Si 2024 marquait les cent ans de la mort de Kafka, l’année 2025 célèbre sa renaissance. On doit à la trahison testamentaire de Max Brod la publication de Der Prozess en 1925 — Le Procès grâce à la traduction d’Alexandre Vialatte.
L’œuvre de Kafka pouvait naître et circuler jusqu’à atteindre le statut qu’on lui connaît aujourd’hui.
C’est précisément les premiers passeurs ou « découvreurs » de Kafka qui sont au cœur de l’essai de Maïa Hruska publié chez Grasset Dix versions de Kafka (2024). Paul Celan, Primo Levi, Bruno Schulz, Alexandre Vialatte, Milena Jesenská, Jorge Luis Borges… Dix traducteurs qui proposent chacun à leur manière une lecture personnelle de l’œuvre kafkaïenne.
Vous avez écrit un essai intitulé Dix versions de Kafka dans lequel vous racontez comment les dix premiers traducteurs de langues différentes de Kafka en sont venus à le traduire — pourquoi et de quelle façon. Vous explorez aussi le rapport qui naît entre ces « découvreurs » et Kafka, et les liens qui rassemblent d’une certaine manière tous ces traducteurs qui étaient loin de n’être d’ailleurs que des traducteurs — et loin d’être des inconnus : Jorge Luis Borges, Paul Celan, Primo Levi, Alexandre Vialatte, etc. Cet essai vous l’avez publié l’année dernière chez Grasset au moment où l’on commémorait le centenaire de la mort de Kafka. Mais vous avez déjà eu l’occasion de dire que 2025, centenaire de la publication du Procès, vous semblait peut-être une commémoration encore plus importante.
Absolument. Kafka a peu publié de son vivant. Il a seulement autorisé la parution d’une poignée de textes et a détruit lui-même le plus gros de son œuvre — et quand je dis œuvre, je parle de tous ses textes, littéraires, correspondances, écrits personnels.
Et Kafka a demandé à Max Brod de détruire après sa mort la troisième partie restante.
Évidemment, on sait que Max Brod n’a non seulement pas respecté la demande testamentaire de Kafka, mais qu’il a trié, édité, mis en volume et diffusé ces textes.
Georges Perec, en parlant de ses parents qu’il n’a pas connus, dit « leur mort fut l’affirmation de ma vie ». C’est un peu la même chose avec Kafka : c’est d’une certaine façon au moment de sa mort que son œuvre naît et que naît le Kafka que nous connaissons. Son entourage se sent alors autorisé à aller piocher dans son monde — pour mettre en valeur et pour diffuser. Le patronyme Kafka peut alors s’installer dans la littérature européenne, puis mondiale.
C’est pour cela que je disais qu’il fallait certes commémorer en 2024 le centenaire d’une mort de Kafka, mais qu’il fallait surtout célébrer le centenaire du début de l’aventure éditoriale de Kafka — notamment avec le centenaire de la publication du Procès.
Grâce à cette trahison testamentaire et à cette aventure éditoriale entreprise par Max Brod, les textes de Kafka circulent, traversent les frontières — l’océan même, et arrivent jusque dans les mains des premiers traducteurs dont je parle dans le livre. Ce fut donc l’affirmation de la vie de Kafka.
Max Brod est entré dans l’œuvre de Kafka comme on entre dans l’appartement d’un mort.
Maïa Hruska
Certains ont été assez durs avec les choix ou coupes, parfois arbitraires, qu’a dû faire Max Brod avec les manuscrits. Je pense à Hannah Arendt notamment.
Il faut dire que Kafka ne lui avait pas facilité la tâche — ce qui est logique puisqu’il ne voulait pas que les textes soient publiés… Il n’y avait aucun ordre dans les textes.
L’œuvre n’était pas seulement inachevée. Elle était aussi totalement désordonnée. Elle était répartie dans différents endroits : une partie des manuscrits se trouvaient dans ses tiroirs, une autre chez ses parents et chez certains de ses proches — comme chez Milena Jesenská.
Je pense que Max Brod est entré dans l’œuvre de Kafka comme on entre dans l’appartement d’un mort. Il faut faire des cartons, il faut choisir ce qu’on garde, ce qu’on laisse, ce qu’on jette, ce qu’on recycle, ce qu’on répare, ce qu’on rénove.
