Le 7 avril dernier, les électeurs polonais étaient appelés aux urnes pour élire les maires et les membres des conseils régionaux et locaux. Ce scrutin était le premier organisé en Pologne depuis les élections de novembre 2023, qui avaient vu le retour au pouvoir de Donald Tusk après neuf années passées dans l’opposition. Le parti national-conservateur Droit et Justice (PiS), au pouvoir pendant deux mandats consécutifs et largement critiqué pour ses atteintes à l’État de droit, aux droits des personnes LGBT et aux droits reproductifs, est depuis passé dans l’opposition. Si le nouveau gouvernement centriste ait été en mesure de renormaliser rapidement les relations de la Pologne avec l’UE, le nouvel exécutif fait face à des défis majeurs, entre cohabitation difficile avec le président (PiS) Andrzej Duda et incertitude juridique persistante liée au rejet d’une partie de l’héritage des deux législatures de gouvernement du PiS.
Au soir des résultats, la coalition gouvernementale de Donald Tusk et l’opposition PiS ont toutes deux pu revendiquer la victoire. Droit et Justice est demeuré le premier parti du pays à l’issue des élections régionales, bien qu’il n’ait réussi à conserver une majorité absolue que dans quatre des 16 régions du pays. Quant à la coalition gouvernementale, si elle a bien obtenu une nette majorité en termes de voix comme de sièges, elle n’a pas remporté la victoire écrasante qu’elle espérait.
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Numériquement, la victoire de la coalition gouvernementale de Donald Tusk lors de ces élections ne fait guère de doute, puisqu’elle a remporté la majorité des voix. Pour autant, le résultat ne semble pas à la hauteur des espoirs du camp libéral. Cette victoire limitée peut-elle encore être interprétée comme un succès ?
Les élections locales sont ce que la science politique appelle des élections de second ordre, par opposition aux élections parlementaires qui déterminent la composition du gouvernement national. Il est bien connu que les élections de second ordre qui ont lieu très peu de temps après les élections législatives tendent à favoriser les partis sortis vainqueurs des élections législatives. Toutes choses étant égales par ailleurs, les vainqueurs ont tendance à profiter d’une sorte d’état de grâce, tandis que les électeurs des partis qui ont perdu les élections précédentes peuvent être démoralisés et démobilisés, et se rendent donc moins fréquemment aux urnes.
La plupart des sondages d’opinion indiquaient que la Plate-forme civique (PO) était en capacité de l’emporter sur le PiS et de devenir le premier parti en Pologne pour la première fois depuis 10 ans. Le fait que cela n’ait pas été le cas, et que Droit et Justice ait pu à nouveau remporter le vote populaire, a constitué un choc psychologique assez important pour la majorité. Certes, les partis au pouvoir ont remporté le plus grand nombre de voix lors des élections régionales. Mais les voix des trois composantes combinées ont baissé et, en particulier, la part des suffrages recueillis par les petits partenaires de la coalition, la Troisième Voie et Lewica, ont diminué par rapport au résultat des élections de 2023.
Cette démobilisation d’une partie de l’électorat centriste est-elle à mettre en lien avec la baisse du taux de participation ?
Il ne faut pas surinterpréter ce taux de participation en légère baisse, qui est de toute façon largement similaire à ce qu’on avait observé en 2018. Les élections locales précédentes ont eu lieu à mi-mandat, à un moment où les partis déployaient beaucoup d’efforts pour mobiliser leurs électeurs. Au contraire, la campagne de 2024 a été beaucoup moins dynamique, car les partis avaient déjà investi beaucoup d’efforts dans les élections législatives et devaient préserver leurs ressources pour l’élection au Parlement européen à venir. De ce fait, l’enthousiasme était également moindre au sein de l’électorat.
En termes de participation, le principal enseignement de cette élection reste que le PiS a prouvé qu’il était capable de mobiliser ses électeurs plus efficacement que ce que l’on aurait pu attendre dans une élection de second ordre organisée quelques mois seulement après une défaite électorale majeure.
La participation a été plus forte dans l’est du pays, où se trouvent les bastions du PiS…
C’est vrai. On observe une tendance similaire dans la plupart des catégories démographiques où Droit et Justice obtient de bons résultats. Mais encore une fois, ces chiffres de participation ne sont pas très surprenants. Pour une élection polonaise, ils ne sont d’ailleurs pas particulièrement faibles — on avait vu des taux de participation nettement inférieurs dans le passé.
