l’occurrence la morale et la spiritualité, sont les fondements de l’idée-rêve proposée par Karaganov.
Et, dernière chose, personne n’interdit ni ne peut interdire de promouvoir, de diffuser, voire d’imposer dès le jardin d’enfants, dès l’école, un Code moral et éthique du citoyen russe, cette même idée-rêve vivante de la Russie, que chaque personne est appelée à réaliser et incarner dès son plus jeune âge. Nous le répétons : ce Code ne doit pas être obligatoire pour tous, mais seulement pour celles et ceux qui souhaitent faire partie du cercle dirigeant de l’État russe.
2.2.7.1 — Quoi qu’il en soit, plusieurs raisons nous laissent penser que le mouvement est déjà bien enclenché. Au sortir de l’année 2024, les plus hautes sphères du pouvoir ont enfin commencé à évoquer la nécessité d’un « rêve pour la Russie ».
2.2.8. — Huitièmement, il faut compter avec la résistance, jadis ouverte et désormais plus insidieuse, qu’une partie de l’élite au pouvoir oppose à la formulation et à la diffusion d’une idée-rêve pour le pays. La classe dirigeante reste dominée par des économistes-technocrates et autres polit-technologues, qui font une œuvre utile, voire nécessaire, dans la gestion quotidienne de l’État, mais sont incapables de guider le pays et sa population vers de nouveaux horizons, d’assurer l’unité profonde, l’unité idéologique entre le peuple et le pouvoir, cette unité qui est plus que jamais indispensable à l’heure des combats dans lesquels s’engagent la Russie et le monde.
Marina Simakova Le fait que le régime poutinien s’appuie de plus en plus sur un corps d’élites technocratiques a été maintes fois signalé au cours de ces dernières années. On peut y rattacher le président du gouvernement russe Mikhaïl Michoustine, une série d’autres ministres ainsi que des loyalistes aux tendances libérales comme la présidente de la Banque centrale, Elvira Nebioullina.
Depuis le déclenchement de la guerre, on a également observé que les postes, responsabilités et portefeuilles ministériels étaient de plus en plus souvent attribués aux représentants de la génération suivante, les « trentenaires », qui partagent l’approche technocratique de leurs prédécesseurs. Les technocrates de Poutine sont prêts à mettre en suspens leurs sensibilités politiques ou éthiques afin d’affronter des problèmes considérables et de recourir aux expédients nécessaires dans des délais très courts.
L’un des technocrates que Karaganov a sans doute à l’esprit en écrivant ces lignes est Sergueï Kirienko, l’une des figures clefs de l’administration présidentielle. Agissant de préférence dans l’ombre, cultivant son image de technocrate discret, Kirienko a énormément fait pour la construction et la prospérité du régime poutinien, surtout dans le contexte de la guerre en Ukraine. Il a été à l’origine d’une série de programmes étatiques de développement et d’éducation visant à assurer la loyauté de diverses catégories de population envers le pouvoir — notamment une réforme du système de formation des gouverneurs. Il est désormais en charge non seulement de la politique intérieure, mais aussi des relations avec les « républiques populaires » autoproclamées de Donetsk et de Louhansk.
Le fait le plus évident sur le plan administratif est que, dans la longue liste des départements de l’Administration présidentielle, il n’en existe aucun qui soit spécialement chargé de l’idéologie, de la production de sens et de slogans pouvant faire prospérer le pays, la société, ses citoyens. Le terreau de toute idéologie, son orientation, son socle émotionnel sont autant de choses qui se cultivent — ou « s’apprêtent », comme les artistes disent qu’ils enduisent une surface d’un apprêt — avec toutes les ressources de l’art. C’est d’abord un état d’esprit, une aspiration, un désir, avant même de mettre au point des formules plus explicites qui sont toujours, et il faut bien en avoir conscience, moins cruciales dans la pratique que les émotions de fond.
À ce jour, nous n’avons toujours aucune politique culturelle claire. Nous pouvons néanmoins nous réjouir de la voir émerger par le bas, du quotidien militaire, de l’héroïsme ordinaire, de la compréhension croissante, bien qu’encore imparfaite, de ce que nous sommes.
2.2.9. — L’un des grands motifs d’hésitation quant à la nécessité d’une idéologie d’État tient à la définition incomplète de notre système politique. Enfermés dans le paradigme intellectuel et politique importé d’Occident, nous nous obstinons à croire que notre idéal est la république démocratique. Ce faisant, nous oublions que les démocraties des époques passées ont toujours fini par mourir, pour mieux renaître ailleurs et mourir à nouveau — en emportant très souvent le pays tout entier dans leur chute. La démocratie n’est pas une forme de gouvernement adaptée à des sociétés complexes. Elle ne peut subsister que dans un environnement extérieur favorable, en l’absence de grands défis et de rivaux puissants. Enfin, et contrairement à l’idée répandue, la démocratie n’assure pas la souveraineté populaire.
La seule démocratie à l’avoir fait était la démocratie directe aristotélicienne, dont on rappelle qu’elle excluait les femmes et les esclaves de l’ensemble du processus de décision. Dans les sociétés étendues et complexes, ce que l’on appelle aujourd’hui une « démocratie » n’est que la forme la plus efficace de gouvernement d’oligarchies et/ou de ploutocraties sans visage et, bien souvent, extranationales.
2.2.9.1. — Dans les démocraties, on vote pour ses égaux, ce qui signifie que l’on ne vote pas pour les meilleurs. La démocratie est l’antithèse de la méritocratie, comme le montrent chaque jour les élites américaines et, plus encore, les élites européennes. La propagande occidentale a abruti sa propre population pendant si longtemps que, pour être élu, il faut désormais se modeler sur son image.
2.2.10. — Rappelons une fois encore ce fait, qui semble parfaitement évident mais n’est jamais répété ni contesté — puisque qu’il est aussi difficile de le contester que de se défaire des anciens stéréotypes : les républiques grecques ont été remplacées par des despotismes ; la république romaine par l’empire ; les républiques de l’Italie du Nord par des monarchies.
Guillaume Lancereau Ce fait semble si peu incontestable qu’il suffit de rappeler qu’il n’a jamais existé de « républiques grecques ». Quant à l’idée voulant qu’une forme de régime soit disqualifiée par sa chute, elle peut aisément être renversée : l’effondrement du tsarisme en 1917 disqualifie toute forme de gouvernement autoritaire et impérial ; voilà donc la Russie de Vladimir Poutine elle-même disqualifiée.
On se souvient des républiques de Novgorod et de Pskov. La république française a été enterrée par l’empereur Napoléon. Nous aurions tort d’oublier ce qu’a valu à la Russie la révolution démocratique de février 1917. La démocratie de Weimar a conduit à l’Allemagne hitlérienne, à laquelle se sont soumis presque tous les pays démocratiques d’Europe. La Grande-Bretagne y a échappé grâce au courage de Churchill, mais surtout à l’hyper-erreur stratégique d’Hitler, qui décida d’attaquer l’Union soviétique, dotée d’une population prête à se battre jusqu’au bout et d’un pouvoir super-autoritaire.
En Europe, la résistance à Hitler n’a été le fait que des Grecs, des Yougoslaves et d’une poignée de Français et d’Italiens. Tous ces résistants étaient des communistes, que les « démocrates » dirigés par des ploutocraties ont combattus avant la guerre, et finalement vaincus après la victoire.
Guillaume Lancereau Au lieu de « démocraties dirigées par des ploutocrates » ou de « démocraties ploutocratiques », le texte original lit bien : « des démocrates dirigés par des ploutocraties ». Dans le paragraphe précédent, nous avons également conservé les préfixes « hyper » et « super » choisis par l’auteur.
Il ne faut pas non plus oublier notre propre expérience des années 1990, dont nous continuons à payer le prix. C’est un véritable miracle si nous avons échappé à la mort en 1999, lorsque le Très-haut a pris pitié de la Russie et nous a permis de remonter la pente, en renforçant les éléments autoritaires du système de gouvernement et en étouffant ou en domptant l’oligarchie — au moins jusqu’à un certain point.
2.2.10.1. — Si on a tant cherché à imposer le modèle démocratique à la Russie, à la Chine et à d’autres, c’était uniquement pour nous affaiblir et nous soumettre, après avoir acheté nos classes politiques et, à travers elles, soumis nos pays à l’oligarchie mondiale. Dans le monde sur-turbulent qui s’annonce, le seul pays susceptible de rester « démocratique » au sens où on l’entend actuellement est les États-Unis. Ce pays est né sous la forme d’une république aristocratique directement contrôlée par l’oligarchie et la franc-maçonnerie de l’époque. L’État profond de l’Amérique ne se connaît pas d’acheteur — si ce n’est lui-même. Aussi complexes et contradictoires que soient les processus d’achat et de vente, ils ont lieu malgré tout au sein même du pays. La forme démocratique de gouvernement est profondément inscrite dans le caractère national des Américains. S’ils en étaient privés, leur pays n’y survivrait sans doute pas. De surcroît, les États-Unis sont bien un État insulaire, entouré de voisins faibles.
2.2.10.2. — Le hasard de l’histoire — en l’occurrence, leur victoire à peu de frais dans la Seconde Guerre mondiale — a voulu que les États-Unis deviennent un empire global. Mais ils cèdent aujourd’hui du terrain. La fraction globaliste de l’oligarchie dirigeante s’efforce de lutter contre ce retrait, mais elle n’a pas pu empêcher les États-Unis de quitter l’Afghanistan, le Proche et le Moyen-Orient ou encore l’Europe.
Tous les présidents à venir vont poursuivre ce retrait à un rythme plus ou moins soutenu, car endosser la responsabilité d’un espace sans avoir la possibilité d’y exercer une domination totale et sans partage est un choix trop coûteux, pour de trop maigres profits. Or, les États-Unis ne restaureront pas leur domination sans écraser la Russie, qui a elle-même sapé l’unique fondement de la puissance des Européens : leur supériorité militaire, sur laquelle reposait depuis cinq siècles leur pillage et l’imposition universelle de leur culture comme de leur système politique.
2.2.10.3. — Les États-Unis ont aujourd’hui l’opportunité de se retirer, de se replier sur eux-mêmes. Ce n’est pas le cas de la Russie. Au cours des années 1980-1990, nous avons essayé de renoncer à notre identité pluriséculaire, de cesser d’être ce que nous avions été depuis le franchissement de l’Oural : un État-civilisation et un empire. On connaît le résultat de cette tentative d’endosser le costume d’une démocratie. Nous avons failli disparaître et commençons à peine à nous extirper de l’abîme. C’est ce même combat contre l’Occident, prompt à exploiter chacune de nos faiblesses, qui se poursuit sur le champ de bataille en Ukraine. L’Occident profite de chacune de nos hésitations, qu’il perçoit, et en partie à bon droit, comme le prolongement de cet affaiblissement passé.
2.2.11. — Tout cela ne revient pas à un rejet total des processus démocratiques, y compris dans le cas de la Russie actuelle. Il ne peut exister de société sans interactions ou effets de rétroaction politiques. La difficulté tient au fait que, dans les soi-disant démocraties, ces mécanismes de rétroaction ont tout simplement cessé de fonctionner, ne laissant que l’illusion de leur efficacité passée. Nous devons, au contraire, garantir une mise en œuvre concrète de ces mécanismes dans notre propre société, sous peine de rompre les liens du pouvoir politique avec la réalité — ce qui nous serait fatal. Il faut toutefois reconnaître que ces mécanismes exigent une certaine dose d’autoritarisme afin de contenir dans un cadre strict les oligarchies que le capitalisme ne manque jamais de générer.
