Comme annoncé en fin de semaine dernière, Friedrich Merz a soumis en séance plénière deux motions portant sur le durcissement de la politique migratoire de l’Allemagne, après la déclaration de politique générale du chancelier sortant Olaf Scholz. 

  • Ce tournant migratoire survient après une série d’attaques barbares perpétrées par des demandeurs d’asile d’origine syrienne, afghane et saoudienne sur le sol allemand depuis le début de l’année passée. Selon les sondages toutefois la situation de l’économie allemande semble préoccuper davantage les allemands
  • Le Bundestag vient d’adopter, à 348 voix pour, 344 voix contre et 10 abstentions, une motion non contraignante sur le durcissement de la politique migratoire allemande avec les voix de l’Union chrétienne démocrate (CDU/CSU, EPP), du parti libéral-démocrate (FDP, Renew) et du parti Alternative für Deutschland (AfD, ESN). 
  • Les parlementaires ont largement suivi les consignes de vote par groupe. Seule une députée de la CDU, Antje Tillmann, a voté contre la motion. Hormis deux abstentions, le groupe FDP dirigé par l’ex ministre des finances Christian Lindner a également soutenu la motion de la CDU, tandis que le groupe du Bündnis Sahra Wagenknecht (BSW), jeune parti de gauche populiste, s’est abstenu en bloc. Un vote contraire de ses dix membres aurait permis de mettre en minorité la motion de la CDU/CSU.

Le cordon sanitaire (en allemand Brandmauer) imposé à l’AfD est désormais rompu pour la première fois au niveau du parlement fédéral, même si le texte voté n’a pas de valeur légale. 

  • Il s’agit d’une rupture historique, mais il y a un précédent à cette “rupture de barrage” : le rapprochement entre les partis libéraux, de droite conservatrice et d’extrême droite avait eu lieu à Erfurt en Thuringe il y a près de cinq ans.
  • En février 2020 le député élu au Landtag Thomas Kemmerich (FDP) avait été brièvement élu ministre-président de Thuringe avec le soutien de son parti, de la CDU et de l’AfD. Le scandale provoqué par ce vote commun avait été tel que la présidente de la CDU, Annegret Kramp-Karrenbauer, avait été contrainte de démissionner, accusée d’avoir mal géré l’affaire. 

Cette rupture intervient dans un contexte particulier. 

  • Friedrich Merz, le candidat favori à la chancellerie, élu en janvier 2022 à la tête du centre-droit allemand, avait remis en cause à l’été 2023 le cordon sanitaire en évoquant une potentielle coopération avec l’AfD au niveau des communes, voire des Länder, avant de reculer face aux critiques de la direction de son propre parti. Par ailleurs l’AfD a également conquis en juin 2023 le Landkreis de Sonneberg en Thuringe, qui constitue donc le premier mandat exécutif du parti. 

S’il reste à ce stade difficile d’imaginer qu’il puisse y avoir une coalition entre l’AfD et la CDU/CSU au niveau fédéral après le vote du 23 février, dans les couloirs du Bundestag on craint que ce vote « ne change tout au niveau régional et municipal ».

  • Selon nos calculs, dans le cas extrême où la discipline du cordon sanitaire sautait dans l’intégralité des parlements régionaux, la CDU et l’AfD détiendraient actuellement la majorité des sièges dans 13 régions sur 16.
  • Au plan arithmétique, la formation de majorités CDU-AfD est actuellement facilitée par la première position de la CDU dans une majorité de Länder. Seules les deux cités-États de Brême et Hambourg voient encore un parti de centre-gauche (le SPD) arriver en tête, tandis que l’AfD l’emporterait en Thuringe, au Brandebourg et au Mecklembourg-Poméranie-Occidentale.
  • La majorité théorique CDU-AfD aurait une autre conséquence, tout aussi importante : aussi longtemps que le cordon sanitaire reste en place, aucun gouvernement régional ne peut plus être formé contre les conservateurs. Dans tous les cas de figure, cette situation devrait donner un levier important à la CDU/CSU au niveau régional.
  • En pratique, la question est cependant peu pressante à court terme pour la direction de la CDU, puisque la seule élection régionale prévue en 2025 aura lieu le 2 mars à Hambourg, ville-Land dominée par le centre-gauche. Quatre élections auront lieu en 2026, dont deux à l’est, au Mecklembourg et en Saxe-Anhalt – la CDU devra alors le cas échéant sortir de l’ambiguïté, alors même qu’il est probable qu’elle gouvernera en coalition avec les Verts ou le SPD au niveau fédéral. 