Vous qualifiez dans votre essai les traducteurs de Kafka de « ses découvreurs ». Ne pourrait-on pas dire que Max Brod est aussi son premier « traducteur » d’une certaine manière — dans le sens de passeur ?
C’est vrai : au fond, les éditeurs sont souvent aussi des traducteurs, au sens où les éditeurs sont ceux qui matérialisent une idée, le livre. Ils lui donnent une existence éditoriale. Ils corrigent, ils modifient, ils coupent, ils réorganisent — surtout quand c’est désordonné.
L’éditeur est donc un passeur, surtout quand c’est le premier. Cela a été le cas de Max Brod. Il n’a pas fait accoucher Kafka de son vivant ; Kafka accouchait de ses propres textes — la nuit, seul dans sa chambre, à chaque fois qu’il avait un moment calme. En revanche, pour filer la métaphore, Brod a élevé ces textes — il les a élevés au rang de livre. Et cela a permis leur circulation.
Vous défendez très joliment les premières traductions en évoquant notamment la force des premières amours. Y a-t-il cependant des retraductions de Kafka que vous trouvez meilleures que les premières ?
Pour ce livre je n’ai pas fait d’analyse ligne à ligne entre les premières versions et les dernières. Je me suis concentré sur ces premières traductions et ces premiers traducteurs car ils font l’objet chez moi d’une véritable et grande tendresse.
En restant dans le vocabulaire de l’enfance, on est là face aux premiers balbutiements. Ces traductions Kafka sont balbutiantes parce qu’elles n’avaient pas et ne pouvaient avoir le recul qu’ont eu ensuite les retraducteurs. Ensuite, on a pu s’appuyer sur toute une exégèse, sur des commentaires et travaux universitaires, sur les erreurs des autres aussi.
Les premiers traducteurs — qui souvent d’ailleurs ne se consacraient pas qu’à la traduction — ne pouvaient s’appuyer sur aucune biographie. Ils avançaient à tâtons et en plus, ils travaillaient dans l’urgence. Ils sentaient qu’il y avait là quelque chose dans cette œuvre, quelque chose qui appelait à une attention immédiate — dans un monde en bouleversement perpétuel. En un mot, ils avaient peu de recul et peu de temps devant eux.
On traduisait Kafka non pas parce qu’il était tchèque, juif ou parce qu’il écrivait en allemand ; on le traduisait parce qu’il représentait une sorte d’agglutination de forces, de faiblesses, d’ambiguïtés.
Maïa Hruska
Que peut nous dire aussi le rapport qu’avaient ces traducteurs à la langue allemande ?
Il faut aussi ajouter effectivement qu’aucun d’entre eux n’était germaniste de profession. Ils avaient tous appris l’allemand mais avaient tous un rapport différent à la langue et un niveau différent.
En Europe, à ce moment-là, on apprenait l’allemand parce qu’on n’avait pas le choix. Si votre territoire était souvent passé sous la coupe allemande, que l’allemand devenait une langue obligatoire à l’école. La langue entrait en vous, parce qu’elle entrait d’abord dans le territoire dans lequel vous habitiez. C’est ainsi, par exemple, que Paul Celan et Bruno Schulz en sont venus à parler allemand.
Primo Levi avait déjà fait de l’allemand à l’université de Turin mais c’est à Auschwitz que la langue allemande est entrée dans sa chair. Après Auschwitz, il parlait donc l’allemand mais contre son gré.
Ces ambiguïtés que tous ces traducteurs avaient avec la langue allemande racontent quelque chose de l’histoire du continent européen à cette époque. Elles disent quelque chose de l’idée que l’on se faisait de l’identité européenne. On traduisait Kafka non pas parce qu’il était tchèque, juif ou parce qu’il écrivait en allemand ; on le traduisait parce qu’il représentait une sorte d’agglutination de forces, de faiblesses, d’ambiguïtés qui leur étaient très familières. Ces ambiguïtés que Kafka ressentait aussi vis-à-vis de la langue allemande, ses traducteurs les ressentaient.
La langue allemande était une langue dans laquelle ils se sentaient tantôt accueillis, tantôt parfaitement étrangers. La langue allemande leur avait fait subir à la fois des consolations et des misères terribles.
C’est la raison pour laquelle ils avaient une telle affinité avec l’œuvre de Kafka, c’était parce que c’était le rapport à la langue allemande qui a été très longtemps la langue du droit.