Marina Simakova En désignant l’autoritarisme comme la seule forme de régime possible et appropriée en Russie, Karaganov reconnaît indirectement la nature autoritaire du régime tel qu’il existe aujourd’hui. Cette affirmation vise du même coup à désamorcer toute critique du régime poutinien comme régime autoritaire, puisque Karaganov nie que la démocratie soit une forme de régime viable.
Tout d’abord, affirme-t-il, les institutions démocratiques ne garantiraient pas nécessairement d’effet retour entre le sommet et la base — raison pour laquelle il oppose plus loin l’autonomie locale aux institutions libérales-démocratiques. Deuxièmement, ces institutions créeraient supposément un milieu propice à la prolifération de l’oligarchie. L’objectif ici n’est pas tant d’ébaucher une stratégie précise que de légitimer le pouvoir en place, soucieux depuis les années 2010 de maintenir un contrôle politique total sur l’oligarchie russe — essentiellement par l’intimidation, à coups de procès spectaculaires ou de nationalisations partielles d’entreprises. Le résultat en a été un gain moins économique que politique : non pas tant la régulation du marché et la redistribution des revenus, mais la loyauté totale et absolue des représentants actuels du grand capital.
2.2.12. — Si elle entend continuer à exister comme un État-civilisation, immense, relativement peu peuplé, souverain dans ses frontières naturelles, la Russie ne peut pas être une démocratie au sens actuel du terme. C’est là son histoire et son destin. Nous pouvons et nous devons incorporer au système de gouvernement des éléments démocratiques, surtout au niveau local, municipal ou régional — au niveau, en somme, des zemstva — où la démocratie peut être directe et où elle fait manifestement défaut. Telle est bien l’échelle où naissent et se forment les citoyens responsables.
Marina Simakova Ici, l’idée de souveraineté glisse du domaine culturel vers celui de l’autonomie locale. Ainsi comprise, elle ne relève plus seulement des questions relatives au pays, mais bel et bien d’une démarche idéologique. En Russie, les zemstva — l’ancienne appellation des organes d’autonomie locale — ont une longue histoire. Leur création est intervenue en 1864, trois ans après l’abolition du servage. Elle a été pensée par les autorités comme une invitation faite à la noblesse, privée de ses privilèges de classe, à s’investir plus activement dans la vie politique. Assez rapidement, les zemstva remplirent des fonctions plus sociales que politiques, notamment l’organisation des services sanitaires et éducatifs au niveau local. Si les zemstva ne comptaient pas seulement des nobles parmi leurs rangs, leur système électoral maintenait une distinction entre diverses strates sociales, ce qui explique leur suppression en 1918 dans le courant de la Révolution. Les accomplissements de cette institution ont été diversement appréciés, mais il est clair qu’une référence explicite aux zemstva en 2025 doit être lue comme une énième manifestation de sympathie de l’élite russe contemporaine pour la Russie prérévolutionnaire et, à l’inverse, de sa détestation du pouvoir soviétique des premières années.
Il faut par ailleurs signaler qu’au moment du durcissement du régime, dans le contexte des manifestations de 2011-2012, la participation politique à l’échelle locale est devenue l’une des rares options légales offertes à l’opposition. Certains de ses représentants ont popularisé la figure du député municipal, la rendant ainsi attrayante pour des jeunes citoyennes et citoyens de 20 ou 30 ans, qui concevaient l’engagement à l’échelle locale comme une forme de militantisme. Il n’en reste pas moins que, dans les années 2020, les candidats d’opposition ont fait l’objet de pressions sans précédent et que l’écrasante majorité des sièges est allée aux représentants du parti au pouvoir Russie unie.
Sans doute la proposition de Karaganov tient-elle compte de ce contexte. Elle a pourtant ceci de paradoxal qu’elle contredit la nouvelle loi sur l’autonomie locale signée par le président en mars 2025, qui permet de transférer les compétences des organes locaux aux autorités régionales, c’est-à-dire de concentrer progressivement à un seul niveau des fonctions auparavant réparties entre deux échelons.
2.2.13. — Il faut également s’assurer d’un renouvellement régulier de la classe politique, y compris au sommet du pouvoir. Dans un État autocratique, l’élite dirigeante finit toujours par céder à l’apathie ; les hautes sphères, quant à elles, perdent facilement toute notion des réalités du pays et multiplient alors les décisions inappropriées et les erreurs.
Évidemment, ce renouvellement ne doit pas avoir lieu tous les 4 ans, ni même tous les 6-7 ans. Rien d’ambitieux ne peut être accompli en un temps si court dans notre monde visqueux, plein d’inertie. Même aux États-Unis, qui bénéficient d’une longue tradition démocratique et d’une puissante continuité du pouvoir, le cirque électoral perpétuel est clairement un obstacle à toute gestion adéquate du pays.
Ce qui précède n’est en aucun cas un appel à remettre en cause le pouvoir suprême en Russie, surtout en ce moment de crise extérieure aiguë, qui durera encore de longues années. Mais la rotation des élites au pouvoir n’en est pas moins une condition sine qua non de notre succès. Peut-être dans le cadre d’une modernisation du système politique, qui garantirait une transition du pouvoir suprême à la fois transparente, régulière et électoralement validée.
2.2.14. — Le fait que la Russie soit un empire, et même un État-civilisation, ne doit pas être un motif de honte, d’autant plus que notre pays se distingue radicalement des empires occidentaux. Au cours de leur expansion, la Russie, son État et son peuple ont essentiellement intégré les peuples annexés, au lieu de les écraser ; ils les ont incorporés et se sont incorporés à eux. Ce fait s’explique notamment par les faibles densités de population : ces peuples étaient considérés comme des ressources humaines, précieuses sur le plan démographique, mais aussi fiscales, avec le yassak, tribut payé en fourrure. Quant à l’époque soviétique, la RSFSR portait économiquement l’ensemble de ses « colonies ».
Notre singularité est donc un fait historique. Ses traits sont ceux d’un peuple polyethnique qui a su conserver son identité propre, uni par des normes morales partagées, cimenté par la langue et la culture russes — les Russes, le peuple russe, principal créateur de notre État ; un peuple jamais oppresseur, toujours soucieux de préserver et de faire prospérer les cultures de toutes les ethnies vivant en Russie. Cela nous donne le droit de prétendre au titre d’État-civilisation, et même de civilisation de civilisations, sans que cette appellation soit un prétexte ou une source d’illusions face à la modernité à venir, au sens globaliste du terme. Bien au contraire, nous plions les logiques du monde contemporain à notre singularité, en traçant notre propre voie et en espérant qu’elle inspirera d’autres pays.
Nous sommes un empire de type asiatique, chinois ou indien. Certes, il ne faut pas oublier que les empires s’affaiblissent ou succombent lorsqu’ils s’aventurent au-delà de leurs frontières naturelles, comme cela a été le cas des empires européens, de l’URSS avec son internationalisme communiste, et des États-Unis aujourd’hui. D’un autre côté, pour les grands États, l’empire est la forme naturelle de développement, et même de survie — d’autant plus que, dans les empires normaux, tous les peuples sont égaux en droits.
2.2.15. — Si nous reconnaissons enfin l’évidence, à savoir le fait que la Russie est un État-civilisation, une civilisation de civilisations et un empire d’une sorte spécifique, de la meilleure sorte, de notre point de vue (et c’est le seul point de vue qui compte pour nous), alors nous devons admettre du même coup que ledit empire ne peut avoir une constitution politique démocratique de type occidental, indépendamment même du fait que les démocraties sont incapables de survivre dans un milieu hautement concurrentiel. La majorité ne choisit quasiment jamais, sauf peut-être quand des missiles nazis Vergeltungswaffe lui tombent dessus, de sacrifier délibérément son bien-être immédiat au nom de grandes visions stratégiques. Même si la survie du peuple et de l’État dépend directement de leur réalisation. Pour la Russie, la seule voie naturelle est celle d’une démocratie dirigée, avec de fortes composantes autoritaires.
2.3. — Nous n’appelons pas nécessairement à l’abrogation de l’article 13 de la Constitution, bien qu’elle serve de prétexte ou d’excuse à toutes les formes de paresse, de lâcheté et de stupidité. Cet article peut aisément être contourné : il suffit de définir l’idéologie d’État comme un « rêve vivant pour notre pays » ou, en version courte, un « Code des Russes ». Croire dans le rêve de la Russie, la prendre pour guide, s’efforcer de bâtir un pays et un « monde dans lequel on voudrait vivre », voilà quelque chose de bien plus simple, agréable et efficace que de subir des examens en communisme scientifique sans en croire un seul mot. Ou de vivre sans la moindre idée de l’édifice que nous bâtissons, comme c’est souvent le cas aujourd’hui.
2.4. — Dans l’un des territoires de l’ex-URSS, l’Ukraine, la couche dirigeante, soucieuse de s’émanciper d’un voisin plus puissant culturellement, spirituellement et économiquement, la Russie, a développé sa propre idéologie d’État avec le soutien massif de l’Occident. À l’origine, elle s’exprimait sous la forme : « L’Ukraine n’est pas la Russie ». Puis, cette formule s’est simplifiée en « anti-Russie », avec des éléments de néo-nazisme.
On peut et on doit condamner cette idéologie et la politique qui s’en revendique. Il faut cependant reconnaître qu’elle a fonctionné : elle a tourné contre la Russie une partie des populations russes ou proches de la Russie, à tel point qu’elles ont fini par se placer au service de nos ennemis. Andrii Boulba lui-même avait trahi sa Patrie, sa famille et ses camarades par amour d’une belle Polonaise.
Guillaume Lancereau Dans le roman de Gogol, Tarass Boulba (1843), l’un des fils du héros, cosaque ukrainien en lutte contre l’armée polonaise, passe effectivement à l’ennemi par amour d’une jeune femme.
Après l’effondrement de l’URSS, l’élite arrivée au pouvoir dans cette région de la Russie que l’on appelait « l’Ukraine » a trahi son pays et son peuple. Sous les encouragements d’un Occident prêt à accepter complaisamment sa vénalité et sa corruption, elle a cédé au mythe idéologique affirmant que « l’Ukraine, c’est l’Europe ». Ensuite, une part notable de la société a imité cette classe dirigeante, comblant son propre vide idéologique par la russophobie et l’ultranationalisme. Et l’europhilie. Quoique, si l’on compare les niveaux de développement culturel, les territoires ukrainiens sont bien moins « européens » que les territoires grands-russes. Rappelons que ces territoires n’ont donné à l’Europe et au monde aucune figure historique de rang mondial. Je n’ai pas l’intention d’offenser les habitants d’un pays meurtri par la guerre. Ce pays nous a donné des écrivains, des chanteurs, des artistes, d’autres créateurs de qualité.
Guillaume Lancereau Ici, comme ailleurs dans le texte (notamment la citation « L’Ukraine, c’est l’Europe »), Karaganov utilise un mot ukrainien (pys’mennyky) pour parler des « écrivains », au lieu du terme russe (pisateli). Il faut y voir une manière de folkloriser et dénigrer les écrivains ukrainiens, en réservant ce terme, dans son sens plein et culturellement légitime, aux seuls écrivains russes.
L’élite poutinienne est coutumière de ce procédé rhétorique, que l’on retrouve par exemple dans l’usage du mot nezaležnost’, décalque de l’ukrainien nezaležnist’, pour désigner les velléités d’« indépendance » de l’Ukraine — par définition inauthentique, incomplète et illégitime selon le pouvoir russe — là où le terme russe désignant l’indépendance (nezavisimost’) s’applique à n’importe quel autre pays.
