Depuis 2003, les Européens sont engagés dans les négociations nucléaires avec l’Iran avec un objectif clef : éviter l’éclatement d’une nouvelle guerre au Moyen-Orient 1.
Face à Donald Trump, cette approche, qui visait à faire de l’Europe un pôle de stabilité au sein d’un ensemble occidental plus vaste, vole en éclats.
Les Européens aimaient se complaire dans la position des « adultes dans la pièce ». Cette posture est aujourd’hui intenable. Continuer à prétendre rationaliser l’approche américaine devient au mieux du déni, au pire un reniement qui nous expose aux yeux du monde.
Paralysés par la politique du fait accompli de Benjamin Netanyahou et incapables de peser dans la géopolitique du spectacle de la Maison Blanche, les Européens se voient contraints de renier trois éléments clefs qui avaient guidé leur action au cours des deux dernières décennies : l’opposition explicite à la guerre ; la défense d’une approche multilatérale ; et une stratégie de négociation distinguant la question nucléaire iranienne de la politique régionale de Téhéran.
La guerre à grande échelle de la Russie en Ukraine avait déjà disloqué ce cadre multilatéral.
La volonté de Donald Trump de négocier seul — les États-Unis ont organisé cinq cycles de négociations indirectes avec l’Iran avant l’attaque israélienne — a définitivement acté sa fin.
Les gardiens de la rationalité occidentale : comprendre la politique européenne avec l’Iran et les États-Unis depuis 2003
Depuis le début des négociations nucléaires en 2003, les Européens ont assumé le rôle de gardiens de la rationalité occidentale, en se projetant de manière coopérative et conciliante vis-à-vis de la Maison-Blanche pour chercher à peser sur des équilibres transatlantiques qu’ils envisageaient comme irrémédiablement asymétriques.
Fournir un cadre de négociation acceptable pour Washington devait ainsi favoriser à terme un apaisement entre les deux ennemis héréditaires : les États-Unis et la République islamique d’Iran 2.
Avec Trump, il devient impossible de continuer à essayer de rationaliser la position américaine sur l’Iran.
Pierre Ramond
Face à l’intensité de la crise politique et géopolitique, la stratégie européenne a donc consisté à défendre une approche technique des négociations, en étroite collaboration avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’Union mettant pour ainsi dire ses ressources diplomatiques et son poids économique au service de cette agence de l’ONU.
2003-2008 : les Européens convainquent les Américains de négocier avec l’Iran
Au début des négociations, en 2003, à la suite des révélations sur l’existence d’un programme nucléaire clandestin en Iran, un débat agite le ministère des Affaires étrangères français : faut-il impliquer les Allemands et les Russes dans une initiative commune vis-à-vis de l’Iran — ou bien les Allemands et les Britanniques ?
Dans ses Mémoires, Gérard Araud explique comment la décision fut finalement prise d’associer les Britanniques au tandem franco-allemand, dans l’espoir de faciliter l’implication des Américains, jugés indispensables pour la conclusion d’un éventuel accord. John Sawers, alors directeur politique du Foreign Office de 2003 à 2007 et ancien conseiller diplomatique de Tony Blair, joue un rôle de courroie de transmission entre les Européens et la première administration Bush, dont le responsable de la politique de non-prolifération est John Bolton, faucon néoconservateur, partisan d’une ligne très dure vis-à-vis de l’Iran 3.
Le choix de Javier Solana, haut représentant de l’Union européenne de 1999 à 2009, pour devenir le coordinateur de la position des Européens puis des négociations multilatérales une fois la Russie, la Chine et les États-Unis impliqués, s’inscrit également dans une volonté de rassurer les administrations américaines : Solana avait en effet occupé, de 1995 à 1999, le poste de secrétaire général de l’OTAN.
Dans un premier temps, cette stratégie est un succès.
À la fin du second mandat de George W. Bush, les États-Unis rejoignent officiellement les négociations multilatérales. William Burns — alors Under Secretary of State for Political Affairs et futur directeur de la CIA — participe pour la première fois à des pourparlers sur le nucléaire en juin 2008 à Genève.