Lorsqu’on se penche sur la carte des résultats électoraux en Pologne — non seulement lors de cette élection, mais lors de pratiquement toutes les élections de ces vingt dernières années — on observe un fort gradient Ouest-Est, les partis du centre et de la gauche étant plus forts à l’Ouest et Droit et Justice l’emportant à l’Est. Ce clivage semble coïncider dans les grandes lignes avec certaines frontières historiques de l’État polonais, les territoires de l’Ouest correspondant principalement à ceux qui faisaient partie de la Prusse orientale avant 1945. Comment expliquer ce clivage ?
Toutes les élections polonaises depuis l’effondrement du communisme ont montré ce type de clivage Est-Ouest. Les deux régions sont parfois appelées « Pologne A » et « Pologne B », la Pologne A désignant l’Ouest et la Pologne B l’Est. Et effectivement, on a souvent essayé de faire correspondre ces régions avec les régions historiques résultant des partitions de la Pologne.
Cela étant dit, les moteurs les plus immédiats de cette division ne sont pas principalement le résultat d’une histoire politique différente. Le facteur le plus important influençant le soutien à Droit et Justice et à la Plate-forme civique depuis 2005 est le statut socio-économique : les régions les plus aisées du pays, c’est-à-dire la « Pologne A », ont voté davantage pour les partis progressistes, tandis que la « Pologne B », qui est moins aisée, a davantage plébiscité le PiS. Les valeurs morales et culturelles constituent un autre facteur clef du vote. Le clivage entre la « gauche » et la « droite » dans la Pologne contemporaine est principalement déterminé par un conflit autour de questions morales et culturelles telles que l’avortement et l’importance de la religion. Les régions qui votent davantage pour le PiS sont aussi celles où le taux de fréquentation des églises est le plus élevé, où les prêtres locaux sont les plus influents et où l’attachement à l’Église catholique est le plus fort. Dans l’Est et le Sud, en particulier, l’Église reste un acteur très important de la société civile.
Pourquoi cette division coïncide-t-elle avec les frontières historiques ?
Certains analystes ont avancé que les liens communautaires locaux sont beaucoup plus forts dans le sud et l’est, avec un attachement plus importants aux organisations de la société civile, dont l’Église, alors que dans les territoires occidentaux — c’est-à-dire ceux qui faisaient partie de l’Allemagne avant la Seconde Guerre mondiale — ces liens sont plus distendus. De fait, une grande partie de la population de la Pologne occidentale n’y vivait pas avant la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit de personnes déplacées qui vivaient auparavant dans les territoires orientaux annexés par l’Union soviétique, et qui ont été forcées de se déplacer vers l’ouest du nouvel État polonais.
Du fait de ce passif, on a pu émettre l’hypothèse que la faiblesse relative des liens traditionnels, en particulier vis-à-vis de l’Église, s’expliquait par un moindre enracinement familial des individus dans les communautés locales. Mais bien sûr, il est difficile d’établir dans ce domaine des relations causales.
Un autre clivage important est celui qui oppose les zones rurales et les zones urbaines. Si l’on examine la carte des résultats au niveau local, la « Pologne A » semble être constituée non seulement de l’ouest de la Pologne, mais aussi de la plupart des zones urbaines de l’est, tandis que la « Pologne B » correspond principalement aux régions rurales de l’est.
Le clivage urbain-rural est très fort, peut-être même plus fort et plus significatif que le clivage est-ouest. Même dans les bastions de Droit et Justice tels que les Basses-Carpates, la Petite-Pologne et la région de Lublin, les villes de ces régions — Rzeszów dans les Basses-Carpates, Cracovie en Petite-Pologne et Lublin — voient généralement la victoire de candidats progressistes ou indépendants.
L’une des raisons pour lesquelles la politique polonaise est si polarisée est que, dans la plupart des cas, les divisions socio-économiques, idéologiques, morales et culturelles et les divisions géographiques coïncident, créant un clivage très net entre différents groupes. Les deux principaux blocs politiques disposent chacun d’une véritable base socio-économique, et les transferts entre ces deux blocs sont faibles. Par conséquent, les changements dans les dynamiques politiques sont principalement le résultat de la mobilisation ou de la démobilisation de chacun des deux groupes, et les campagnes visent souvent à inciter les électeurs de l’un à se rendre aux urnes tout en essayant de persuader les électeurs de l’adversaire de rester chez eux.