Mais cela ne change rien au fait : tous les Ukrainiens qui ont accompli quelque chose de remarquable l’ont fait en travaillant ou en vivant dans l’empire russe ou soviétique.
L’Ukraine est un exemple particulièrement significatif de l’efficacité des idéologies d’État —même, en l’espèce, lorsque cette idéologie agit au détriment de son propre peuple. Elle démontre du même coup qu’il y a un danger bien réel à laisser s’installer un vide idéologique. Dans le cas ukrainien, il a été facile de concevoir et d’implanter cette idéologie, puisqu’elle ne visait qu’à détruire et éradiquer, au lieu de construire. Rien de plus simple que le vieux rêve consistant à croire qu’il suffit de tuer son voisin pour que tout aille mieux du jour au lendemain. En revanche, on ne peut rêver de bâtir, d’édifier, qu’à condition d’avoir un véritable projet. Nous voyons donc, avec l’exemple ukrainien, à quel point une idéologie mobilisatrice peut devenir une puissante source d’énergie.
La diffusion de la culture — ou plutôt du culte — du nihilisme en Occident est un autre exemple éloquent de remplissage d’un vide idéologique. Sa prolifération est aussi logique qu’attendue. Elle s’explique par la disparition du mode de vie et de l’éthique protestants qui avaient été le socle idéologique des États anglo-saxons et germano-scandinaves depuis leur constitution en tant que nations, et jusqu’au milieu du siècle dernier.

Les composantes idéologiques de l’esprit des Russes, du rêve de la Russie
3.1. — Précisons d’emblée que le Code du Russe, dans la version abrégée que nous présentons à la fin de ce texte, doit refléter l’expérience et le savoir des générations précédentes, qui se sont illustrées par des trésors d’héroïsme et de passion. Les dates de ces différents exploits peuvent et doivent devenir les « points de départ de la fierté nationale commune ».
Nous devons nous en inspirer et nous en souvenir, sans chercher à les imiter. Il nous faut créer du nouveau, à la hauteur du formidable exemple de nos ancêtres. Ni ressusciter le passé, ni nous accrocher à tout prix au présent, mais ouvrir la voie du monde futur en nous appuyant sur l’expérience accumulée.
3.2. — Ce monde à venir s’annonce plus changeant et périlleux que jamais. Il offre cependant à notre pays et à notre société des opportunités considérables de victoire politique. Rappelons en quelques mots ses principales propriétés, auxquelles doivent répondre notre idée-rêve ainsi que la politique étatique et sociale et le comportement civique qui en découlent.
3.3. — Comme nous le disions, à mesure qu’elle rend la vie de l’être humain plus confortable, la civilisation moderne détruit aussi bon nombre des fonctions qui font de lui un humain. Il n’a plus besoin de savoir compter ni d’entretenir sa forme physique — dont dépend pourtant en grande partie son état moral. Les flux informationnels entravent l’une des capacités essentielles qui font de l’humain un humain : la capacité et le besoin de réfléchir, de penser, de se souvenir, de s’orienter dans l’espace. Une pornographie omniprésente se substitue à l’amour. La majorité de la population a oublié jusqu’à la sensation de la faim, ce qui n’est pas un mal en soi, mais conduit inévitablement à un relâchement. La civilisation contemporaine prive l’homme du besoin de vivre en famille. Les enfants n’incarnent plus l’espoir d’une vieillesse harmonieuse et prospère, mais un fardeau pénible et une responsabilité superflue. On voit enfin disparaître jusqu’à la nécessité de lutter pour son milieu vital, sa Patrie.
La civilisation occidentale contemporaine, qui domine encore malgré son déclin, a cédé au scepticisme et au nihilisme, niant l’un après l’autre les principes supérieurs de l’humain, de la morale, de Dieu. Le capitalisme contemporain, avec son culte de la consommation infinie, transforme l’humain en un consommateur sans âme. Dans l’ensemble, la tendance qui se dessine est celle d’une dégradation de l’humain, rendu à son état animal.
Malgré toutes les promesses de nouvel « âge d’or » et d’accroissement sans précédent de la puissance humaine grâce au développement d’internet, le résultat n’est qu’une dégradation, chaque jour plus évidente, de l’humain lui-même.
Comme à d’autres époques, notamment lorsque l’Empire romain tardif était sur le point de s’effondrer, c’est l’ignoble qui commence à prédominer en l’Homme. On assiste à une remise en cause universelle des valeurs humaines normales : l’amour entre un homme et une femme, l’amour pour ses enfants, les valeurs familiales, le patriotisme, le respect de l’histoire. Tous ces principes sont remplacés par des valeurs et des modèles de comportement inhumains ou posthumains : le LGBTisme, l’ultra-féminisme, le transhumanisme, et ainsi de suite. Une lecture religieuse y verrait le signe d’une marche à grands pas vers le règne de Satan, du Sheitan.
3.3.1. — En Occident — mais pas seulement — les élites libérales-globalistes, incapables de relever les défis présents, à commencer par le changement climatique et l’essor inédit des inégalités sociales, ont développé au cours des trente dernières années toute cette série de « -ismes ». Leur objectif : briser la volonté de l’être humain, détourner l’attention sociale de leur incapacité — et même de leur réticence — à résoudre tous ces problèmes que le modèle sociopolitique existant doit nécessairement aggraver.
3.3.2. — La deuxième étape a consisté à exporter tous ces « -ismes » dans d’autres pays, d’autres civilisations, afin de les affaiblir. Jusqu’à maintenant, la Russie a contenu cette tendance, mais les motifs fondamentaux de l’apparition de ces « -ismes » sont aussi à l’œuvre au sein de notre société. Nous devons continuer à leur barrer la route en prenant pour base idéologique et pratique la lutte pour l’Humain dans l’Homme et pour le principe divin qui est en lui, sous peine de nous dégrader à notre tour en tant que nation, peuple, pays et civilisation.
3.4. — Nous n’avons pas encore porté au rang de credo, d’objectif de politique nationale, cette défense de l’humain dans l’Homme. C’est presque d’instinct que nous nous défendons contre toutes les tentatives d’ébranler notre société. Mais cette résistance suffit à enrager l’Occident, à commencer par sa fraction européenne, et à justifier la guerre d’anéantissement déclenchée contre nous. Une stratégie purement défensive se révèle toujours inefficace à long terme, tant sur le champ de bataille que dans la lutte idéologique. Il est manifestement temps d’ériger la préservation de l’humain dans l’homme en idée nationale. Nous devons cesser de nous défendre pour passer à l’offensive et promouvoir ce credo. Dans cette lutte, nous avons potentiellement à nos côtés la majorité de l’humanité — et peut-être même la majorité du monde occidental.
La défense combative des valeurs humaines doit devenir une partie intégrante de l’idée-rêve vivante de la Russie, pour nous comme pour le monde entier. En même temps, nous n’avons plus le droit d’agir en simples épigones. Même après l’instauration du pouvoir absolu de l’État Russe, nous avons continué à nous tourner par réflexe vers les Grecs, auxquels nous devions, sans aucun doute, une part considérable de notre culture. Par la suite, à partir de l’époque de Pierre le Grand, nous nous sommes mis, par nécessité, à imiter tout ce que faisait l’Occident, en négligeant du même coup notre propre identité. Si nous avons su en tirer profit, ce qui nous a rendus plus forts a été notre capacité à combiner le meilleur de ces apports extérieurs avec toute la grandeur de notre propre culture.
Nous avons à offrir au monde une conception de la justice et de l’égalité des chances dans les relations internationales, du retour en force des grands États-nations et de la solidarité mondiale conçue comme une communauté d’intérêts. Ce faisant, nous ne devons toutefois pas oublier que nous sommes un peuple animé d’une mission, et non un peuple-messie : les responsabilités, les coûts et les motifs de tentation sont trop élevés. Dieu veuille que personne n’ait plus jamais la prétention de se rêver en peuple-messie !
3.4.1. — Il faut aussi comprendre que la civilisation occidentale contemporaine, profondément ancrée en nous, est fondée sur une exagération contre-nature de l’individualisme. Or, l’Homme est un être social. Or, tous les êtres sociaux qui existent dans la nature ne peuvent vivre une vie normale qu’à condition d’établir une certaine hiérarchie, grâce à laquelle chacun d’entre eux possède quelque chose d’aussi important, voire de plus important, de plus essentiel encore que sa propre satiété ou même sa vie. C’est pourquoi l’être humain n’a pas su et ne saurait prospérer hors de la famille, de la société, de la nature, de la nation. Et sans se mettre à leur service. L’idée du service est l’essence de tous les codes moraux et de toutes les religions. Y compris celle du christianisme. Rappelons que le Christ s’est sacrifié pour le salut de toute l’humanité. Et pourtant, ce sont aujourd’hui les pays occidentaux, autrefois chrétiens et désormais de plus en plus post-chrétiens, qui entretiennent ce culte de l’individualisme et du consumérisme.
Répétons-le donc : le service rendu à la famille, à la communauté, au pays, à l’État et à Dieu est le trait commun de toutes les grandes religions. Même sans croire en Lui, il est impossible de nier cette vérité, si Vous êtes un Humain. Certains s’efforcent pourtant de la nier, ce qui est l’une des principales causes de la maladie de la civilisation contemporaine.
3.5. — La Russie, avec sa tradition de solidarité et de communauté, largement héritée des nécessités de survie dans des conditions climatiques (nous sommes un peuple septentrional) et géopolitiques difficiles, ne peut, ni ne doit, céder à l’influence corruptrice de la civilisation contemporaine, au culte occidental de l’individu et du consommateur écervelé — et il n’est pas inutile de rappeler en passant que nous ne sommes pas un peuple suffisamment nombreux pour pouvoir nous permettre le luxe d’une psychologie individualiste.
Guillaume Lancereau Au déterminisme climatique s’ajoute donc un déterminisme démographique, suivi, dans les lignes qui suivent, d’un déterminisme génétique. L’auteur suppose donc que le froid pousserait inévitablement les membres d’une population à se serrer socialement et politiquement les uns contre les autres (ce qui est une transposition du monde de la survie biologique à celui de la vie en collectivité) et qu’un pays à relativement faible population (nous parlons bien de 144 millions d’habitants) ne pourrait pas survivre si ses membres développaient un sens accru de leur existence et de leur valeur individuelles. Rappelons seulement que les pastèques poussent très bien à Krasnodar, qu’il fait régulièrement plus de 40 degrés l’été à Elista, et qu’il n’existe aucun pays, dans l’Europe à « psychologie individualiste », dont la population dépasse celle de la Russie.
Être un citoyen russe à part entière signifie donc servir sa société, sa famille, sa patrie, son État. Si on n’a pas d’autre ambition que celle de se servir soi-même, on ne peut ni ne doit s’attendre à un quelconque respect ou à aucune forme de reconnaissance sociale. L’idée-rêve vivante de la Russie doit générer une nouvelle forme de solidarité à l’intérieur du pays et à l’échelle internationale, où il est proprement impossible de résoudre les défis posés à l’humanité sans travailler de concert.
Le modèle ici proposé n’est pas celui de la multilatéralité à l’occidentale, mais celui de la communauté, de la coopération, de la solidarité, proche du profil génétique de la majorité des civilisations asiatiques. Nous n’avons pas oublié la thèse du destin commun de l’humanité, officiellement mise en avant par la Chine. L’un des postulats fondamentaux du confucianisme est bien l’idée que « l’homme vertueux » ne peut s’épanouir sans coopérer avec les autres.
3.5.1. — Ceci dit, il ne s’agit évidemment pas de priver les citoyens de toute latitude dans leurs choix, y compris de leur droit de choisir l’individualisme et le service exclusif de leur propre personne, tant qu’ils payent leurs impôts et respectent la loi. Mais ils doivent bien comprendre que la voie qu’ils choisissent est celle d’une trahison de soi, d’inspiration libérale.