2008-2018 : les Européens tiennent un cadre de négociation qui servira de base à l’accord sur le nucléaire de 2015, puis tentent de le préserver
Les Européens ont également envisagé leur rôle comme un levier de modération face aux dynamiques politiques américaines au cours des épisodes ayant conduit à la signature de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (JCPOA), le 14 juillet 2015.
De 2009 à 2013, les diplomates européens — au premier chef Catherine Ashton, Haute représentante de l’Union — ont maintenu un canal de négociation avec les Iraniens. Une série de rencontres se déroulent dans ce cadre en Suisse, en Irak, en Turquie, au Kazakhstan. Bien que largement considérées comme improductives, elles permettent néanmoins de préserver un lien diplomatique avec Téhéran 4.
Les diplomates européens se sont ainsi positionnés comme modérateurs de l’administration américaine, en concentrant leur action selon deux axes principaux.
D’un côté, à l’automne 2013, Laurent Fabius s’efforce de rallier les Allemands et les Britanniques au refus de certaines concessions techniques que John Kerry aurait été prêt à accorder aux Iraniens pour accélérer la conclusion d’un compromis. Il estime qu’un accord techniquement fragile ne saurait être durable 5. Sa fermeté est saluée par le sénateur républicain John McCain, qui réagit alors par un désormais célèbre tweet : « Vive la France ! » 6
Parallèlement, les diplomates européens en poste à Washington — les ambassadeurs E3+UE dont David O’Sullivan et Gérard Araud — s’emploient à soutenir l’administration américaine dans sa défense de l’accord nucléaire avec l’Iran auprès des membres du Congrès réticents, qui menaçaient de compromettre les efforts diplomatiques 7.
Les Européens ont envisagé leur rôle comme un levier de modération face aux dynamiques politiques américaines internes.
Pierre Ramond
Ce double positionnement est révélateur de la manière dont les Européens ont conçu leur rôle dans ces négociations : il ne s’agissait pas de promouvoir une stratégie autonome, indépendante des États-Unis, mais plutôt d’influer de manière rationnelle et cohérente sur les différentes composantes du paysage politique américain. Les diplomates français soulignent régulièrement — en citant notamment la réaction de John McCain — que cette attitude dans les négociations, perçue comme sérieuse et rigoureuse, leur a permis de gagner en crédibilité auprès des élus américains les plus sceptiques, facilitant ainsi leur ralliement à l’accord nucléaire.
2018-2025 : les Européens restent dans l’Accord et poursuivent les négociations en espérant que Biden puis Trump reviennent dans ce cadre
Cette approche se manifeste enfin dans la séquence qui a suivi la sortie unilatérale des États-Unis du JCPOA en mai 2018 accompagnée de la réimposition des sanctions américaines.
Certes, les Européens ont envisagé un temps de mettre en place un outil pour commercer avec l’Iran qui visait à permettre l’échange de produits essentiels sans que les entreprises et les banques concernées par ces transactions ne soient l’objet de sanctions secondaires américaines. Ce dispositif, baptisé INSTEX, n’a toutefois jamais produit les effets escomptés, en raison d’un manque de volonté politique, d’une coopération limitée de la part des Iraniens et d’une réticence persistante des acteurs économiques.
En revanche, les États européens ont poursuivi les discussions en vue de préserver la mise en œuvre de l’accord, en coopération avec la Russie et la Chine.
Entre l’élection de Joe Biden et son entrée en fonction, les États européens ont également tenté de transmettre des propositions à la future administration, avant de s’efforcer, jusqu’à l’été 2022, de réengager les États-Unis dans l’Accord nucléaire de 2015, en servant d’intermédiaire entre les États-Unis et l’Iran.
La stratégie récemment adoptée par les Européens peut finalement être interprétée comme la dernière expression de leur volonté d’ancrer la politique étrangère américaine dans un cadre rationnel et multilatéral, en dépit de l’hostilité marquée de Donald Trump.
Le processus mené au Conseil des Gouverneurs de l’AIEA, qui a abouti le 12 juin au vote d’une résolution condamnant l’Iran, aurait ainsi pu être le point de départ d’un processus similaire à celui qui, dans les années 2010, avait conduit à la fois à l’imposition de sanctions internationales et à la gestion du dossier nucléaire iranien dans un cadre multilatéral.