Ces clivages ont-ils évolué depuis l’élection de 2018 ?
Pas vraiment. On continue d’observer ce que j’ai appelé dans certains de mes travaux la « fracture post-transition » (post-transition divide). Cette fracture est apparue vers 2005, lorsque Droit et Justice et la Coalition civique se sont imposés comme les principaux blocs électoraux. Depuis 2005, toutes les élections ont été dominées par ces deux blocs.
Si l’on examine plus finement les résultats, on peut certes dégager certaines évolutions, mais leur influence n’a pas été décisive. Par exemple, le comportement des jeunes électeurs semble avoir évolué au cours des six derniers mois, la part de ceux qui votent pour la gauche progressiste ayant diminué. Droit et Justice n’a pas remporté le plus grand nombre de voix parmi les jeunes électeurs, mais il a obtenu un assez bon résultat, alors qu’il était très faible dans les mêmes groupes d’âge en 2023. L’autre élément intéressant concerne la légère diminution du vote pour Droit et Justice parmi les électeurs les plus âgés. Ces électeurs constituent le groupe d’âge le plus important pour Droit et Justice, mais cette fois-ci, ils n’ont pas voté pour Droit et Justice en aussi grand nombre que les autres groupes. On peut faire l’hypothèse qu’ils auront davantage été affectés par les dynamiques de démobilisation.
Dans les grandes villes polonaises, les candidats indépendants ont fait l’objet d’une attention particulière pendant la période où le PiS était au pouvoir, notamment parce qu’ils étaient perçus comme les derniers remparts de l’opposition au niveau local. Quel a été leur attrait lors de ces élections, étant donné que Droit et Justice n’est plus au pouvoir ?
En Pologne, les élections locales sont généralement centrées sur la politique locale. Les personnalités locales jouent donc un rôle très important. Dès que l’on descend en dessous du niveau régional, qui est le niveau le plus bas auquel la population vote encore suivant des lignes nationales, les indépendants acquièrent un rôle majeur. Ces indépendants sont connus au niveau local, et la population les plébiscite davantage en tant qu’individus qu’ils ne votent pour l’étiquette d’un parti. C’est l’une des raisons pour lesquelles le Parti paysan (PSL), qui fait partie de la coalition Troisième voie, a toujours obtenu de bien meilleurs résultats aux élections locales qu’aux élections nationales. Le parti dispose en effet de réseaux d’organisation locaux les plus étendus, et a donc pu présenter de nombreux candidats connus au niveau local.
Récemment, Droit et Justice a d’ailleurs commencé à se rendre compte de l’importance de cette question. Sachant que les grandes villes étaient très hostiles au PiS, certains de leurs candidats ont commencé à se présenter non pas en tant que candidats du PiS, mais en tant que conservateurs locaux.
Lors des élections municipales, si aucun candidat n’obtient plus de la moitié des voix, un second tour est organisé. Faut-il s’attendre à des surprises dimanche prochain ?
Le second tour présente quelques duels intéressants.
Le premier aura lieu à Cracovie, la deuxième ville de Pologne. La compétition y était plutôt ouverte, le maire sortant ayant choisi de ne pas se représenter. Łukasz Gibała, personnalité de centre-gauche qui se présentait en tant que candidat indépendant, était largement pressenti pour remporter le plus grand nombre de voix au premier tour, et probablement au second. Mais finalement, c’est le candidat de la Plate-forme civique qui l’a emporté au premier tour, et la compétition apparaît très équilibrée. Il est intéressant de noter que Droit et Justice semble, dans ce cas, disposé à soutenir Gibała afin de contrer l’influence de la Coalition civique.
Un autre duel intéressant se déroulera à Wrocław, où le président sortant, Jacek Sutryk, a été impliqué dans un scandale autour d’une organisation appelée Collegium Humanum, qui est soupçonnée d’avoir fonctionné comme une usine à diplômes. Pendant longtemps, les partis au pouvoir ont hésité sur l’attitude à adopter, car la ligne de Sutryk était assez proche de celle de la Coalition civique. Au second tour, il affrontera un candidat de Troisième Voie.