3.6. — Au cours des nombreuses décennies où nous avons évolué dans le chenal des idées occidentales, nous avons condamné le modèle oriental-collectiviste de production et le « despotisme » oriental. Mais ces deux types de production et de gouvernement ont été dictés par les nécessités de la survie dans des conditions difficiles.
Les conditions qui se présentent à nous aujourd’hui s’annoncent aussi rigoureuses, en dépit de progrès technologiques vertigineux.
3.7. — La radicalisation d’enjeux globaux tels que le changement climatique, les pénuries alimentaires, la rareté de l’eau, les migrations et les épidémies devient toujours plus évidente. Une nouvelle course aux armements est en cours et s’annonce profondément déstabilisante. Pour le moment, au lieu de résoudre ces défis, on préfère détourner l’attention vers des « agendas verts » et des pseudo-valeurs, tout en reportant la responsabilité de leur résolution sur les producteurs, au lieu des sur-consommateurs.
Pour affronter ces enjeux, il faut agir ensemble, solidairement, dans la coopération constructive, et non dans la concurrence, la guerre de tous contre tous pour une part aussi grande que possible du gâteau. Telle est pourtant l’essence de la civilisation occidentale. On en conclut donc que la solidarité russe est la réponse adéquate aux exigences et aux attentes du monde actuel comme de celui de l’avenir. Elle doit devenir la principale composante de l’image d’un « monde dans lequel on pourrait vouloir vivre », une image à offrir non seulement à notre peuple, mais à l’humanité tout entière.
3.8. — Il en va de même pour un autre trait du caractère national, de l’esprit des Russes : l’aspiration à la justice, dans un monde que le capitalisme contemporain et l’impérialisme libéral des pays d’Occident rend toujours plus injuste. De manière générale, si l’Occident comprend le progrès social comme la multiplication des biens matériels et des libertés souvent éphémères (selon l’idée que, si quelque chose d’interdit hier est autorisé aujourd’hui, alors nous sommes en route vers un avenir lumineux — et c’est ainsi que l’Occident anéantit jusqu’aux tabous issus des mécanismes de préservation de l’espèce humaine, au nom d’une illusion de progrès), la Russie, comme la Chine, d’après toutes les apparences, conçoit le progrès comme l’augmentation du niveau de justice dans la société. La justice dans l’acception russe du mot : « que chacun renonce à travailler à son bénéfice exclusif, mais que tout ce qui est réalisé par quelqu’un ou quelques-uns puisse devenir un bien commun ». C’est pourquoi, malgré une abondance et des possibilités techniques sans comparaison avec celles de l’époque soviétique, beaucoup d’entre nous ont le sentiment que l’histoire a rebroussé chemin et que nous n’avons pas pris la bonne voie — ou, du moins, que nous avons erré sur le mauvais chemin pendant des dizaines d’années.
Aujourd’hui, à l’heure des grands défis, notre peuple ressent un besoin particulièrement aigu de justice, dans le sens le plus large du terme — un besoin de vérité, d’unité, de juste récompense des héros et de châtiment rigoureux des traîtres et des ennemis. Dieu merci, nous commençons enfin à répondre à ce besoin.
La défense de la justice sociale et politique est une autre composante du rêve des Russes, parfaitement alignée sur leurs valeurs essentielles. Il faut toutefois se garder de pousser ce trait national jusqu’à l’autodestruction. Souvenons-nous de « l’internationalisme prolétarien » qui a tant coûté à notre pays et à notre peuple. Ou encore de l’égalitarisme socialiste qui étouffait toute initiative individuelle.
3.8.1. — Que devons-nous faire, face à des inégalités sociales si criantes, bien qu’en diminution constante, en grande partie grâce à la guerre ? Nous devons nous diriger résolument vers un modèle économique de capitalisme national-social, lequel est en grande partie inscrit dans l’histoire du capitalisme russe. Rappelons-nous du mécénat, de la charité, de ce qu’on appellerait aujourd’hui le socialisme d’entreprise, pratiqué dans les entreprises des vieux-croyants russes, parmi lesquelles on trouvait la plupart des grandes fortunes. Leur credo tenait en deux mots, formulés plus tard par Riabouchinksi : « la richesse oblige ».
Guillaume Lancereau Il n’est absolument pas besoin d’aller chercher ici une tradition typiquement russe. L’idée que la fortune « crée des devoirs » figure dans de nombreux textes réformistes ou socialistes-utopiques du premier XIXe siècle européen. Elle est exposée en ces termes chez le créateur du positivisme Auguste Comte.
Ces deux mots résumaient toute la mission du propriétaire russe aisé, fondée sur l’éthique du travail et la vision du monde des vieux-croyants russes.
Il ne reste plus à l’État et à la société qu’à favoriser ce modèle ou d’autres modèles proches. Et, bien sûr, à condamner moralement, si ce n’est administrativement et juridiquement, le consumérisme ostentatoire, surtout lorsqu’il a lieu à l’étranger, avec de l’argent gagné en Russie. Les yachts géants doivent devenir une marque d’opprobre.
Les ennemis de la Russie sont d’ailleurs en train de nous affranchir de cette honte nationale : merci à eux d’avoir déclaré la guerre à tout ce qui est russe, y compris aux oligarques. Mais l’argent n’en a pas moins été sorti du pays et dissipé à l’étranger. Désormais, même une Maybach doit devenir un signe d’arriération morale. Si quelqu’un veut se distinguer, souligner son mérite ou sa valeur, qu’il achète une Aurus.
3.9. — Répétons ce que nous avons dit et écrit plus d’une fois. Les efforts conjoints de la Russie et d’autres pays de la Majorité mondiale — mais d’abord et avant tout de la Russie qui, finissant l’œuvre de l’URSS, a définitivement sapé le fondement historique de la prééminence militaire de l’Occident, qui lui avait permis pendant cinq siècles de dominer le système mondial et de pratiquer un pillage généralisé — ont remis le monde sur la voie d’une renaissance nationale en matière culturelle, morale et économique. La transition à venir annonce des décennies de conflictualité élevée, voire une Troisième Guerre mondiale qui pourrait mettre fin à la civilisation humaine contemporaine. Nous ne partageons pas le point de vue de certains croyants, convaincus qu’une catastrophe de cette ampleur nous mènerait à la Seconde Venue du Christ, à la résurrection des Justes, à la renaissance de l’humanité et des Hommes et à la grâce généralisée. Rien de cela n’est garanti, aucun des Pères de l’Église ne nous l’a assuré, et mieux vaut éviter de le vérifier. Le bouton rouge n’est pas un cheval blême ; le piteux Biden et les « faucons » radical-libéraux de la politique européenne ne sont pas l’Antéchrist. Il est plus probable que les survivants sombrent dans les abysses de l’Enfer, d’où ils ne pourront plus jamais ressortir.
3.9.1. — Le rapide bouleversement des équilibres de puissance à l’échelle mondiale et la lutte désespérée de l’Occident pour conserver sa domination sur le système mondial ont, depuis bien longtemps, une quinzaine d’années déjà, placé le monde au seuil de la guerre. La guerre en Ukraine fait partie de cette grande vague porteuse de conflits et même, si rien n’est fait, d’une Troisième Guerre mondiale.
3.10. — À un niveau plus pratique, la nouvelle étape de cette course à des armements toujours plus meurtriers — ne mentionnons ici que la révolution en cours dans le domaine des armes biologiques, de l’armement spatial, ou encore la « révolution des drones et des missiles » —risque, si rien n’est fait, d’affecter en profondeur les conditions et la qualité de vie de la majorité des populations, sans même aller jusqu’à la guerre thermonucléaire mondiale. Il faut éviter à tout prix de faire advenir ce monde, ce nouveau siècle de guerres, la Troisième Guerre mondiale. Telle est peut-être la nouvelle mission universelle-historique de la Russie, son idée et son rêve, dans la continuité d’une autre de ses missions : délivrer le monde de tous les prétendants à la domination mondiale, qu’ils obtiennent toujours par la violence globale. Un monde sans agressions militaires serait sans conteste « un monde dans lequel on pourrait vouloir vivre ». Nicolas II était déjà partisan du désarmement. Nikita Khrouchtchev en a également promu l’idée. S’il s’agissait en grande partie de manœuvres politiques, elles n’auraient pas germé dans l’esprit de ces dirigeants sans rencontrer d’écho populaire dans des pays aux traditions culturelles différentes.
3.11. — Les Grands-Russes, les Tatars, les Biélorusses, les Ossètes, les Yakoutes, les Arméniens, les Bouriates et les autres, toute la liste sans fin des peuples qui composent la Russie, sont les plus aptes, en raison de leur histoire, à incarner et réaliser cette vocation : maintenir la paix, une paix juste. Ils doivent s’accrocher à cette vocation et en tirer de la fierté. La survie des populations sur un immense territoire de plaines a forgé un caractère particulier : celui d’un peuple-guerrier, prêt à se défendre et à voler au secours des faibles. Ce qu’il a fait pendant presque l’intégralité de son histoire. L’une des formules les plus brillantes définissant l’essence de l’État russe affirme : « Il s’agit d’une organisation formée dans la guerre par le peuple russe ». L’historien Vassili Klioutchevski parlait aussi de « la Grande-Russie combattante ». Nous ne sommes pas un peuple pacifique, mais un peuple belliqueux, toujours prêt à se défendre et à secourir les autres : un peuple-guerrier. C’est aussi la raison pour laquelle nous aimons la paix, puisque nous connaissons mieux que d’autres peuples le tribut de sang de la guerre et la nécessité cruelle qu’il y a parfois à payer ce prix. C’est pourquoi nous sommes des pacificateurs armés, un peuple-guerrier. Des pacifistes prêts, si besoin, à prendre les armes. Là est notre destinée, notre vocation, notre fardeau, mais aussi notre avantage concurrentiel dans un monde qui devient toujours plus périlleux. L’entretien de ce trait de caractère doit devenir l’une des composantes de l’idéologie d’État, l’idée-rêve de la Russie. Et ceux d’entre nous qui ne sont pas prêts à prendre le fusil sont nos garde-fous contre nos propres excès de bellicisme.
Guillaume Lancereau On sait pourtant quel sort politique a été fait à ceux des Russes qui n’étaient pas prêts à aller massacrer leurs voisins ukrainiens. Jusqu’à nouvel ordre, aucun responsable russe — et Sergueï Karaganov non plus — n’a jamais appelé à la remise de médailles intitulées : « Aux garde-fous de notre bellicisme excessif ».
Toute réaction, on le sait, est conditionnée par l’équilibre entre deux processus : l’excitation et l’inhibition. Même les cœurs les plus nobles ont besoin d’inhibitions, pour ne pas se laisser emporter par leur propre noblesse. Rappelons une fois encore l’internationalisme prolétarien, qui, en son temps, aurait bien eu besoin de freins. Nous sommes un peuple-guerrier. Nous guerroyons pour la paix, non pour la conquête et l’asservissement.
3.12. — Un autre défi considérable se présente à nous : le capitalisme moderne, qui a perdu tous ses fondements éthiques et entretient une croissance illimitée de la consommation dans une logique de pur profit, a commencé à détruire les bases mêmes de l’existence humaine — la nature. Le changement climatique s’explique par un faisceau de facteurs, qui sont loin de se limiter à la croissance insensée de la consommation de produits matériels ou immatériels — lesquels deviennent aussi de gigantesques dévoreurs de ressources, notamment énergétiques.
