Vice-président de l’institution, Thierry de Longuemar s’attarde dans cette conversation notamment sur le rôle joué par les Européens dans la structure multilatérale et nous dévoile le fonctionnement interne de l’AIIB, pour nous permettre de mieux cerner son modèle d’investissement, sa position dans les tensions géopolitiques montantes, et surtout la vision de l’avenir qui est à l’origine de sa création récente.


Pourquoi parler de banque asiatique alors que l’initiative est chinoise, qu’il existe déjà des banques multilatérales asiatiques et que beaucoup de pays européens participent au projet ?

L’action de l’AIIB n’est pas limitée géographiquement à l’Asie mais 75 % de ses actionnaires sont asiatiques. Certes la banque opère essentiellement en Asie mais nous avons déjà financé un projet hors du continent, un projet solaire en Égypte, que j’ai visité il y a quelques semaines. C’est un projet important de 1,6 GW au milieu du désert, proche du barrage d’Assouan. À titre comparatif, la capacité de ce barrage est de 2,1 GW.

De plus en Asie les questions de développement sont surtout d’ordre macro-économiques et traitées à l’échelle nationale comme régionale. Par exemple L’ASEAN répond aux problématiques régionales en favorisant le commerce inter-régional, et l’AIIB y répond par le financement de projets visant à améliorer la connectivité entre plusieurs pays.

Pourquoi l’AIIB se concentre-t-elle prioritairement sur les infrastructures ?

C’est en effet un élément essentiel : environ 90 % des activités de la banque sont dédiées au financement des infrastructures, même si ses Statuts l’autorisent à financer d’autres activités productives. L’infrastructure est bien notre cœur de métier. La banque a débuté ses activités en janvier 2016 et elle a déjà financé plus de 40 projets dont l’essentiel dans les secteurs de l’énergie, du transport et des infrastructures urbaines.

Tout d’abord, sommes-nous une banque chinoise ?

Thierry de Longuemar

Cela confère à l’AIIB une position originale par rapport aux banques de développement traditionnelles qui ont tendance à proposer une palette de financements beaucoup plus large. Par exemple, en principe, nous ne finançons pas de projets dans les domaines de l’éducation, la santé ou l’agriculture. Par ailleurs nous n’envisageons pas, comme la plupart des banques de développement, d’apporter des soutiens budgétaires ou des financements à l’appui des réformes aux États clients.

Cette spécialisation de l’AIIB est une stratégie bien réfléchie des membres fondateurs. En effet participer au financement des infrastructures, dont les besoins sont immenses, renforce le bien-fondé de l’institution. Elle s’avère aussi très efficace pour attirer de nouveaux membres.

Qui sont ces actionnaires et à hauteur de combien contribuent-ils à l’AIIB ?

Il y a 57 actionnaires fondateurs, qui ont approuvé un capital souscrit de départ de 100 milliards de dollars. Rien d’inhabituel me direz-vous, mais ce qui est moins habituel, c’est le montant colossal du capital libéré 1, 20 milliards de dollars qui vont être payés quasi intégralement vers fin 2019. A titre comparatif, la Banque Mondiale (BIRD), créée en 1944, a reçu de ses actionnaires en 75 ans, environ 16,5 milliards de capital libéré, et la Banque asiatique de développement (ADB) environ 7,5 milliards de capital libéré en 50 ans.

Cet argent libéré constitue un levier majeur et renforce la capacité de la Banque à financer les infrastructures, voraces en terme de coûts.

La France est le 7e actionnaire et va contribuer à hauteur d’environ 700 millions de dollars, une somme très importante. Le plus gros contributeur européen est l’Allemagne, avec environ 1 milliard de dollars.

Quelles sont les spécificités de l’AIIB par rapport à d’autres institutions financières internationales ?

Le modèle de gouvernance est similaire à celui des institutions classiques dans la mesure où les pays membres ont des parts au capital et votent pour prendre les décisions majeures. Mais, contrairement aux autres banques de développement, où chaque État est représenté au Conseil d’Administration (CA) par des membres physiquement présents au Siège de la banque, les membres du CA de AIIB n’y résident pas. Le CA de AIIB se réunit physiquement seulement quatre fois par an et parfois aussi virtuellement. C’est un mode de gouvernance nouveau dans le monde de la finance du développement, dont l’un des principaux avantages est la grande efficacité.