Si le PiS avait une chance de l’emporter dans une grande ville, on pourrait observer des duels intéressants. Mais il est fort probable qu’en raison de la fracture entre les villes et les campagnes dont nous avons déjà parlé, aucune ville de plus de 100 000 habitants ne verra Droit et Justice l’emporter.
L’équilibre des pouvoirs sur la scène politique polonaise a changé de manière radicale depuis 2023. Depuis que le parti a quitté le gouvernement, de nombreux rapports ont fait état de conflits internes au sein du PiS. Quel effet le résultat des élections locales est-il susceptible d’avoir sur ces conflits ?
Les élections locales ont un peu apaisé les tensions au sein de Droit et Justice. Si les élections s’étaient vraiment mal déroulées — si Droit et Justice avait, par exemple, terminé deuxième au niveau national, était tombé sous la barre des 30 % ou avait perdu le contrôle d’un plus grand nombre de conseils régionaux (à un moment donné, il a été question qu’il n’en conserve qu’un ou deux) — la crise aurait pu être beaucoup plus importante.
Cette crise interne s’explique en partie par le fait que Droit et Justice n’avait pas vraiment de stratégie quant à la marche à suivre en cas de défaite électorale. Étant donné que cette éventualité était probable, ce manque de préparation a surpris. À la suite de l’élection, des différends sont apparus entre les différentes figures du parti quant à savoir s’il était utile de poursuivre une stratégie de polarisation ou s’il était souhaitable d’adopter une nouvelle voie, plus centriste. L’un des facteurs qui permettent à Droit et Justice de maintenir son unité est la personnalité de son leader, Jaroslav Kaczyński, qui fait figure d’arbitre respecté par les différentes factions. Mais Kaczyński n’est plus aussi jeune que par le passé et son autorité politique a diminué. Néanmoins, le fait qu’il soit toujours à la tête du parti et que le PiS ait obtenu d’assez bons résultats aux élections locales et régionales a beaucoup calmé la situation.
Les conseils régionaux sont une source importante d’influence et de financement pour les partis, ce d’autant plus qu’une grande partie des fonds européens passe par les régions. L’une des raisons pour lesquelles les partis actuellement au pouvoir ont pu se maintenir lorsqu’ils étaient dans l’opposition est qu’ils n’ont jamais contrôlé moins de huit assemblées régionales. Lors de la prochaine législature, le PiS pourra adopter une stratégie similaire avec les conseils régionaux qu’il contrôle encore.
La coalition gouvernementale est également très diverse. Bien que tous les partis au pouvoir soient unis par leur rejet des politiques du PiS et par un programme commun sur un certain nombre de questions, il existe également des différences significatives entre la Coalition civique (centre-droit), la Troisième voie de Szymon Hołownia (centre-droit), et Lewica (centre-gauche à gauche). Cinq mois après les législatives, la coalition est-elle parvenue à maintenir son unité ?
Ces élections locales ont aussi été difficiles pour les partis au pouvoir, et les luttes internes au sein de la coalition expliquent en partie pourquoi ils n’ont pas obtenu le résultat électoral escompté.
Une partie l’électorat des partis de la nouvelle majorité — et en particulier de la Troisième voie —, l’a plébiscité pour ce qu’elle promettait de rétablir une forme de tranquillité après des années de réformes radicales conduites par le PiS, qui ont également entraîné des conflits importants avec l’Union européenne. Ces électeurs souhaitaient un retour au calme — or cela n’a pas vraiment été le cas.
Ce qu’il est important de saisir, c’est que les divisions les plus marquées au sein de la coalition portent une fois de plus les questions morales et culturelles. Les forces de gauche qui ont rejoint le gouvernement se sont davantage concentré sur des questions telles que l’avortement ou la reconnaissance par l’État des couples de même sexe que sur des questions purement socio-économiques. La coalition a tiré sa cohésion de son objectif commun de défaire le PiS et de lui demander des comptes — par exemple par le biais de commissions d’enquête — ainsi que de conduire des réformes visant à revenir sur une série de nominations effectuées par le PiS. Mais cela ne pourra pas durer indéfiniment.
Le résultat de ces élections locales peut également se lire comme une indication que certains électeurs commencent à se désintéresser de cette tentative de renverser l’héritage du gouvernement précédent. En conséquence, ils pourraient se concentrer davantage sur la question de savoir si le gouvernement tient ses engagements de campagne. Or certains de ces engagements sont très controversés au sein de l’électorat polonais, notamment en ce qui concerne la question de l’avortement.