Nous ne savons pas encore — ou ne voulons pas savoir — quel système socio-économique permettra d’assurer le salut du monde de demain.
Au début du XXe siècle, la Russie a proposé une conception de la justice sociale qui a porté toute l’histoire de l’humanité vers l’avant. Expérimenter ce modèle sur nous-mêmes, avec le maximalisme qui nous caractérise, nous a malheureusement coûté cher. Aujourd’hui, la nécessité d’une idée de cette nature, pour la Russie comme pour le reste du monde, se fait toujours plus pressante. Répétons une fois encore son appellation provisoire : « un capitalisme populaire de type dirigé ou autoritaire ». En somme, quelque chose d’analogue à ce qui existe en Chine. Mais nous devons avoir notre propre modèle, formulé explicitement de façon à servir d’orientation à la politique de l’État, aux pratiques et à la régulation des entreprises privées.
3.13. — Enfin, dans le monde à venir, toujours plus divers et multiculturel, un monde de cultures et de civilisations renaissantes, que nous avons contribué dans une large mesure, et même d’une manière décisive, à émanciper du « joug occidental », un autre trait qui nous est intrinsèquement propre est l’universalité — « l’ouverture », disait Dostoïevski. Cette qualité a été façonnée par l’histoire même de notre expansion territoriale qui s’est faite, non par la conquête et l’assujettissement, mais par l’intégration des peuples annexés et l’établissement de liens profonds avec eux. Le développement de cette qualité fait de la Russie, si toutefois nous préservons et alimentons cette partie de notre héritage, un pays idéal pour mener et unifier ce monde divers, multiculturel, multireligieux — le monde ouvert de l’avenir. Nous bénéficions de nombreux prérequis pour unir le monde, à commencer par l’alliage, spécifiquement russe, l’alliage par le cœur, du caractère spirituel et rêveur asiatique et du rationalisme européen. Visiblement, nous avons su préserver en nous, à la différence de nos voisins occidentaux entrés dans l’ère de l’intellect connaissant, les potentialités d’une « culture de l’âme », écrasée par le progrès des époques moderne et contemporaine — et qui, d’ailleurs, nous a aidés à préserver notre humanité. Notre caractère multiculturel nous offre l’opportunité de devenir le nouveau rassembleur du monde, nous substituant ainsi à ceux qui ont souhaité l’unifier par la force, par le feu et par l’épée, en imposant leurs constructions idéologiques.
3.13.1. — Notre culture, et d’abord notre grande littérature, celle de Dostoïevski, de Tolstoï, de Pouchkine, de Blok, de Lermontov, de Gogol, mais aussi la musique de Tchaïkovski, de Stravinski, de Rachmaninov, de Chostakovitch et de Khatchatourian, cette culture ouverte au monde, doit rester une part fondamentale de notre idéologie-rêve. Nous avons des appuis solides en matière culturelle, au moins autant que les autres grands peuples.
3.13.2. — En ouvrant toujours de nouvelles voies et en traçant celle de la Russie dans le monde à venir, nous devons souligner notre caractère unique : le multiculturalisme au sein d’un seul et même peuple, fondé sur la langue russe et sur une histoire commune. La plupart de nos illustres compatriotes du passé avaient des racines ethniquement mixtes. C’est le cas d’Alexandre Pouchkine, de Mikhaïl Lermontov, de Lev Tolstoï, d’Alexandre Blok, de Joseph Brodsky, de Tchinghiz Aïtmatov, de Mustaï Karim, de Sergueï Eisenstein, de Gueorgui Danielia — et la liste pourrait se poursuivre indéfiniment. De même parmi nos guerriers, les grands défenseurs de notre Patrie : nous conservons en mémoire les noms d’Alexandre Nevski, d’Alexandre Souvorov et de Gueorgui Joukov, mais aussi de Michel Barclay de Tolly, de Hovhannes Bagramian ou de Konstantin Rokossovski. L’une des grandes victoires héroïques de notre histoire sibérienne, à la fin du XVIe siècle, la défense d’Albazin, a eu lieu sous la direction d’un Allemand russifié, Afanasii Beïton, devenu ataman après élection par les Cosaques.
3.13.3. — Nous devons sans doute cet alliage inédit, notre multiculturalisme, notre ouverture religieuse et nationale, à notre appartenance à l’Empire mongol durant deux siècles et demi. Les Mongols ont pillé, extirpé des tributs, et ainsi ralenti notre développement matériel, mais ils ne nous ont imposé ni leur culture, ni leur organisation politique. Surtout, ils n’ont pas touché à l’orthodoxie — l’âme du peuple. De l’époque mongole, et, plus généralement, de toutes les périodes au cours desquelles nous avons dû défendre un territoire immense dépourvu de montagnes ou de mers qui auraient servi d’obstacles naturels, nous avons reçu une autre caractéristique intrinsèque : la disposition à combattre avec le plus grand courage, l’ultime courage, la force du désespoir. Cette qualité, nous ne devons pas la dilapider, mais la cultiver par tous les moyens, si du moins nous entendons survivre et vaincre dans un monde actuel et futur toujours plus périlleux.
3.14. — De nombreux penseurs, des théologiens, et même des neurophysiologistes affirment que la vocation de la Russie est d’unir, avec son cœur-idée-rêve, l’hémisphère droit du cerveau, responsable des sentiments, de l’intuition, de la créativité, de la pensée spatiale (ce que l’on appelle communément l’asiatisme), et l’hémisphère gauche, qui contrôle la logique, la pensée rationnelle et analytique (principales caractéristiques de « l’européanité », bien que l’Europe soit en train de perdre aussi cette qualité). Si nous comprenons cette réalité, si nous donnons à cette pensée un caractère universel, si nous l’ancrons dans les cœurs, nous accomplirons alors une autre de nos missions : être les unificateurs de l’humanité face à ses nouveaux défis.
3.15. — Répétons-le encore une fois : nous sommes un peuple-guerrier, historiquement formé pour repousser des agressions sans fin. Parfois, en cherchant à nous protéger, à étendre notre territoire, notre « zone-tampon », pour parler en langage contemporain, nous avons mené des opérations offensives. Mais celles-ci n’ont jamais eu d’autre objectif que notre sécurité, jamais le pillage, l’enrichissement. Pour l’essentiel, au cours de notre histoire, la métropole a donné tout ce qu’elle a pu aux territoires qu’elle avait annexés — à l’exception notable et heureuse de la conquête relativement pacifique de la Sibérie. C’est sur elle qu’ont reposé au cours des quatre siècles derniers — et que reposeront encore davantage à l’avenir — la puissance de notre pays et la prospérité matérielle de notre peuple. Sans la conquête de la Sibérie et de ses ressources, la Russie n’aurait pas pris pied sur la plaine centrale et notre peuple ne serait pas devenu le grand peuple, le peuple universel qu’il est aujourd’hui.
3.16. — La Sibérie incarne encore une autre caractéristique sublime du caractère russe : l’aspiration à une liberté illimitée.
Dans le nouveau monde qui s’annonce, la Sibérie, ses ressources, ses vastes étendues et ses réserves d’eau seront l’un des piliers du développement et du bien-être de la maison commune russe. Une Russie forte, prospère et autosuffisante pourra contribuer à l’amélioration du monde entier. L’essentiel est de commencer au plus tôt à gérer habilement ce gigantesque héritage, reçu des mains du destin et de nos ancêtres. À le faire fructifier, mais aussi être prêts à le préserver, à le défendre avec ardeur. Car la guerre qu’on nous fait est en grande partie une guerre pour nos ressources.
Les horizons illimités de la Sibérie peuvent devenir une véritable école de la vie pour celles et ceux à qui se destinent l’idée-rêve vivante de la Russie et le Code du Russe. Ce champ de travail à découvrir, demande des soins attentifs, ceux que l’on doit à un écosystème pluriséculaire ; il attend toutes celles et tous ceux qui brûlent sincèrement de servir leur Patrie. En proposant notre idée-rêve vivante, nous croyons que cette partie du territoire nous donnera le meilleur résultat possible : un caractère trempé par la maîtrise d’immenses espaces et une conscience prête à servir son pays.
Le fait que des Russes, des Iakoutes, des Evenks, des Bouriates, des Tatars et bien d’autres peuples autochtones aient travaillé côte à côte sur ces grandes étendues pendant des siècles, partageant des valeurs nationales communes, confirme les potentialités de cet alliage et crée un terreau favorable à la bonne implantation de l’idée-rêve russe.
3.17. — La passion des grandes étendues et la curiosité à l’égard du monde ne peuvent, surtout de nos jours, se limiter à une dimension spatiale. Qu’y a-t-il derrière ce virage ? Et derrière la forêt ? Derrière ce méandre de la rivière ? Combien d’écureuils, de zibelines ? Cette curiosité originelle, primitive, a joué un rôle fondamental dans la grande marche de la Russie, de l’Oural jusqu’à l’océan Pacifique. Désormais, les anciennes sources de curiosité sont fermées ou en passe de l’être, tandis que les nouvelles restent terra incognita.
Pour en faire l’objet de notre curiosité, puis la satisfaire, il faut une éducation de haut niveau. Non pas celle qui suppose un « processus d’apprentissage plaisant, léger, ludique », mais celle qui habitue l’être humain à travailler jusqu’à la dernière goutte de sueur.
Sans cela, on ne construira aucun avenir, on n’en jettera pas même les fondements.
Le grand écrivain russe de science-fiction Ivan Efremov a un jour observé que l’homme ne pouvait être vraiment épanoui qu’en atteignant les limites de ses capacités. Tant qu’un enfant n’a ni appris, ni compris les joies du triomphe sur ses propres limites physiques et intellectuelles (et surtout intellectuelles), les joies qu’il y a à sauter plus haut que sa propre tête, il ne connaît pas le véritable bonheur. Et alors « le monde dans lequel on voudrait vivre » s’éloigne de lui pour aller s’offrir à quelqu’un d’autre.
Aucun développement autonome n’est possible sans moyens scientifiques. Mais le patriotisme seul ne suffit pas à devenir un grand scientifique. L’amour de la Patrie, l’amour le plus ardent et sincère, ne suppose aucune connaissance du calcul différentiel ou des structures génétiques. Cela exige une soif de connaissances inculquée et cultivée depuis l’enfance, un respect profond de la science et des scientifiques. Fort heureusement, nous ne manquons pas d’exemples en la matière.
3.18. — Enfin, l’histoire a forgé une autre composante essentielle de notre identité : la défense de notre souveraineté, y compris de notre souveraineté spirituelle, quel qu’en soit le coût. C’est bien cette qualité qui s’est manifestée lorsque le grand prince Alexandre Nevksi a conclu une alliance avec les Mongols contre les Teutons, afin de préserver l’orthodoxie — l’âme du peuple. Elle s’est ravivée pendant la libération dirigée par Minine et Pojarski, en 1611-1613, lorsque Pierre a défait les Suédois à Poltava, puis au cours de la Guerre patriotique de 1812 et, bien sûr, dans la Grande Guerre patriotique de 1941-1945, lorsque, faisant face à une menace existentielle, notre peuple uni, indissolublement soudé par la cause commune, travaillant de toutes ses forces, a lutté jusqu’au dernier pour défendre son indépendance, son unicité, la terre sur laquelle il vivait et travaillait. Tous ces événements, de même que le Baptême de la Russie et la campagne d’Ermak qui inaugura la conquête de la Sibérie, ont été véritablement structurants pour l’histoire nationale.