Vous écrivez : « Notre lecture d’aujourd’hui est redevable à celles des premiers regards qui se sont posés sur elle ». En quoi chacun de ces traducteurs va faire une lecture personnelle des textes de Kafka, en y décelant quelque chose de différent à chaque fois ?
La première chose qui saute aux yeux de Vialatte, par exemple, quand il lit Kafka, c’est l’humour. C’est cette nouvelle forme de comique grave et léger en même temps.
Or pour Borges, ce qui va la frapper et marquer en plus du reste, c’est le rapport de Kafka à la notion d’infini, qui est un sujet qui alimente déjà l’œuvre du maître argentin. Tout l’univers borgésien peut s’engouffrer dans ces œuvres inachevées, sans fin. Il a l’impression de rencontrer un ami. S’installe une sorte de conversation que Borges va ensuite poursuivre.
La figure de Kafka devient une sorte de fantôme qui guidait son propre travail, dans cet espace que Borges percevait comme fondamentalement labyrinthique.
Les ambiguïtés que tous les premiers traducteurs de Kafka avaient avec la langue allemande racontent quelque chose de l’histoire du continent européen à cette époque.
Maïa Hruska
Vous employez même le terme « d’attraction » pour définir ce que Borges éprouve par rapport à Kafka.
Tout à fait, c’est une attraction — dans les deux sens du mot.
C’est une attraction au sens magnétique, c’est-à-dire que Kafka représente une sorte de champ magnétique qui attire vers lui non seulement des lecteurs, mais aussi des traducteurs qui sont attirés pour des raisons qui sont personnelles et très différentes les unes des autres. Et mon livre propose dix hypothèses sur les raisons de cette attraction.
Et puis, c’est une attraction au sens du jeu, de la fête foraine. Il y a une jubilation chez Borges à traduire Kafka. C’est la raison pour laquelle il lui consacrera autant de temps. Il aura été non seulement l’un des premiers traducteurs de Kafka, mais aussi l’un de ses principaux commentateurs, préfaciers, conférenciers.
Kafka, chez Borges, n’est pas qu’un objet de vif intérêt, de travail, d’étude, c’est aussi une présence.
On semble trouver dans l’œuvre de Kafka une abstraction qui permet une universalité qui permet à son tour une sorte d’identification du lecteur aux personnages. On pense très vite notamment à Joseph K. avec cette majuscule : c’est Kafka, c’est tout le monde, c’est personne — mais ce sont aussi les traducteurs, dites-vous, qui pourraient dire, eux aussi, comme Flaubert, « Joseph K., c’est moi ».
En effet et je pense tout particulièrement à Paul Celan. Il fut l’un des traducteurs de Kafka en roumain dans les années 1940, après la guerre.
Il faut savoir que la bibliothèque personnelle de Paul Celan a d’abord été entreposée à l’École normale supérieure, avant d’être transférée pour partie en Allemagne à Marbach — où sont entreposées également une partie des archives de Kafka. C’est intéressant de voir ces deux écrivains, qui n’ont jamais possédé le passeport allemand, avoir leurs archives entreposées en Allemagne — dans une ville où ils n’ont jamais mis les pieds. Certains se retrouvent donc même de façon posthume au même endroit. Il ne s’agit pas du même tombeau — même si Kundera disait que les archives sont comme des cimetières…
Kafka, chez Borges, n’est pas qu’un objet de vif intérêt, de travail, d’étude, c’est aussi une présence.
Maïa Hruska
J’ai donc pu consulter les archives de Paul Celan à Marbach, puisque j’y étais pour Kafka.
L’avantage quand on entre dans ces archives-là, c’est qu’une fois que vous y êtes, vous pouvez demander de voir ce que vous voulez. J’ai ainsi pu consulter les éditions de Kafka que Paul Celan possédait de son vivant. Celan annotait des choses dans la marge des textes de Kafka.
J’ai notamment trouvé dans une édition du Journal de Kafka plusieurs fois des « Ich » écrits par Celan. C’est « je », c’est « moi ». J’ai trouvé cela bouleversant.
Pourriez-vous revenir également sur le cas de Primo Levi qui est, lui aussi mais d’une autre manière, bouleversant ?