De plus AIIB a encore amélioré le mode de gouvernance traditionnel en mettant en place un système de délégation nouveau, instituant un partage plus clair des responsabilités entre le Conseil et la Direction

Une autre spécificité de l’institution est qu’elle cherche à privilégier des approches innovantes, que les banques de développement traditionnelles ont rarement pu réaliser. Par exemple, en facilitant l’orientation de capitaux du secteur privé vers le financement des infrastructures. Il s’agit de financements pouvant provenir des Fonds de Pensions, des Sociétés d’Assurance ou des Fonds Souverains.

Au delà des pays, comment la création de l’AIIB a-t-elle été perçue par les agences de notation ?

La banque a obtenu de Moody’s, S&P et Fitch la notation AAA en juin/juillet 2017, ce qui est une reconnaissance de sa solidité financière et une validation de sa stratégie. Nous avons obtenu cette reconnaissance plus rapidement que la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD) qui avait elle aussi été noté AAA par les trois Agences, mais trois ans après son démarrage.

Ce résultat est d’autant plus remarquable qu’il n’était pas acquis notamment en l’absence de track record du portefeuille d’engagements. D’ailleurs une autre institution multilatérale, l’ESM (European Stability Mechanism), créée en 2011 pour financer les États européens en difficulté, n’a pas connu la même réussite, et ce précisément en raison de l’absence de track record.

Quelle est la place des pays européens dans l’AIIB ? Y-a-t-il des positions et des idées avancées en commun ?

Cette collaboration n’avait pas été anticipée. La création de l’AIIB a été annoncée par le Président Xi en octobre 2013 au Sommet de l’APEC (Coopération économique pour l’Asie-Pacifique) à Jakarta. Après le lancement de cette initiative, un secrétariat a été formé, dirigé par le Président actuel de la Banque et l’un de ses principaux objectifs était de convaincre d’autres pays de rejoindre le projet. Ce fut un grand succès : pratiquement tous les pays d’Asie ont rejoint le projets – à deux exceptions notables près, le Japon et la Corée du Nord.

L’Europe est actuellement surreprésentée dans la direction de la banque ; mais on peut anticiper que la représentation asiatique devrait se renforcer dans le futur

Thierry de Longuemar

L’Europe a pris la décision stratégique de rejoindre la Chine dans ce projet. L’Europe, prise collectivement, est désormais le second actionnaire de l’AIIB après la Chine, avec un peu plus de 20 % du capital. Dans ces premières années, on observe ainsi un phénomène inédit, mais qui ne devrait pas durer : trois des cinq vice-présidents de la banque sont européens. Ainsi l’Europe est actuellement surreprésentée dans la direction de la banque ; mais on peut anticiper que la représentation asiatique devrait se renforcer dans le futur.

La présence européenne a eu une certaine influence. Les actionnaires européens ont pu convaincre la banque de suivre les meilleurs standards de sauvegarde sociaux et environnementaux. Cela a notamment convaincu le Japon de revoir sa position et finalement reconnaitre la crédibilité de AIIB. D’ailleurs le Japon encourage AIIB à participer plus activement au financement des projets dits des « nouvelles routes de la soie », ce qui les rendraient plus crédibles aux yeux des entreprises japonaises désireuses d’y participer.

Et s’agissant du reste du monde ?

Les États-Unis sont le grand absent de ce projet titanesque.

Ensuite, le cas du Canada est intéressant. L’ancienne administration avait refusé de rejoindre AIIB, influencée par les États-Unis qui avaient constitué un lobby massif « anti-AIIB », agissant auprès des Japonais, des Coréens, des Australiens et des Canadiens pour les convaincre de refuser la main tendue par la Chine. Ils ont échoué avec l’Australie et la Corée, mais ont réussi avec le Canada. Finalement, la nouvelle administration Trudeau, comprenant l’intérêt stratégique et financier de rejoindre AIIB a adopté une position plus indépendante de celle des États-Unis et est maintenant membre de l’institution.

Enfin, il y a un soutien massif et impressionnant de l’Amérique latine. Quasiment tous les pays ont ou sont en train de rejoindre l’AIIB.

Au vu de l’absence des États-Unis, l’AIIB pourrait-elle circonscrire l’extraterritorialité du droit américain, concernant des projets en Iran ou en Russie par exemple ?