La défense de la souveraineté est l’une des grandes sources de la puissance d’attraction de notre pays et de notre peuple pour le reste du monde qui, après l’ère du colonialisme, puis du néocolonialisme que l’on appelle désormais le « globalisme libéral », est entré dans une phase de souverainisation, de renaissance du fait national dans toutes ses formes. Le projet occidental d’impérialisme libéral global, de « gouvernement mondial », main dans la main avec les multinationales et les ONG internationales, est clairement dans l’impasse. Il s’est révélé incapable de répondre adéquatement aux grands défis que connaît l’humanité — le plus souvent, il ne fait même que les aggraver. D’où un retour de balancier. L’ancien système de gouvernance globaliste, fondé sur le fantasme d’un gouvernement mondial, s’effondre.
Les sociétés ne voient pas d’autre manière de répondre aux enjeux globaux et nationaux que le renforcement de l’État national. Ici, la Russie, avec son désir inégalé d’indépendance et de souveraineté, est du bon côté de la « tendance » des décennies à venir. L’étatisme, c’est-à-dire l’accent traditionnellement mis en Russie sur le renforcement de l’État, place notre pays aux avant-postes moraux du monde de demain. Cette propriété nationale doit être présentée au reste du monde comme l’une des composantes-clefs de l’idée-rêve de la Russie.
Cette composante de « l’idée-rêve » et la politique qui en découle, une politique de respect et d’encouragement de la souveraineté et des identités, est un autre motif de la haine que nous vouent les élites libérales-globalistes, qui voient — non sans raison — en nous un bastion de résistance contre le modèle planétaire qu’ils s’efforcent d’imposer à l’humanité.
3.18.1. — Parmi les motifs qui alimentent cette haine figure également notre résistance acharnée à l’imposition de valeurs post-humaines, anti-humaines. En Europe, il s’agit de valeurs anti-européennes, si l’on considère que les valeurs fondamentales de l’Europe ont été, historiquement, le christianisme, l’humanisme et le nationalisme étatique. Cette « Europe » d’aujourd’hui nie aussi l’attachement à l’État de la majorité des citoyens russes, qui, eux, comprennent parfaitement que seul l’État peut défendre l’humain et le citoyen dans un monde semé d’embûches.
3.19. — Les Russes n’ont pas perdu leur sentiment d’unité avec la nature, qu’ils ont toujours conçue comme un espace sans fin, un espace de liberté, une source de subsistance qui exige que l’on en prenne soin, qu’on lui rende ce qui lui est dû. Cette unité fondamentale doit être entretenue et approfondie. Nous ne nous contentons pas de « préserver », mais nous attachons à prendre soin et à développer d’un même mouvement la nature et nous-mêmes, dans l’unité avec elle, n’ignorant pas que la nature peut exister sans l’homme, mais que l’homme ne peut exister sans la nature — d’où, en passant, l’engouement massif pour les datchas, car riches et pauvres, en Russie, aspirent à posséder leur petit lopin de terre, à créer leur propre noosphère. D’ailleurs, la théorie de la noosphère, de l’union active de l’homme et de la nature, est justement née en Russie — rappelons ici la théorie de Vladimir Vernadski. En somme, disons seulement que personne n’a sans doute mieux cerné le fond de la pensée russe sur la nature que Mikhaïl Prichvine : « Aimer la nature, c’est aimer la Patrie ».
3.20. — La Russie ne saurait se développer davantage sans s’appuyer sur de grandes idées capables d’inspirer le peuple, de porter vers l’avant chaque citoyen ; il lui faut de grands projets et une compréhension nettement formulée de sa vocation propre. Fut un temps, dans la Rus’ ancienne, les chroniqueurs-théologiens affirmaient que nous étions un peuple porteur de Dieu, que la Rus’ était le nouvel Israël. Ensuite vint la Troisième Rome. Toujours la lutte pour l’indépendance. Le culte des victoires militaires.
3.20.1. — Les Cosaques partirent « à la rencontre du soleil », puis ce fut un temps de conquête d’immenses espaces et d’enracinement, notamment avec la construction du Transsibérien. Toutes ces conquêtes ont été le fruit du travail des ouvriers, des officiers, des ingénieurs animés du slogan si pertinent aujourd’hui : « En avant vers le Grand Océan ! ». Il y eut de grands projets soviétiques, à commencer par cette nouvelle conquête de la Sibérie que fut la Route maritime du Nord. Il y eut la guerre, avec le slogan : « Tout pour la victoire ». Il y eut la conquête spatiale qui passionna des millions de personnes. Puis les idées se tarirent et, à notre grande honte, nous n’avons pas su, pour l’heure, faire de notre victoire sur l’Occident dans la guerre en Ukraine une part essentielle de l’idée-rêve nationale. Tout ce temps, nous avons persisté à l’appeler pudiquement une « opération militaire spéciale ».
Dans un pays biberonné au culte de la victoire, nous nous cachons derrière des formules évasives, nous avons peur d’énoncer clairement l’objectif de cette guerre. Comme en 1812-1814, comme en 1941-1945, cet objectif n’est autre que l’écrasement de l’Occident et la grande Victoire dans la Guerre patriotique — la quatrième de ces guerres, si l’on considère que la guerre russo-allemande fut appelée en son temps Deuxième Guerre patriotique. Alors que nous l’avions presque gagnée, nous avons fini par perdre cette guerre en février 1917 à cause de la faiblesse du tsar, du chaos et de la trahison d’une partie importante des élites, la bourgeoisie, qui rêvait de devenir une oligarchie dirigeante après avoir renversé la monarchie et établi la « démocratie », et enfin des bolcheviks, composés en partie d’idéalistes déments, et pour le reste d’agents financés par la bourgeoisie et, surtout, par l’état-major allemand. Enfin, nous avons connu la Troisième Guerre patriotique, la Grande, que nous avons gagnée dès lors que nous avons compris cette vérité fondamentale : il ne s’agissait pas de politique, mais de notre existence et de notre survie.
Sans le slogan « Tout pour le front, tout pour la Victoire », nous perdrons la guerre. La victoire nous filera entre les doigts comme elle l’a fait en 1916-1917. Nous ne saurions cependant nous contenter de slogans. Il faut proposer de grandes idées, alimenter notre caractère passionnel et notre énergie en les dirigeant d’après de grandes visions d’avenir.
L’arrêt des opérations militaires actives, une victoire partielle ou une demi-victoire ne suffiront pas à venir à bout des élites occidentales actuelles, surtout européennes, résolues à briser la Russie. La guerre continuera jusqu’à ce que l’Europe soit de nouveau écrasée, jusqu’à ce que les États-Unis soient repoussés.
À l’Ouest de nous se trouve la France, une nation autrefois influente, qui offre aujourd’hui un exemple manifeste de ce qui se produit en l’absence d’idée nationale, lorsque à l’idée nationale se substituent une décadence et une permissivité totales, une « anémie de la fierté nationale » générée par l’expérience de trois grandes défaites en presque cent cinquante ans, de 1812 à 1940. Tous ces éléments ont créé les conditions d’apparition d’un nouveau phénomène, dont il est plus difficile encore de s’extirper — le nihilisme occidental.
Rappelons-le une fois encore : plus à l’Est se trouve une formation étatique où l’idéologie, même nocive et contre-productive, a réussi à prendre corps. Son slogan tient en peu de mots : « L’Ukraine n’est pas la Russie » — autrement dit, à la seule idée de l’anti-Russie. Cette idéologie est à la fois l’une des causes de la résistance féroce qu’opposent au front des soldats endoctrinés et un exemple, aussi triste que parlant, de l’efficacité de l’idéologie d’État.

Objectifs de l’idée-rêve de la Russie
4.1. — Le principal objectif de l’idéologie d’État, que nous estimons plus juste de qualifier d’« idée vivante » contemporaine ou de « rêve » de la Russie incarnant l’esprit des Russes, est de développer ce qu’il y a de meilleur en l’Homme : physiquement et intellectuellement, mais aussi spirituellement et moralement. L’enracinement de chacune et chacun en soi-même et en la Russie. Il faut pour cela entreprendre une politique d’État qui exige, mais aussi encourage les citoyens à ne pas se préoccuper uniquement d’eux-mêmes. Le souci de soi est essentiel, mais il dégénère vite en hédonisme s’il ne s’accompagne pas d’un souci des autres : de la famille, de la communauté, de la société, du pays et de l’État. Les servir, servir Dieu, c’est là le sens le plus élevé de la vie humaine. Si vous ne croyez pas en Dieu, ne servez que ces valeurs, car ce service est en soi une œuvre agréable à Dieu, même si la foi peut aussi aider à le rendre plus heureux et plus efficace. Le souci des autres et de l’autre est la seule façon de s’élever soi-même.
Dans ces conditions, l’objectif premier de l’idéologie d’État, de l’idée-rêve de la Russie, est la formation et le développement du Russe, de ses qualités les plus élevées : la capacité d’aimer, de connaître, de penser, de compatir, de défendre sa famille, ses proches, son pays, et donc, son État. Une autre de ces tâches consiste à développer dans cet humain sa sensibilité à l’universel et sa propension à la défense de la Patrie et de tous les faibles, la primauté du spirituel sur le matériel, la tendance et l’aspiration au plus haut, aux horizons lointains, mais aussi sa formidable et détonante énergie créatrice, sa volonté de travailler d’arrache-pied au bénéfice de la Patrie, de buts élevés, à donner toutes ses forces et à se battre désespérément pour sa Terre natale.
4.2. — Nous voulons ressusciter et faire prospérer le meilleur en nous pour aller de l’avant et vaincre ensemble — en politique, dans le domaine des technologies ou de l’esprit, en donnant naissance au pays le plus solide spirituellement et physiquement.
L’essentiel est que le Russe s’efforce toujours d’accomplir sa destinée : rester un être humain au sens propre du terme, à l’image de Dieu, sans chercher pour autant à devenir Dieu. Nous voulons et devons tendre vers ce qu’il y a de meilleur et de plus élevé en nous.
Contrairement aux penseurs occidentaux et à leurs héritiers, qui ont porté la créature trop haut au-dessus du Créateur, justifiant ainsi l’essor du rationalisme jusqu’à en devenir prisonniers, nos hommes de science ont choisi une autre voie. S’appuyant sur la sagesse de nos frères dans la foi en Orient, ils ont senti bien plus tôt et plus profondément l’inaccessibilité de cette voie, barrée par l’obstacle même de la chute originelle. Ainsi, la seule voie qui nous restait consistait à diriger nos regards, nos pensées et, si l’on veut, nos prières vers le ciel, à nous perfectionner par des efforts créatifs et un travail spirituel continu.
4.3. — Le renforcement absolu de l’État russe est une autre condition essentielle et non négociable. Au vu des réalités historiques et géostratégiques, seul l’État a été en mesure de garantir les conditions nécessaires à la survie et au développement des citoyens russes. C’est ainsi que les choses se sont structurées historiquement, lorsque les réalités géographiques et politiques de la première centralisation de l’État russe lui ont assigné pour fonction principale la sauvegarde de la population, reléguant au second — voire au dernier — plan le souci de sa sécurité matérielle. La lutte pour un État fort est particulièrement essentielle dans les conditions du monde actuel, qui poursuit sa globalisation, tandis que demeurent les menaces anciennes et qu’en apparaissent de nouvelles.
Seul un État fort, coopérant avec d’autres, est en mesure d’affronter tous ces défis : le glissement progressif vers des guerres en série (dont la Troisième — et dernière pour la civilisation humaine actuelle — Guerre mondiale), le changement climatique, l’apparition et la propagation d’épidémies, la famine, la trop faible régulation de flux migratoires aussi puissants qu’imprévisibles.