Primo Levi a traduit Le Procès dans les années 1980 à la demande d’Einaudi par l’intermédiaire d’Italo Calvino. Et c’est une expérience qu’il a regrettée. Il dira notamment pendant la campagne de promotion que cela a été la pire décision de sa vie car cela l’a replongé dans quelque chose qu’il pensait avoir dépassé.
Une sorte d’identification s’opère entre Primo Levi — mais cette fois-ci avec Joseph K. Et si effectivement il y a identification, il n’y a certainement pas de consolation.
Ce sont deux hontes qui s’affrontent, ou du moins qui se retrouvent. La honte de Primo Levi, la honte du survivant, rencontre celle de Joseph K. qui est la honte de ne pas savoir survivre. Ce sont deux hontes parallèles qui ne savent pas se consoler l’une l’autre.
Quand vous rencontrez quelqu’un qui vous ressemble, soit cela vous rassure, soit cela vous terrifie. C’est ce que Freud appelait Unheimliche.
N’est-ce pas aussi, au fond, ce que le lecteur peut éprouver à la lecture de Kafka, ce rapport ambivalent entre le malaise et le plaisir ?
Oui, mais le rapport est différent. Un lecteur peut toujours reposer le livre et le reprendre pour plus tard. Quand un écrivain s’engage à le traduire, je dirais qu’on est au-delà du malaise. En tout cas, le traducteur doit nécessairement dépasser le malaise.
Une traduction est un tête-à-tête — un tête-à-tête qui se prolonge à chaque fois plusieurs mois, voire parfois plusieurs années.
Diriez-vous d’ailleurs que le narrateur kafkéen est flaubertien, présent partout et visible nulle part, qui ne laisse pas le lecteur respirer tout en lui offrant toujours plusieurs dimensions, couches de lecture ? Au-delà de la filiation, Kafka ne va-t-il même pas plus loin dans la façon par laquelle il fait exister le narrateur ?
C’est une très bonne question, je n’y avais jamais pensé. L’univers narratif que crée Kafka est très complexe avec ce narrateur qui est effectivement omniprésent, que l’on sent mais que l’on ne voit pas.
Cette présence un peu anonyme, si j’ose dire, me fait penser à l’anonymat que Kafka aime souvent attribuer à ses personnages. En glissant un peu plus dans les interprétations mystiques ou mythologiques qui ont pu être faites des textes de Kafka, on se rend compte qu’il y a en permanence la recherche de la clef de l’histoire. Cela m’intéresse beaucoup, cette quête des clefs et des portes. En un mot, je pense que les personnages de Kafka adoreraient rencontrer leur narrateur — et qu’ils n’y arrivent pas.
Une traduction est un tête-à-tête — un tête-à-tête qui se prolonge à chaque fois plusieurs mois, voire parfois plusieurs années.
Maïa Hruska
Gershom Scholem dirait que les personnages de Kafka sont à la recherche d’une révélation ou d’une rédemption, mais toujours à la recherche d’une clef — de la loi, de l’histoire ou de leur identité. Il y a toujours cette recherche. Face à cela, les personnages de Kafka se heurtent à des portes, à des murs. Ces obstacles qui paraissent infranchissable sont en plus frustrants dans la mesure où ils disent qu’il y a peut-être une explication à tout ce qui arrive, mais qu’elle ne sera pas dévoilée pour autant.
De même que les personnages de Pirandello sont en quête d’auteurs, les personnages de Kafka sont en quête de narrateur. Ce même narrateur qui les fait exister et avec lequel ils ont donc envie de régler leur compte de leur fait subir toutes ces aventures.
Les personnages et le lecteur sont en cela quasiment au même niveau.
Absolument, le lecteur n’en sait jamais plus que le personnage. Personne n’a un coup d’avance. C’est aussi l’une des raisons pour laquelle on lit jusqu’au bout Le Procès : on s’attend à quelque chose, qui n’arrive jamais. Le malaise vient aussi de là, de ce rendez-vous sans cesse reporté.
Cette quête fait qu’on n’a jamais fini de lire Kafka, on n’a jamais fini de le traduire, on n’a jamais fini de le comprendre. En ce sens, les lectures sociologiques qui en ont été faites disent que le grand narrateur de Kafka, c’est la machine, c’est l’administration, c’est l’État. Kafka a lui-même fréquenté les frères Weber qui façonnaient à ce moment-là cette nouvelle discipline qui s’appelait la sociologie.