La réfutation brutale d’une stratégie diplomatique
Même si elle n’a jamais été explicitement revendiquée ni théorisée en tant que telle, cette volonté d’influencer Washington semble parfaitement résumer la vision que les Européens ont eue de leur rôle dans ces négociations : encourager par tous les moyens la voie diplomatique, dissuader les États-Unis de recourir à l’option militaire, et proposer une alternative reposant sur un équilibre entre pressions économiques et dialogue.
Cette approche négligeait essentiellement deux facteurs : d’une part, la capacité de Benjamin Netanyahou à imposer sa méthode aux États-Unis par une politique du fait accompli ; d’autre part, l’hostilité idéologique de Donald Trump à l’égard de toute solution multilatérale, redoublée d’une hostilité de plus en plus évidente pour l’Union européenne.
Faute d’une stratégie véritablement autonome au-delà des tentatives répétées d’influer sur la position de Washington en s’imaginant tour à tour comme « les gardiens d’une rationalité occidentale » ou « les adultes dans la pièce », les Européens se trouvent aujourd’hui contraints, dans une guerre à laquelle les Américains pourraient choisir de prendre part, de revenir sur des principes fondamentaux qui ont guidé leur engagement dans les négociations nucléaires depuis plus de vingt ans — sans pouvoir expliquer leur positionnement par des arguments techniques ou rationnels.
Cette volonté d’influencer Washington semble parfaitement résumer la vision que les Européens ont eue de leur rôle dans ces négociations : encourager par tous les moyens la voie diplomatique, dissuader les États-Unis de recourir à l’option militaire, et proposer une alternative reposant sur un équilibre entre pressions économiques et dialogue.
Pierre Ramond
Après l’invasion de l’Afghanistan en 2001 et de l’Irak en 2003 — deux des principaux voisins de l’Iran à l’est et à l’ouest —, ce dernier apparaissait, aux yeux des chancelleries occidentales, comme la prochaine cible potentielle de l’armée américaine, d’autant plus qu’il figurait parmi les pays désignés par George W. Bush comme faisant partie de « l’Axe du mal ».
La visite soudaine et inattendue de Dominique de Villepin, Joschka Fischer et Jack Straw en octobre 2003 à Téhéran, et la signature dans la foulée d’une déclaration annonçant la suspension de l’enrichissement d’uranium, avaient alors été perçues comme un moyen de limiter les risques d’extension de la guerre.
Cette opposition à l’intervention militaire a été une constante de la diplomatie européenne tout au long des négociations.
Elle explique pourquoi les Européens ont toujours poursuivi les négociations avec l’Iran, même lorsque tous les signes laissaient entendre que la République islamique n’était pas disposée à accepter un accord, même lorsque l’Iran apportait son soutien à la guerre de la Russie contre l’Ukraine, même lorsque le régime iranien réprimait brutalement sa population.
Depuis les attaques menées dans la nuit du 12 au 13 juin par Israël, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont, à côté des États-Unis, invoqué le droit d’Israël à se défendre. Ce faisant, face au fait accompli, ils ont renié vingt-deux ans d’efforts pour éviter une guerre en Iran.
Mais le changement est encore plus profond.
Alors que la Haute représentante Kaja Kallas 8 ou les ministres français et allemands des Affaires étrangères continuent à se réclamer du droit international 9, le chancelier allemand Friedrich Merz a déclaré le 17 juin que les Israéliens faisaient « le sale boulot pour nous tous ». De telles déclarations seront inévitablement perçues comme la confirmation que la parole occidentale, quand elle cherche à défendre une rationalité multilatérale, est fondamentalement trompeuse, et que les offres de négociation dissimulent toujours des intentions d’ingérence visant à maintenir un rapport de force asymétrique.
Ce revirement est d’autant plus parlant que la question iranienne était l’un des rares sujets de consensus de la politique étrangère européenne sur lesquels les États membres sont parvenus à s’opposer aux États-Unis sans se diviser.
En 2003, les négociations nucléaires avec l’Iran étaient conçues et utilisées comme un moyen de surmonter les divisions intra-européennes liées à l’invasion américaine de l’Irak.