Dans quelle mesure le nouveau gouvernement est-il effectivement parvenu à inverser certaines des réformes conduites par le PiS lors des mandatures précédentes ?
Le domaine où une telle opération est la plus facile concerne les nominations qui relèvent uniquement du contrôle du gouvernement, par exemple dans l’administration publique ou les services de sécurité. Pour les nominations qui nécessitent un acte législatif ou qui sont protégées par la Constitution, la situation est plus complexe. Par exemple, pour remplacer la direction des médias publics, le gouvernement aurait, pour suivre la voie strictement légale, dû modifier la loi. N’ayant pas la majorité qualifiée nécessaire au parlement pour renverser un veto présidentiel, il lui aurait fallu pour cela négocier avec le président Andrzej Duda (PiS). Mais, tant pour accélérer la procédure que parce qu’il n’était pas certain que les négociations seraient concluantes, le gouvernement n’a pas voulu s’engager sur cette voie. Il a donc eu recours à des solutions de contournement parfois très controversées. Les médias et la télévision d’État polonais ont été mis en liquidation, le gouvernement nommant dans la foulée des liquidateurs qui ont de facto pris la place des conseils d’administration de ces sociétés. De même, le Procureur national avait été nommé par le gouvernement du PiS, et son remplacement nécessite normalement l’approbation du président. Mais le gouvernement a obtenu des avis juridiques selon lesquels la procédure de nomination utilisée au cours du mandat précédent était invalide, ce qui a permis au nouveau gouvernement de le démettre de ses fonctions immédiatement.
Pour les fonctions protégées par la Constitution — le Tribunal constitutionnel, la Banque nationale de Pologne, les juges — la situation est encore plus délicate.
Le problème majeur avec ces solutions est que l’on peut arguer qu’elles violent précisément l’État de droit que la coalition gouvernementale actuelle a accusé Droit et Justice d’avoir affaibli. Il est utile de s’interroger, à titre d’expérience de pensée, sur les réactions de l’opinion nationale et internationale si le gouvernement du PiS avait eu recours à de telles stratégies.
Comment se déroule la cohabitation entre le nouveau gouvernement libéral et le président Duda ?
La cohabitation fonctionne très mal sur une grande majorité de sujets, à l’exception des questions de sécurité nationale. C’est là probablement la seule question sur laquelle les deux camps sont capables de mettre de côté leurs différends, comme l’a bien montré la visite conjointe de Donald Tusk et d’Andrzej Duda aux États-Unis.
Le gouvernement tente d’ignorer Andrzej Duda, qui opposerait probablement son veto à la plupart des décisions nécessitant son approbation. Quant à Andrzej Duda, son principal problème est que, contrairement à Donald Tusk, il n’est pas vraiment un très bon stratège politique. C’est un orateur efficace, mais il n’a pas été en mesure d’utiliser sa fonction pour faire avancer son programme politique. Malheureusement, il est peu probable que ces très mauvaises relations s’améliorent avant la prochaine élection présidentielle en 2025.
Vous avez décrit la situation actuelle en Pologne comme étant caractérisée par un « dualisme juridique » (legal dualism) dans laquelle les différents camps politiques mettent en avant des interprétations différentes de la même législation. Cette situation conduit a minima à des incertitudes juridiques et, dans le pire des cas, peut mener à une crise politique et institutionnelle. Comment cette tendance se matérialise-t-elle concrètement dans le cycle politique actuel ? Peut-on envisager qu’un tel dualisme puisse apparaître dans d’autres États européens à l’avenir, en particulier lorsque les partis populistes de la droite radicale susceptibles d’exercer le pouvoir s’opposent à des contre-majorités centristes avec lesquelles ils s’affrontent sur les principes-mêmes de l’État de droit ?
C’est une question très intéressante. Un tel dualisme peut exister et ne pas vraiment se manifester, à moins qu’un conflit public très visible ne survienne. C’est ce qui s’est passé dernièrement à propos de la télévision publique polonaise, concernant laquelle les deux camps avaient des interprétations très différentes de la situation juridique. La nomination du procureur national et l’arrestation et l’emprisonnement de deux anciens ministres du PiS, Mariusz Kamiński et Maciej Wąsik, en sont deux autres exemples très spectaculaires.