4.3.1. — Surtout, seul un État fort, capable de compter sur le soutien d’une société tout aussi forte, peut sauver l’Homme de l’effet dégradant des tendances de la civilisation contemporaine, qui conduisent à la perte des fonctions qui font de l’Homme un Homme, à l’image de Dieu, mais aussi des problèmes globaux déjà listés, et enfin des guerres.
L’État est indispensable pour contrer toutes ces tendances et les tentatives des élites libérales-globalistes d’aujourd’hui visant à détruire l’homme, en l’amadouant pour mieux injecter en lui des valeurs ignobles et anti-humaines.
4.4. — Enfin, le renforcement de l’État, y compris comme idée nationale, est nécessaire pour contrer l’orientation des élites libérales, impérialistes et globalistes qui tâchent de l’affaiblir pour mieux conquérir. Leur rêve, rappelons-le, est un gouvernement mondial allié aux entreprises transnationales et aux ONG — depuis bien longtemps privatisées — pour gouverner des États « démocratiques », c’est-à-dire des États nationaux faibles, soumis aux oligarchies internationales. Ce projet a animé dès l’origine les théories de la globalisation issues des années 1970-1980. Dieu merci, ce schéma est en train de s’effondrer sous nos yeux. Mais au lieu d’y renoncer définitivement, on y revient encore et encore.
4.4.1. — Les relations entre le citoyen russe et l’État ressemblent donc à celles qu’aurait un fils avec un père particulièrement sévère. L’amour d’un tel parent n’est pas direct et tendre, mais dur et, surtout, protecteur. Certains « enfants »-citoyens peuvent percevoir cette situation comme une violation de leurs droits et une limitation de leur liberté dans leurs choix personnels. Le sens de l’amour paternel ne consiste pas à tout interdire, mais à définir raisonnablement le licite et l’interdit, à montrer où est le bien, où est le mal, à donner des exemples édifiants et à protéger à tout prix son enfant du danger. De même que l’enfant a besoin de la tutelle paternelle, le citoyen a besoin de repères moraux et patriotiques, recommandés à défaut d’être obligatoires, pensés pour la future élite méritocratique à défaut d’être universels.
Mais il ne faut jamais perdre de vue le devoir filial. Du point de vue de la continuité historique, l’État qui nous a éduqués s’est retrouvé sans défense devant des fils indolents qui n’ont pas su résister aux charmes de l’individualisme occidental et du capitalisme sauvage — démontrant du même coup que certains de nos dogmes éducatifs se sont révélés faux, il ne faut pas se le cacher. Pour nous, la seule source de réjouissance est de voir l’État se relever peu à peu. Mais, comme un parent âgé, il a particulièrement besoin de nous, ses fils. Et notre tâche est de l’aider, de le soutenir, pour que l’œuvre paternelle d’éducation et de protection des citoyens se perpétue avec les générations futures.
4.5. — Répétons-le : l’organisation idéale du système politique est une démocratie forte et dirigée. L’État ne doit évidemment pas être un Léviathan dévorant tout. Il doit servir l’Homme, le protéger : c’est pourquoi il doit aussi comprendre, comme nous l’avons dit, des éléments démocratiques, surtout à l’échelon local. Il doit en même temps être dirigé par une élite méritocratique forte, menée par un chef puissant. L’idée-rêve doit aussi être un code d’honneur pour l’élite au pouvoir.
Beaucoup d’efforts sont consentis dans la Russie actuelle pour favoriser la création de cette élite méritocratique : les « réserves présidentielles », le « Mouvement des Premiers », etc. Mais il n’existe encore aucun pilier idéologique puissant, ou presque aucun, alors qu’il est absolument nécessaire à ce travail.
4.6. — Ce pilier consiste en l’idée d’un service désintéressé, mais naturellement garanti par l’ensemble du système sociopolitique, à destination du peuple, du pays, de l’État et de son incarnation : le chef d’État et Dieu, pour celles et ceux qui y croient. Mais, répétons-le, servir la société, la cause, le pays, le peuple, c’est déjà croire.
4.7. — Peut-être n’est-il pas souhaitable de faire de l’autoritarisme — malgré ses progrès à l’échelle planétaire, où les démocraties sont, pour l’instant, clairement en recul — l’objectif officiel de l’idée-rêve de la Russie. Sous l’effet d’une longue domination de l’Occident dans la sphère informationnelle-idéelle, le terme de « démocratie » jouit d’une connotation positive, ce qui n’est pas encore le cas de celui d’« autoritarisme ». Si quelqu’un affirmait « Nous voulons vivre dans un monde autoritaire », cela sonnerait comme une aberration. Nous voulons vivre dans un monde libre. Or, le fait est que, dans la situation actuelle, l’État est justement à même d’assurer le degré maximal de liberté possible, en usant d’un certain degré d’autoritarisme. Mais nous devons aspirer à être ce que l’histoire nous a destinés à être. Être ce que les circonstances du monde présent et à venir attendent de nous : une autocratie aussi efficace que possible, mais responsable devant son peuple et devant Dieu. Comme toujours, nous marchons sur le fil du rasoir.
Guillaume Lancereau Nous retrouvons ici un paradoxe intellectuel et politique qu’affectionne particulièrement la propagande russe de ces dernières années.
D’un côté, il s’agit d’affirmer que la Russie trace sa voie dans l’histoire en toute liberté ; de l’autre, qu’elle répond à une mission providentielle qu’elle n’a pas d’autre choix que de réaliser — une sorte de volontarisme providentialisé. Plus contextuellement, c’est encore la même rhétorique que l’on rencontre chez Vladimir Poutine à chaque fois qu’il déclare que « la Russie n’a pas eu d’autre choix » que d’envahir l’Ukraine.
Sous la plume de Karaganov, l’idée de s’efforcer d’être ce que l’on est condamné à être prend des atours autrement savants, en s’appuyant sur l’histoire politique, culturelle et religieuse du pays. Elle n’est pourtant que la version intellectualisée du slogan le plus écervelé de la propagande militariste russe qui affirmait, en s’adressant en 2023 aux potentiels soldats sous contrat : « Tu es un mec, sois-le ! ».
4.8. — En particulier, il est nécessaire, y compris pour l’efficacité de la démocratie dirigée, de conserver la liberté russe : la volonté et, plus encore, la liberté de pensée. Notre « alpha et oméga national », les Pouchkine, Lermontov, Tolstoï, Dostoïevski, Lomonosov, Pavlov, Kourtchatov, Landau, Korolev, Sakharov, tous ces hommes n’ont pas manqué d’entrer en désaccord avec les autorités et de critiquer le pouvoir. Mais ils servaient simplement le pays, sa culture, sa science, ce qui reste le premier critère de conformité au Code du Russe.
4.9. — La conclusion est simple. La liberté intellectuelle et spirituelle est une condition sine qua non de l’épanouissement du pays. Elle doit être une composante essentielle de l’idée-rêve vivante de la Russie. En pratique, les intellectuels doivent servir la Patrie et bénéficier, en retour, de son soutien. Faire fusionner la liberté intellectuelle, la liberté de pensée et l’autoritarisme politique n’est pas une tâche facile. Mais l’histoire russe regorge d’exemples de cette fusion.
4.10. — Encore une fois, il est plus que temps de mettre fin aux débats stupides tendant à savoir « ce qu’est un Russe ». Parle-t-on d’ethnie ? De lieu de naissance ? De confession ou d’absence de confession ? Un Russe, un citoyen russe, c’est une personne parlant la langue russe, enracinée dans la culture russe ou cherchant à l’être, connaissant l’histoire de la Russie. Et, bien sûr, partageant les valeurs éthiques fondamentales de son peuple multinational. Et, surtout, prêt à servir, à protéger sa Patrie, sa famille en son sein, l’État russe, l’esprit de la Russie. De ce point de vue, François Lefort, Vitus Béring, Ivan Lazarev (Lazarian), Piotr Bagration, Catherine Ière et Catherine II, Sergueï Witte et la grande-duchesse Élisabeth sont aussi russes que Pierre Ier, Mikhaïl Koutouzov, Dmitri Mendeleïev, Gagarine ou Poutine. Les grands dirigeants de la Russie des XXe et XXIe siècles, le tatar Mintimer Chaïmiev ou le tchétchène Akhlad Kadyrov, étaient absolument russes d’esprit. Tout en prenant soin de leurs petites patries russes, ils comprenaient parfaitement que celles-ci ne pourraient pas exister sans la Grande Russie et ils ont puissamment contribué à la sortie de la période troublée que nous avons connue dans les années 1990. Ce sont des Russes distingués, et au plus haut degré. On ne peut et ne doit en revanche considérer comme russes les dirigeants de l’Ukraine, qui ont fait tout leur possible pour se couper de la Russie, condamnant celle-ci à de nombreux sacrifices humains et leurs propres petites patries à l’anéantissement. On ne peut pas non plus compter parmi les Russes ceux qui ont trahi leur Patrie au moment décisif, comme les Vlassoviens [formation de militaires russes dans la Wehrmacht] ou leurs successeurs actuels. Ils sont la lie et la honte du peuple.
4.10.1. — Cela n’empêche pas un Russe de naissance, un citoyen russe, de se penser comme un citoyen du monde. C’est son droit le plus absolu tant qu’il paye ses impôts, ne nuit pas à son pays et ne sert pas les intérêts d’autres États. L’ouverture culturelle, le cosmopolitisme culturel et même l’universalité sont l’un des points forts de nombreux Russes éduqués. Pouchkine est ici l’exemple le plus éloquent. Mais les meilleurs citoyens du monde, les défenseurs et les sauveurs du monde, sont en réalité ceux qui combattent le nazisme et défendent la Russie.
4.10.2. — Le Russe-Grand-Russe appartient à l’ethnie fondatrice de la Russie. La majorité d’entre nous est de confession orthodoxe. L’orthodoxie a sauvé la Russie dans ses pires épreuves. Mais les autres confessions, l’islam, le bouddhisme ou le judaïsme, ne sont pas moins importantes pour notre Patrie.
L’essentiel est que tous les croyants, et même les non-croyants ou ceux qui ignorent encore l’étendue de leur foi, soient prêts à servir ces fins supérieures que sont Dieu, la Patrie, l’État, la famille, à faire prospérer la culture et à défendre la Patrie. Si vous êtes prêts à le faire, vous êtes Russe, vous êtes un citoyen russe.
4.11. — On rencontre parmi les Russes de sang beaucoup de personnes qui méprisent leur pays, n’admirent en rien sa culture, détestent toute forme de pouvoir — sauf, naturellement, le « leur » propre. C’est un type de personnes parfaitement décrit par Dostoïevski. Le type le plus éclatant est la figure de Smerdiakov, mais on pourrait lui rattacher beaucoup de héros des Démons. Lorsqu’ils pénètrent les sphères du pouvoir, cela n’annonce que des malheurs pour le pays. Les dirigeants bolchéviks des premières années qui ont suivi la Révolution comptaient un certain nombre de personnages de ce type dans leurs rangs. En se hissant au pouvoir à la faveur de la guerre, du chaos causé par les anciennes élites et de la faiblesse du tsar, ils ont causé des dégâts considérables qui ont failli conduire le pays à la ruine totale, en détruisant délibérément tout ce qui était son âme — l’orthodoxie, les autres religions — et en exécutant massivement les clercs. Leurs héritiers spirituels se sont trouvés en nombre parmi des gens qui professaient des opinions politiques et économiques radicalement contraires : les opposants aux réformes des années 1980-1990. En détruisant les derniers restes de l’édifice communiste, ils ont failli emporter avec lui le pays tout entier. De nombreux acquis accumulés au cours des décennies précédentes ont été supprimés, plus doucement que dans le cas des bolcheviks, sans tueries de masses, mais, hélas, avec une mortalité massive. Conséquence de causes soi-disant naturelles, cette mortalité a en réalité été provoquée par des réformes stupides et malveillantes, qui ont finalement annihilé ou expulsé du pays une part considérable de l’élite méritocratique : ingénieurs, scientifiques, militaires, gestionnaires, ouvriers qualifiés.