Les personnages sont donc pris au piège du destin au sens tragique que lui donnaient les Grecs. Chez Kafka, c’est moins grec mais tout aussi tragique : ce ne sont plus les dieux qui punissent mais une machine. C’est une machine que vous ne voyez pas, c’est une machine qui n’a pas de nom, c’est une machine qui n’a pas de lois — ou des lois que vous ignorez, que l’on vous cache.
On peut donc faire de Kafka un penseur des mécanismes. Il s’intéressait beaucoup d’ailleurs à la technique et a beaucoup écrit sur les machines. Il aimait par exemple observer les décollages et les atterrissages des avions, leurs mécanismes.
Lors de son voyage à Paris, il observe le mécanisme des avions, par exemple. Il regarde la façon dont les premiers avions décollent, atterrissent, etc. Et il se pose tout un tas de questions sur leur minutie.
De même que les personnages de Pirandello sont en quête d’auteurs, les personnages de Kafka sont en quête de narrateur.
Maïa Hruska
Cette quête sans fin dont vous parlez pourrait-elle aussi s’expliquer par le fait que les œuvres en question sont généralement inachevées ? Auraient-elles d’ailleurs pu avoir une fin ?
On ne sait pas vraiment pourquoi elles sont inachevées, on ne sait pas si Kafka voulait laisser ainsi : si c’est parce qu’il est mort trop tôt, ou parce qu’il était mécontent de son travail. En tout cas, cette incomplétude fait partie de la richesse de l’œuvre en tant qu’élément de plus à explorer — et à tenter d’expliquer.
Il suffit de voir le nombre de disciplines qui continuent à étudier son œuvre — les psychanalystes, les sociologues, les juristes, les talmudistes : tous pensent avoir la clef.
Vous avez dit tout à l’heure — et vous l’écrivez aussi dans le livre — que nous sommes dans l’attente d’une révélation qui ne vient jamais. La révélation ne serait-elle pas finalement dans cette attente qui n’en finit pas ?
Freud disait que la psychanalyse, c’était interminable ; interminable parce qu’inachevé ; et inachevé parce que le matériau, l’inconscient, était insondable.
Et parce que c’est insondable, on ne cesse de le sonder. Il me semble qu’il en va de même avec l’œuvre de Kafka, notamment dans le rapport qu’établit la traduction. Elle est interminable : par son inachèvement, par son style à la fois limpide et mystérieux, par les sentiments très contradictoires qu’elle inspire à ses lecteurs et à ses traducteurs, elle est intraduisible au sens où l’entend Barbara Cassin — c’est-à-dire l’intraduisible notamment comme ce que l’on ne cesse pas de traduire.
Les psychanalystes, les sociologues, les juristes, les talmudistes : tous pensent avoir la clef.
Maïa Hruska
J’aimerais répondre à votre question par le truchement Kundera qui, d’une certaine façon, a construit toute son œuvre par opposition à celle de Kafka.
Je m’explique : Kundera était un immense lecteur de Kafka. Je pense notamment à son magnifique Les Testaments trahis. Kundera était complètement horrifié par ce qui avait été fait aux œuvres de Kafka : non seulement son testament n’avait pas été respecté — bien que Kundera reconnaissait lui-même que s’il avait été à la place de Max Brod il aurait peut-être fait la même chose — mais son seul espace, son seul territoire avait été piétiné par son entourage.
Il y a toute une réflexion sur le rapport de Kafka à l’espace, à la propriété — que j’évoque aussi dans mon livre. Au fond, le seul espace vraiment à Kafka était l’écriture, ses textes. Au bureau, il n’avait jamais un mètre carré à lui, il y avait du bruit, des gens qui le dérangeaient sans cesse. Et quand il vivait chez ses parents, c’était plus ou moins la même chose. De même quand il essayait de vivre avec ses compagnes. Ajoutons à cela un empire austro-hongrois en pleine décomposition, où les territoires bougeaient sans cesse, les frontières étaient redessinées, les identités redistribuées et où la notion de souveraineté, notamment quand on appartenait à une famille juive, était flottante.
Le seul espace où Kafka se sentait véritablement souverain c’est l’écriture. Sa seule propriété était intellectuelle. Kundera souligne ainsi que Kafka a été dépossédé du seul espace qui fut le sien, à savoir son œuvre. À cet égard, Kundera est aussi très sévère avec les différents traducteurs de Kafka qu’il accuse de s’être accaparé ce territoire, de l’avoir empiété.