Au cours des derniers mois, on a vu différents organes judiciaires rendre des décisions opposées, tout en se considérant mutuellement comme illégitimes. Le statut de plusieurs institutions judiciaires et du ministère public est entaché d’incertitudes. L’une des questions litigieuses concerne les enquêtes lancées par le précédent Procureur national, qui, selon l’actuel ministère de la justice, n’aurait jamais dû être nommé. Les avocats de la défense peuvent désormais tenter de remettre en question la validité de ces poursuites. De même, environ un tiers des juges actuellement en poste en Pologne ont été nommés par un organe appelé Conseil national de la magistrature, créé par la majorité du PiS. Le gouvernement actuel les qualifie de « néo-juges » et ne reconnaît pas leur légitimité. Par conséquent, le statut juridique des verdicts rendus par ces néo-juges n’est pas clair.
Dans la plupart des cas, ces questions ne font pas la une de la presse nationale comme ce fut le cas s’agissant du procureur national ou de la télévision publique. Mais il est possible que de nombreux citoyens ressentent les conséquences de cette incertitude juridique dans leurs relations quotidiennes avec le système judiciaire, lorsque des poursuites s’effondrent ou que certains jugements sont remis en question. Dès lors qu’existe un ensemble d’institutions et d’organes juridiques dont une partie du système politique ne reconnaît pas la légitimité — comme c’est le cas, par exemple, du Tribunal constitutionnel aujourd’hui — on se trouve en présence d’une situation de dualisme juridique.
La question de savoir si cela pourrait servir de modèle pour d’autres contextes est très intéressante, car les fondements juridiques et idéologiques de l’action du présent gouvernement ont été fournis par des juristes à la fois polonais et internationaux. L’un des arguments avancés est que de nombreuses institutions, bien qu’elles aient été formellement créées suivant les procédures prévues par la loi et de la Constitution, ne sont pas valides, car elles ne respectent pas l’esprit de la Constitution. Une autre ligne d’argumentation consiste à affirmer que, pour restaurer l’État de droit et ramener la démocratie, certains raccourcis juridiques peuvent être jugés acceptables.
L’élection européenne est elle aussi fréquemment considérée comme une élection de second ordre. Peut-on s’attendre à une différence entre les résultats des élections nationales et régionales en Pologne et le verdict des urnes le 9 juin ?
En théorie, les élections locales auraient dû être plus problématiques pour le PiS que les élections européennes et plus favorables aux partis au pouvoir. D’une part, le gouvernement profite encore de l’« état de grâce » consécutif au scrutin de novembre, ce qui sera probablement moins le cas en juin, surtout au vu des divisions qui ont commencé à se faire jour. D’autre part, l’attention lors des élections locales s’est portée en grande partie sur les grandes villes, où Droit et Justice n’a aucune chance de l’emporter.
Cependant, les électeurs de Droit et Justice pourraient être difficiles à mobiliser lors des prochaines élections européennes. Le taux de participation le plus bas jamais observé lors d’une élection polonaise a eu lieu lors d’une élection au Parlement européen [en 2004, avec 20,87 %], et la participation tend à être plus élevée dans les grandes villes que dans les zones rurales, où vivent la plupart des électeurs du PiS. C’est pourquoi, traditionnellement, les élections européennes ont été assez difficiles pour Droit et Justice. Toutefois, il est intéressant de noter que cette tendance ne s’est pas manifestée en 2019. En 2019, Droit et Justice avait même obtenu son meilleur résultat toutes élections confondues, avec 45 % des voix. Il y avait des raisons très particulières à cela, avec une forte mobilisation autour d’une sorte de « guerre culturelle » contre les droits LGBT. Mais le fait que Droit et Justice parte d’une base aussi élevée le rend justement plus susceptible de perdre cette fois-ci.
Dans l’ensemble, étant donné que l’élection du Parlement européen est une élection de second ordre, les partis au pouvoir devraient tirer leur épingle du jeu. Mais comme nous l’avons vu en 2019, il peut y avoir des surprises. Les différends entre les partis de la coalition gouvernementale pourraient notamment constituer un facteur de déstabilisation.
Quels seront les principaux enjeux de la prochaine campagne électorale européenne ?