La Russie est le troisième actionnaire après la Chine et l’Inde. Aucun investissement n’a encore été approuvé en Russie, car subsistent des discussions sur la capacité financière de certaines institutions, sur le niveau de transparence et sur l’engagement de l’État à apporter sa garantie .

En revanche, AIIB ne peut pas financer de projets dans les pays sous sanctions internationales.

Les projets des Routes de la Soie semblent entrer dans les objectifs de l’AIIB. Quelle est la relation entre ces deux initiatives ?

Les deux projets, l’AIIB et les Routes de la soie sont nés au même moment, en 2013. Beaucoup d’observateurs ont cru bon de faire le lien entre ces projets et croient que la banque est un instrument pour financer ces routes de la soie. Cependant, en réalité, ce sont avant tout les institutions financières chinoises qui financent l’essentiel des projets des Routes de la soie, avec des moyens colossaux. En premier, la China Development Bank (CDB), la plus grande banque de développement au monde, avec un bilan supérieur à mille milliards de dollars. À titre de comparaison, la Banque Mondiale, la plus grande banque de développement multilatérale, a un bilan d’environ 350 milliards de dollars. Le bilan de la CDB représente donc le triple de celui de la Banque mondiale… Si on ajoute à cela China Eximbank et les quatre grandes banques publiques chinoises (Bank of China, China Construction Bank, Agricultural Bank of China et ICBC) ainsi que le Silk Road Fund, capitalisé à hauteur de 40 milliards de dollars, on voit que la Chine a des capacités de financement monumentales. Donc, contrairement à ce qui est perçu, la Chine n’a pas besoin du soutien financier de l’AIIB pour financer les Routes de la soie. Mais elle a sollicité son soutien stratégique.

Associer la Banque à la Chine est une vision restrictive, généralement privilégiée par ceux qui critiquent l’institution

Thierry de Longuemar

C’est dans cet esprit que AIIB, comme la Banque Mondiale, la Banque asiatique et d’autres institutions multilatérales ont signé un Memorandum of Understanding avec le gouvernement chinois.

Enfin nous pourrons participer au financement de certains projets dans les Routes de la soie, sous des conditions strictes et sans nécessairement prendre un rôle majeur. Nous avons trois critères pour financer nos projets : (1) la viabilité financière ; (2) la compatibilité avec nos stratégies et les politiques décidées par nos actionnaires ; (3) l’alignement sur nos règles environnementales et sociales. Ils s’appliquent pour tous les projets financés par la Banque, qu’ils soient labellisés Routes de la soie ou non. Jusqu’à présent nous avons financé un peu plus de 40 projets et aucun n’est officiellement labellisé « Routes de la soie ». Ce n’est donc ni un objectif, ni une obligation.

Quelle est la contribution de la Chine au multilatéralisme à travers l’AIIB ? Y a-t-il une concurrence avec la Banque Mondiale ?

Tout d’abord, sommes-nous une banque chinoise ? Notre siège est à Pékin, notre Président est chinois, la Chine détient 32 % du capital et 27 % des droits de vote et elle a des capacités financières et une présence physique comparable à celle des États-Unis à la Banque Mondiale ou du Japon à la Banque asiatique. Cependant, on ne dit pas que la Banque Mondiale est une banque américaine et que la Banque asiatique est une banque japonaise, malgré leur influence réelle. Il est un peu tôt pour avoir une opinion définitive sur la contribution de la Chine car l’institution est en cours de construction, que de nouveaux membres la rejoignent et que les grands actionnaires, y compris la Chine, peuvent potentiellement voir leur part diluée du fait des nouveaux entrants. La réalité est donc plus complexe et associer la Banque à la Chine est une vision restrictive, généralement privilégiée par ceux qui critiquent l’institution.

En terme de personnel, nous sommes moins de deux cents aujourd’hui, ce qui est peu par rapport à nos capacités financières. Quand le Président Xi a annoncé l’initiative, il a donné deux objectifs. Le premier est de financer le déficit abyssal d’infrastructures, et nous sommes en bonne voie d’y contribuer. Le deuxième objectif est de démontrer la capacité de la Chine à accueillir une nouvelle institution multilatérale basée à Pékin. Il faudra sans doute plusieurs années pour réaliser cet objectif.

Sources
  1. Le capital est dit « libéré » lorsque les actionnaires ont effectivement payé leur tribut.