Kundera va donc tenter d’immuniser son œuvre pour qu’elle ne souffre pas le même sort que l’espace kafkéen.
En constatant cette dépossession complète d’une œuvre, Kundera structure sa propre œuvre en opposition à celle de Kafka. Soyons clairs : il n’est pas question ici de désaccords. Ce que va faire Kundera c’est écrire son œuvre comme un testament, la construire comme son propre commentaire.
Ainsi, Kundera anticipe les incompréhensions, les analyses un peu bancales qui pourraient être faites de son œuvre après sa mort — il les désamorce de son vivant. Il voulait éviter le destin de l’espace kafkéen qui est celui de devenir une sorte de bête qui se fait dépecer ou autopsier à chaque nouveau colloque de sociologie, de psychanalyse, de droit, etc. Kundera est donc très clair, il prépare ses futurs lecteurs en disant ce qu’il a voulu — ou n’a pas voulu — montrer. En ce sens, dès les premières pages de son édition en Pléiade, Kundera écrit qu’il s’agit là de son œuvre définitive. Il cherche à avoir une maîtrise sur ses textes.
Le seul espace où Kafka se sentait véritablement souverain c’est l’écriture. Sa seule propriété était intellectuelle.
Maïa Hruska
Mais n’est-ce pas là aussi un désir testamentaire impossible de Kundera et, comme pour Kafka, une volonté qui n’a pas été respectée ? N’est-ce pas aussi le propre de ces textes dont l’appropriation de la part des lecteurs est infinie — à commencer par celle des différents traducteurs ?
Pour reprendre une expression kundérienne, les premiers traducteurs de Kafka n’avaient entre leurs mains que l’œuvre et rien d’autre. Et Vialatte ajoutait qu’ils ont dû se faire ce qu’il appelle une idée fausse mais qui leur était nécessaire de l’œuvre de Kafka.
Cette expression est magnifique : ils avaient besoin d’un écart. Il fallait s’en faire une idée fausse pour trouver cette espèce d’écart vital nécessaire pour ne pas complètement sombrer dans le même destin que les personnages de Kafka.
Vialatte était proche du peintre Dubuffet à l’époque où ce dernier peignait ce qu’il appelait les portraits à ressemblance évitée. Sa théorie géniale consistait à dire que si l’on voulait représenter quelqu’un de façon fidèle, il fallait faire un portrait qui ne lui ressemblait a priori pas du tout.
Je trouve qu’il y a quelque chose de similaire dans la traduction.
Selon certains traducteurs, la traduction de Kafka sera d’autant plus fidèle qu’ils s’en seront fait une idée très personnelle — donc fausse.
Ce que j’essaye de démontrer dans mon livre c’est que même si les premières traductions étaient balbutiantes, imparfaites, pleines de contre-sens, un peu hâtives, ces défauts font leur charme. Et c’est grâce à elles que Kafka se fait connaître et nous parvient. Aujourd’hui, par exemple, il existe une trentaine de traductions de Kafka en français. Si vous multipliez cela par le nombre de langues et de dialectes, on a une petite idée de l’univers très borgésien, justement, dans lequel nous sommes.
On pourrait peut-être dire que ces premiers traducteurs opèrent comme des doubles.
Je crois beaucoup à cela. Au début, mon livre devait s’appeler « Kafka et ses doubles ». Il y a une sorte de dédoublement qui a lieu lors d’une traduction.
Le traducteur devient le porte-voix d’un écrivain le temps d’une traduction. Dans le cas de Vialatte, ce fut le temps d’une vie — comme Borges d’ailleurs. Si on utilise le vocabulaire du XIXe siècle, le double en allemand se dit doppelgänger. Et le Doppelgänger, c’est une figure de la littérature fantastique du XIXe. C’est Dr. Jekyll et Mr. Hyde, c’est la personne qui se glisse dans vos pas. Doppel, c’est le double — gänger, c’est celui qui vous suit.
Selon certains traducteurs, la traduction de Kafka sera d’autant plus fidèle qu’ils s’en seront fait une idée très personnelle — donc fausse.
Maïa Hruska
Dans tous les romans du XIXe qui intègrent cette notion de double, tout se passe très bien dans la vie de ces personnages doubles, personne ne se doute de rien, jusqu’au moment où un détail va les trahir, ils vont commettre une petite erreur.