En Pologne, comme ailleurs dans l’Union, les élections au Parlement européen sont principalement centrées sur des questions nationales. On peut s’attendre à ce que le gouvernement tente de mobiliser une fois de plus le vote anti-PiS, tandis que Droit et Justice essaiera de convaincre l’électorat que le gouvernement ne tient pas ses engagements de campagne.
Il n’en reste pas moins que plusieurs questions européennes importantes sont susceptibles de figurer en bonne place dans cette campagne.
La plus importante est probablement celle du plan de relance Next Generation EU. Il s’agissait d’une promesse électorale cruciale du nouveau gouvernement, qui s’était engagé à débloquer les fonds du plan de relance s’il était élu — ce qu’il a effectivement fait. Le PiS tentera probablement d’utiliser cette promesse pour critiquer ce qu’il qualifie de politique de « deux poids deux mesures » de l’Union européenne, en soulignant notamment que le nouveau gouvernement n’a pas adopté la législation qui était initialement requise par l’Union comme précondition pour le déblocage des fonds. Le PiS soutiendra probablement que l’accord montre que le différend avec l’Union était d’ordre politique, et non pas lié à l’État de droit proprement dit. Mais il est peu probable qu’un tel argument ait beaucoup d’effet dans l’opinion publique : le fait que les fonds aient effectivement été débloqués aura probablement beaucoup plus d’impact. Dans les sondages d’opinion, le déblocage des fonds est considéré comme la plus grande réussite du nouveau gouvernement depuis son élection. Pour sa part, le gouvernement s’appuiera probablement sur cet exemple pour montrer que la Pologne est de retour dans le concert européen et qu’elle a regagné son influence au sein de l’Union.
Droit et Justice pourrait tenter de faire avancer son propre agenda en mettant en avant quatre séries de questions. La première concerne le Pacte européen sur la migration et l’asile qui vient d’être adopté par le Parlement européen. Le gouvernement n’est pas hostile au pacte migratoire, mais il sait qu’il s’agit d’un sujet politiquement toxique sur la scène politique intérieure, et il a donc essayé de tenir un discours plus dur sur l’immigration. L’enjeu, pour le gouvernement, est principalement celui de la démobilisation de l’électorat de Droit et Justice : si les partisans du PiS pensent que le gouvernement est trop laxiste en matière d’immigration, ils iront sans doute voter ; dans le cas contraire, ils resteront chez eux le 9 juin.
La deuxième série de questions concerne la réforme des traités. C’est un sujet que Droit et Justice voulait vraiment mettre en avant, mais l’Union a mis ce sujet en pause jusqu’après les élections, le sachant très controversé. Droit et Justice pourrait en parler, mais dans la situation actuelle, il n’obtiendra probablement pas beaucoup de visibilité sur ce plan.
Une autre question importante est celle de l’euro, qui est très impopulaire en Pologne. Le PiS sait qu’il s’agit d’une question difficile pour la gauche libérale, plutôt favorable à l’adhésion de la Pologne à la zone euro alors que l’opinion publique y est majoritairement opposée. Enfin, le Green Deal jouera certainement un rôle dans la campagne. Il s’agit là aussi d’un sujet très controversé en Pologne, en particulier dans les régions agricoles qui fournissent une part importante de la base électorale de Droit et Justice. De nombreuses manifestations d’agriculteurs en Pologne étaient d’ailleurs dirigées explicitement contre le Green Deal.
Vous avez décrit la sécurité nationale comme l’un des rares thèmes consensuels dans le paysage politique actuel. On a pourtant observé des tensions à la frontière ukraino-polonaise, avec des agriculteurs et des camionneurs bloquant les postes-frontière. Pensez-vous que la guerre en Ukraine jouera un rôle important dans la campagne, ou que cette question restera à l’arrière-plan malgré son urgence géopolitique ?
Cette question évolue de manière assez intéressante. Auparavant, il s’agissait de ce qu’on qualifie généralement de « valence issue », c’est-à-dire un sujet consensuel au sein du système politique sur lesquels les partis s’efforcent de démontrer leur compétence. Mais depuis, les choses ont changé, et on assiste à l’émergence d’un nouveau débat sur la défense des intérêts polonais lorsque ceux-ci entrent en conflit avec les intérêts ukrainiens. Il est de plus en plus admis que, bien qu’il existe un intérêt commun primordial entre Pologne et Ukraine quant à la défaite de la Russie et à la défense de l’indépendance de l’Ukraine, la Pologne a des intérêts qui divergent de ceux de l’Ukraine sur un certain nombre de questions. L’agriculture en constitue un exemple typique.