Une journée historique pour la démocratie allemande ?

Les débats au Bundestag de l’après-midi ont été particulièrement durs. Lorsque les résultats du vote ont été annoncés, seul le groupe parlementaire de l’AfD a exprimé sa joie, l’ambiance sur les autres bancs étant plutôt lugubre. 

Olaf Scholz a en particulier saisi l’occasion de la rupture de taboue ouverte par son concurrent Merz pour remettre en cause d’une manière inédite le comportement de ce dernier et sa capacité à gouverner le pays. 

  • Le chancelier a déclaré :  « Il y a des limites qu’un homme d’État ne peut pas franchir. Le chancelier prête serment pour garantir et pour défendre la constitution et le droit. C’est ce que prévoit notre loi fondamentale. Le chef de l’opposition dit vouloir jouer « all-in » avec sa proposition – comme on le fait lors d’une partie de poker. Mais le pays n’est pas une partie de poker. La cohésion de l’Europe n’est pas une mise de jeu et un chancelier ne peut pas être un flambeur, car il décide dans le pire des cas de la guerre ou de la paix. »
  • Face à des sondages défavorables, Olaf Scholz pourrait chercher à rééditer l’exploit de 2021, qui avait vu le SPD dépasser d’un point et demi de pourcentage l’union CDU/CSU.
  • Olaf Scholz, qui a désigné le risque encouru par son concurrent comme « une erreur impardonnable », agite désormais la menace d’une coalition des droites en Allemagne et axera sans doute sa campagne sur la nécessité de préserver la démocratie allemande du retour de l’extrême droite au pouvoir.
  • Il a déclaré : « Pour les citoyens allemands, les choses sont désormais au moins entièrement claires : il ne peut pas y avoir de majorité après l’élection législative pour la CDU/CSU et l’AfD. Sinon nous courons le risque d’un gouvernement ‘Noir-Bleu’ en Allemagne. Quelqu’un dit ne pas se soucier de qui vote les motions qu’il dépose, il vous dit également ne pas se soucier de qui vote pour lui »

Friedrich Merz a quant à lui réitéré l’argumentaire déployé à la suite du double meurtre d’Aschaffenbourg, tout en réitérant son intention de gouverner au centre. 

  • Après la victoire de la motion de la CDU/CSU, Friedrich Merz a réitéré sa proposition de nouvelles négociations au SPD et aux Verts. Le candidat à la chancellerie de l’Union a déclaré ne chercher « pas d’autres majorités que celles qui se trouvent au centre démocratique de notre Parlement », affirmant au sujet de ce vote inédit que « si une telle majorité s’est dégagée ici aujourd’hui, je le regrette ». 
  • Le Bundestag doit se prononcer vendredi sur une loi visant à « limiter l’afflux [de migrants] » (Zustromsbegrenzungsgesetz), par laquelle la CDU/CSU veut notamment mettre fin au regroupement familial pour les réfugiés ayant un statut de protection limité. Merz a invité le SPD et les Verts à discuter d’ici vendredi avec la CDU/CSU « de la manière dont nous pouvons obtenir avec vous une majorité sur le projet de loi que nous avons déposé ici au Bundestag ». Il a ajouté : « Si vous vous dérobez à cette responsabilité, il restera de votre responsabilité qu’aucune majorité ne se soit dégagée à ce sujet. »

Pour Alice Weidel, la candidate à la chancellerie de l’AfD et coprésidente du parti, ce vote marque la fin d’un « cartel anti-démocratique » et constitue un « grand jour pour la démocratie ». 

  • L’union des suffrages de la CDU, du FDP et de l’AfD démontre à ses yeux que le gouvernement SPD-Verts-FDP de Scholz n’était « pas nécessaire », ce qui apparaît clairement comme une main tendue vers un gouvernement commun des droites.