Nous commençons à peine à réparer ces dégâts.
4.12. — Une autre question très complexe pour la suite de l’auto-définition de la Russie, pour déterminer qui nous sommes et qui nous comptons être, consiste à savoir si nous sommes un peuple porteur de Dieu. La réponse est : « Oui ». Telle a été la réponse des anciens chroniqueurs russes, qui parlaient de la Russie comme d’un « nouvel Israël », comme des auteurs plus récents, qui voyaient en Moscou la Troisième Rome, et même des communistes, qui s’efforçaient d’émanciper le monde du colonialisme et de l’adoration de Mammon.
La Russie n’a pas renoncé à sa mission spécifique, celle de libérer le monde, comme elle l’a fait par le passé en débarrassant l’humanité des Napoléon et des Hitler, du joug de l’Occident, en sapant les bases de sa suprématie — la supériorité militaire — et en proposant au monde une alternative : une communauté multinationale et multiculturelle, fondée sur des valeurs qu’on appelle à tort « conservatrices », alors qu’elles ne sont, en réalité, qu’humaines. Sommes-nous prêts à assumer notre mission manifeste, celle qui revient à un peuple porteur de Dieu ? Voilà la question qui doit animer nos discussions à venir. Pour nous, la réponse ne fait aucun doute. Sommes-nous prêts à endosser cette mission dès aujourd’hui ? Nous verrons.
4.13. — Il est tout à fait évident qu’une part essentielle de l’idée-rêve de la Russie doit consister en un mouvement vers soi-même, vers les sources mêmes de notre puissance en tant que grande nation, la Sibérie, à la faveur d’un nouveau tournant vers l’Est, d’une « sibérisation de la Russie ». Ce fait est d’autant plus évident que la Sibérie, avec son caractère multiculturel et multinational, avec le courage sans égal de ses conquérants et le dévouement de ses colonisateurs, est bien « la quintessence du caractère russe », la concentration de tout ce qu’il y a de meilleur dans notre peuple. En nous tournant vers l’Oural et la Sibérie, nous nous tournerons vers le meilleur de nous-mêmes. Ainsi, nous épouserons et annoncerons à la fois les tendances futures de l’édification du monde, car nous sommes, depuis toujours, une grande puissance eurasienne, l’Eurasie du Nord, tandis que l’Eurasie est en train de retrouver la place qui est la sienne : celle d’épicentre du développement mondial.
4.14. — Nous ne devons jamais perdre de vue le fait que les principales sources externes de notre identité ne sont pas l’Occident, mais Byzance et l’Empire mongol, même si la greffe européenne nous a apporté beaucoup de choses que nous devons conserver et faire fructifier en nous. Aujourd’hui, nous achevons notre long voyage européen. Nous « rentrons chez nous ».
Aperçu de l’idéologie-rêve de la Russie ou Code du Russe
5.0. — Les valeurs qui animent l’idée-rêve vivante de la Russie doivent être, pour l’essentiel, déjà présentes dans la conscience collective. Il s’agit maintenant de les formuler comme un idéal — l’idéal de ce que nous voulons être, du pays que nous voulons voir advenir.
5.1. — À notre époque de fractures mondiales et de guerre, nous avons plus besoin que jamais d’une nouvelle conscience spirituelle de soi. Les découvertes scientifiques, la prospérité relative que nous avons atteinte et les nouveaux défis du moment exigent beaucoup de nous, tout en nous donnant la possibilité de devenir des « Hommes avec un grand H » — des Hommes portant Dieu en eux. L’Occident annihile cet Homme qui porte Dieu en lui. À la place de l’étendard souillé de l’humanisme, qui n’a jamais été rien d’autre, par définition, qu’un synonyme d’individualisme, nous devons porter l’étendard de l’Humanité, des liens entre les Hommes, du respect mutuel, de la camaraderie, du service, de l’amour et de la compassion.
5.1.1. — À un niveau plus pratique, nous soutenons que la vocation de l’Homme est d’aimer et de défendre sa famille, sa société, sa Patrie, de servir son État et Dieu — s’il est croyant. Le seul fait d’être convaincu de cette vocation est déjà un pas vers Dieu. Il ne s’agit pas simplement de valeurs conservatrices, mais de valeurs humaines, dont le service est la vocation de la Russie, de notre peuple, de chaque homme et femme russes, quelle que soit leur appartenance ethnique.
5.1.2. — Pour nous, les valeurs les plus élevées sont l’honneur, la dignité, la conscience, l’amour de la Patrie, l’amour entre l’homme et la femme, l’amour pour ses enfants, le respect des anciens.
5.1.3. — Nous sommes le peuple eurasiatique du Nord, l’unificateur de la Grande Eurasie et du monde ; un peuple ouvert à tous mais toujours prêt à défendre ce qui lui est propre, sa souveraineté politique et spirituelle.
5.1.4. — Nous sommes un peuple porteur de Dieu. Nous avons vocation à défendre ce qu’il y a de meilleur en l’Homme, la paix à travers le monde, la liberté de tous les pays et de tous les peuples, leur diversité, leur variété, leurs richesses culturelles. Nous sommes un peuple animé d’une mission, et non pas un peuple-messie.
5.1.5. — Nous sommes un peuple-découvreur. Jadis, les Mongols, se dirigeant d’Est en Ouest, ont voulu découvrir la dernière des mers. Ils sont parvenus jusqu’en Russie, ont beaucoup pris, beaucoup donné — les pertes et les dons se sont largement confondus. Puis, les Cosaques sont partis d’Ouest en Est et ont atteint la dernière mer de notre géographie, l’océan Pacifique. Nous avons été les premiers dans l’espace.
Aujourd’hui, les fins et les moyens de la découverte ont changé, mais nous devons faire tout ce qui est en notre mesure pour que continue de brûler en nous cette curiosité vis-à-vis du monde. Ce désir de le comprendre. Nous pouvons trouver sur cette voie de nombreux compagnons de pensée venus d’autres pays : il s’agit là d’un immense champ de coopération. Une fois ce savoir acquis, nous devons le mettre au service des Hommes. Nous serons parmi les premiers à créer et dompter l’intelligence artificielle au service de l’Homme et de l’Humanité.
5.1.6. — L’essentiel pour nous, c’est encore et toujours l’Homme, le Russe — le Grand-Russe, le Biélorusse, le Tatar, le Petit-Russe, le Daghestanais, le Tchouvache, le Iakoute, le Tchétchène, le Bouriate, l’Arménien, le Nénètse, et tous les autres. L’essentiel est toujours le développement spirituel, physique et intellectuel de l’Homme. Nous sommes les partisans de l’Humanité, d’un véritable humanisme, d’une préservation de tout ce qu’il y a d’humain en l’Homme, de la part divine qui est en lui. Le but de notre politique solidaire et étatique est la préservation du Russe et de ce qu’il y a en lui de meilleur.
5.1.7. — Nous sommes les partisans d’un collectivisme que nous appelons solidarité. L’Homme ne peut s’épanouir et être véritablement libre qu’en se mettant au service d’une cause commune.
5.1.8. — Nous sommes ouverts à toutes les confessions religieuses si elles servent ce qu’il y a de plus élevé en l’Homme et favorisent le service de la famille, de la Patrie et de l’État.
5.1.9. — Nous sommes un alliage unique de tout ce que l’Asie et l’Europe ont donné de meilleur : le sentiment et la raison, que nous tenons unis au creuset de nos cœurs. Nous sommes un grand État eurasien, une Civilisation de civilisations — c’est là un fait et non un plaidoyer — destinée à unir toutes et tous, à défendre la paix et la liberté des peuples.
5.1.10. — Nous sommes un peuple de guerriers et de vainqueurs. Un peuple-libérateur, prêt à résister à tous ceux qui rêvent d’hégémonie, de domination, d’exploitation des autres peuples. Mais le service de notre propre Patrie et de notre État est notre devoir suprême.
5.1.11. — Nous défendons notre souveraineté, notre État, mais aussi le droit de tous les peuples à choisir leur propre voie de développement économique, culturel, politique, religieux et spirituel. Mais nous sommes aussi un peuple porteur de paix. Notre vocation est de protéger le monde de tous les conquérants, de toutes les guerres mondiales.
5.1.12. — Nous sommes un peuple internationaliste ; le racisme nous est parfaitement étranger. Nous sommes pour la diversité et le foisonnement culturels et spirituels.
5.1.13. — Nous sommes partisans des valeurs humaines normales, de l’amour entre l’homme et la femme, de l’amour des parents pour leurs enfants, du respect des anciens, de la compassion, de l’amour pour sa terre.
5.1.14. — Nous sommes un peuple de femmes à la fois féminines et fortes, qui ont plus d’une fois sauvé la Patrie en ses heures les plus périlleuses. De femmes qui portent le foyer familial, qui mettent au monde et élèvent des enfants tout en servant leur pays et leur patrie. De femmes qui ont su tenir ensemble ces deux vocations et les fondre en une : le service de ce qu’il y a de plus élevé. Et nous sommes un peuple d’hommes forts et courageux, prêts à défendre les faibles.
5.1.15. — Nous sommes pour la justice entre les peuples et au sein de chaque peuple. Chacune et chacun doit recevoir la juste compensation pour ses apports à la cause commune. Mais les anciens, les personnes faibles et isolées doivent être protégés.
5.1.16. — Nous ne sommes pas de vains accumulateurs de richesses, mais nous aspirons au bien-être familial et personnel. Une surconsommation ostentatoire est amorale et antipatriotique. Pour nous, les affaires doivent être un moyen d’enrichir, d’améliorer matériellement la vie de tous, et non la sienne propre à l’exclusion des autres.
5.1.17. — Notre peuple n’a pas rompu ses liens avec sa terre natale ni avec la nature, que nous entendons préserver et protéger. La Russie est la principale ressource écologique de l’humanité.
5.1.18. — Nos héros sont le guerrier, le savant, le médecin, l’ingénieur, l’enseignant, le fonctionnaire incorruptible, l’entrepreneur philanthrope, le paysan et l’ouvrier, qui créent de leurs mains la prospérité du pays et font tout leur possible pour le défendre.
5.1.20. — L’État que nous entendons construire est une démocratie dirigée avec un chef renouvelable, électoralement confirmé par le peuple, et une forte participation au niveau local.
Économiquement, nous bâtissons un capitalisme populaire, où la propriété est aussi inviolable que la consommation ostentatoire est honteuse, où le but de chaque entrepreneur est la prospérité commune, l’accroissement de la puissance de l’État et de la nouvelle idéologie russe, plaçant désormais l’accent sur le développement de l’Humain et le service de la Patrie.
Guillaume Lancereau Le point 5.1.19. manque dans le rapport original. On ne doute pas, au vu de ce qui précède, que l’auteur y répète des éléments d’ores et déjà énoncés plus d’une fois.
La dernière phrase du texte a au moins le mérite d’introduire un nouvel élément, puisqu’il s’agit d’un appel tout à fait explicite au mécénat des entrepreneurs russes. Là où on lisait en substance, au point 3.8.1, « si vous avez de l’argent en excès, achetez donc une Aurus plutôt qu’une Mercedes », le texte nous laisse donc sur l’idée : « si vous avez de l’argent en excès, envoyez-le à mon groupe de travail idéologique » — sous-entendu : et nous verrons quelle place nous vous réserverons dans « l’économie nationale-sociale » de la Russie de demain.