C’est la même chose avec la traduction. Il y a toujours un moment où un détail va révéler que nous sommes en présence non pas de Kafka, mais de Kafka traduit par Borges, par Schulz ou par Vialatte.
Vous écrivez à un moment : « Kafka et Borges s’accordaient sur leur incapacité à tolérer le monde extérieur tel qu’il était. La littérature était leur seule quiétude ». Diriez-vous que tous deux ont le même rapport à l’écriture ? On sent peut-être chez Borges qu’il trouve effectivement la quiétude ; chez Kafka, en revanche, on sent plus le processus, la volonté de la trouver, la quête. On le voit notamment dans le style, dans cette écriture ronde et harmonieuse chez Borges, plus tendue et pressée chez Kafka.
Vous avez raison. Kafka et Borges vivent tous deux dans un labyrinthe. Ils en ont tous les deux conscience, sauf que chez l’un, cela procure une jubilation ; et chez l’autre, cela provoque une angoisse.
L’écriture borgésienne est beaucoup plus ronde et tortillante que celle de Kafka qui peut être très épurée, très sobre. Borges est un peu le Minotaure. Il est très heureux d’être au milieu de son labyrinthe, de sa bibliothèque. Il pourrait y rester tout seul — il y est d’ailleurs resté.
On revient à la question de l’espace. C’est quelque chose que j’essaye d’aborder dans chacun des chapitres : le rapport à l’espace de Kafka et de ses traducteurs.
Cette différence entre Kafka et Borges est-elle liée aussi à la question de la blessure chez le premier ? Je pense notamment au titre du chapitre sur Celan : « Kafka et Paul Celan : le baume et la blessure ».
La blessure c’est précisément le rapport à la langue — à la langue allemande. Kafka et certains de ses premiers traducteurs sont des écrivains qui ont un rapport douloureux à la langue.
Kafka meurt en 1924. Il ne va donc pas être témoin de l’horreur à laquelle vont assister ses premiers traducteurs — mais qu’il avait pressenti. C’est d’ailleurs pour cela qu’on pourrait dire que son œuvre s’inscrit dans ce qui a été appelé le « réalisme lointain ».
La langue ou la topographie de la langue, telle que j’en parle dans le livre, ce sont les mots, un usage, mais c’est d’abord et surtout un organe. La langue part du corps et elle y revient. Ainsi, quand on blesse la langue allemande, comme l’a étudié de façon très rigoureuse Klemperer, par exemple, on inflige des blessures à un lexique, à une culture mais on blesse aussi le corps. Il y a un effet boomerang, une sorte de boomerang linguistique.
Kafka et Borges vivent tous deux dans un labyrinthe. Ils en ont tous les deux conscience, sauf que chez l’un, cela procure une jubilation ; et chez l’autre, cela provoque une angoisse.
Maïa Hruska
Pourquoi dans le titre du chapitre sur Celan avoir mis les termes dans cet ordre : d’abord le baume, puis la blessure ?
Dans le cas de Celan, la langue allemande faisait déjà partie de sa vie, c’était littéralement sa langue maternelle, la langue de sa mère. Pour lui, la langue allemande est donc une langue douce qui est synonyme de tendresse. Mais c’est aussi la langue qui va décréter ensuite la mise à mort de sa mère. La même langue dans laquelle il a aimé sa mère va être employée pour la mettre à mort. La langue allemande est pour Celan mise en vie puis mise à mort.
Dans le même esprit, Zweig — qui ne fait pas partie de mon corpus bien que je le mentionne par moments — explique très bien dans Le Monde d’hier ce que c’est que de se faire mettre à la porte de chez soi par sa propre langue. C’est un déchirement.
Kafka a aussi un rapport particulier avec l’allemand. Il emploie la langue allemande faute de mieux, par défaut. Il dira que la langue allemande ne semble pas coller complètement à l’idée qu’il se fait de sa situation.
Quand Milena Jesenská, l’une de ses traductrices qui figure dans mon essai et avec qui il eut une relation amoureuse très intense, lui demande s’il veut qu’ils s’écrivent en allemand ou en tchèque, Kafka répond qu’il préfère que ce soit en tchèque…
Mais il va réussir à faire de la littérature avec ou à partir de la langue allemande — dite de procès-verbal, en la sortant hors de tous mouvements artistiques ou politiques. C’est aussi l’une des marques de son génie.