Nous nous trouvons aujourd’hui dans un contexte sécuritaire bien plus précaire. Alors que la Russie accroît sa pression sur le front ukrainien, la perspective d’une nouvelle intervention américaine pourrait faire surgir de nouvelles divisions.
Pour réussir la transformation géopolitique de l’Union qui semble désormais réclamée par une majorité d’Européens 10, le temps semble compté — mais il ne sera pas perdu, en méditant sur les erreurs stratégiques qui nous ont conduit à cette impasse, en commençant par cet enseignement : prétendre d’être l’adulte dans la pièce ne suffit pas à définir une politique étrangère.
Sources
- Cette analyse s’inspire d’un travail de recherche en cours, mené dans le cadre d’un doctorat à l’École normale supérieure sous la direction d’Alexandre Kazerouni et Christian Lequesne, sur la sociologie de la diplomatie européenne au cours des négociations nucléaires (2003-2025), qui repose sur une centaine d’entretiens menés avec une grande partie des acteurs diplomatiques et politiques européens impliqués dans les négociations.
- Sur la question des relations entre les États-Unis et l’Iran, voir Julien Zarifian, Choc d’empires ; les relations États-Unis/Iran du XIXe siècle à nos jours, Hémisphères, 2018.
- Il est l’auteur de la fameuse formule « To Stop Iran’s bomb, Bomb Iran », The New York Times, 26 mars 2015.
- Catherine Ashton, And Then What ? Inside Stories of 21st-Century Diplomacy, Elliott & Thompson, 2023.
- Dans un article qui revient sur le détail des négociations, Laurent Fabius estime que l’accord entre les Iraniens et les Américains négocié secrètement à Oman puis révélé à l’automne 2013 aux autres négociateurs devait être renforcé sur plusieurs points : « un engagement explicite de l’Iran à ne pas développer ni à se doter d’armes nucléaires ; la question de l’enrichissement à long terme (que l’Iran souhaite inconditionnelle) ; un traitement satisfaisant du stock d’uranium enrichi à 20 % (l’Iran exige la prise en compte, dès la première période de six mois, des besoins liés à ses futurs réacteurs de recherche) ; la limitation de la production de centrifugeuses au seul remplacement des centrifugeuses cassées ; la suspension de toutes les activités liées à la construction du réacteur d’Arak et à la fabrication ainsi qu’au test de son combustible. » Laurent Fabius, « La genèse de l’accord du 14 juillet 2015 sur le nucléaire iranien », in Revue internationale et stratégique, 2016, n°102, p. 6-37. John Kerry, dans ses propres Mémoires, considère quant à lui que les reproches étaient infondés et surtout qu’ils n’avaient pas été partagés entre négociateurs avant les déclarations françaises à la presse. Voir : John Kerry, Every Day is Extra, New York, Simon & Schuster, 2018, p. 498.
- « McCain : ‘Vive la France’ for blocking Iran nuclear deal », France 24, 10 novembre 2013.
- L’importance du travail de défense de l’Accord nucléaire vis-à-vis du Congrès est notamment décrit dans les mémoires de Wendy Sherman, Under Secretary of State for Political Affairs de 2011 à 2016, et l’une des principales de ces négociations, Not for the Faint of Heart, Public Affairs, 2018.
- “Israel has the right to protect its security and people, in line with international law”, X, 18 juin 2025.
- Statement by the Ministers of Foreign Affairs of France, Germany, and the United Kingdom, together with the High Representative of the European Union , 18 juin 2025.
- Selon Eurobazooka, notre sondage exclusif réalisé avec Cluster 17 : le soutien pour un bond en avant dans la défense est largement majoritaire : 70 % estiment que l’Union européenne ne doit compter que sur ses propres forces pour assurer sa sécurité et sa défense Vers l’armée européenne : les Européens ont plus confiance en une armée commune européenne (60 %) qu’en leur armée nationale (19 %) pour assurer la sécurité de leurs pays. Les Européens soutiennent très largement la saisie des avoirs russes : 61 % d’Européens se déclarent favorables à la saisie des avoirs russes gelés et à leur utilisation pour financer le soutien à l’Ukraine.