Il est probable que le PiS soulève ces questions avec beaucoup plus de vigueur aujourd’hui que par le passé. En effet, pendant la campagne électorale polonaise, le gouvernement ukrainien a émis des critiques vis-à-vis de Droit et Justice. Alors que les relations auraient pu revenir à la normale si le PiS avait remporté les élections, la situation est désormais différente et certains membres du PiS se sont sentis trahis par l’attitude du gouvernement ukrainien. Certes, personne au sein du PiS ne remet en cause l’idée de soutenir l’Ukraine jusqu’à ce qu’elle gagne la guerre, personne n’appelle à un règlement négocié. Mais il y a maintenant un débat sur la question de savoir qui défend le mieux les intérêts polonais lorsque ceux-ci entrent en conflit avec les intérêts ukrainiens.
L’un des débats importants à venir dans l’Union portera sur la mise en place d’une politique de défense commune, ou du moins sur un approfondissement des efforts de défense communs, en particulier dans l’hypothèse d’une victoire de Donald Trump lors des prochaines élections présidentielles en novembre. Dans quelle mesure le nouveau gouvernement polonais de Donald Tusk pourrait-il jouer un rôle moteur dans une telle initiative ?
Tusk sera beaucoup plus favorable à la poursuite de ce projet que le PiS, du moins sur le plan rhétorique.
Droit et Justice a toujours été en faveur d’une identité de défense européenne, et Jarosław Kaczyński lui-même a soutenu l’idée d’ une armée européenne. Mais le PiS ne la considérait en aucun cas comme une alternative possible à l’OTAN. Ils souhaitaient plutôt que l’Europe augmente sa contribution à la défense commune de l’espace transatlantique. Toutefois, alors qu’un certain scepticisme se fait jour quant à la question de l’engagement à long terme des États-Unis, la question se pose en des termes différents.
Le principal problème est que, même si le nouveau gouvernement soutiendra ouvertement ces efforts, il manque encore de confiance dans la volonté de ses partenaires, en particulier l’Allemagne, de prendre les engagements nécessaires à fournir des garanties de sécurité militaires crédibles sans les États-Unis. Je pense qu’en dépit d’une rhétorique très différente, il existe un consensus entre les deux parties sur le fait que les États-Unis constituent le seul véritable acteur crédible de la sécurité militaire pour la Pologne.
Après les élections du 9 juin, le gouvernement de Donald Tusk devra désigner le candidat de la Pologne au poste de commissaire européen. La majorité précédente avait nommé Janusz Wojciechowski (PiS) qui détient aujourd’hui le portefeuille de l’agriculture. Qui sont les candidats libéraux potentiels pour le mandat à venir ?
C’est une question très intéressante mais qui, bien sûr, relève encore à ce stade du domaine de la politique-fiction.
L’un des noms qui circulent actuellement est celui de Radosław Sikorski, l’actuel ministre polonais des Affaires étrangères, qui était député européen lors de la dernière législature. Sikorski est un personnage assez controversé, avec un style politique plutôt incisif, mais il a également un bon profil au plan international et a plutôt fait bonne impression depuis qu’il est devenu ministre des Affaires étrangères. Le discours qu’il a prononcé aux Nations unies pour critiquer Vladimir Poutine a été très bien accueilli et, à une exception près, il a rarement été dans la ligne de mire de Droit et Justice, ce qui est assez surprenant compte tenu de l’animosité mutuelle qui l’oppose à la direction du PiS. L’exception que j’évoquais concerne le projet de Sikorski de remplacer une cinquantaine d’ambassadeurs nommés par le précédent gouvernement du PiS — un projet qui, en théorie, nécessite l’approbation du président, mais qui pourrait être mis en œuvre en rappelant les ambassadeurs actuels et en nommant des chargés d’affaires pour diriger les missions diplomatiques à leur place.
L’un des portefeuilles potentiels évoqués pour Radosław Sikorski serait un nouveau portefeuille consacré à la défense, dont le périmètre concret reste à définir. Étant donné que Radosław Sikorski a reçu des critiques très favorables, qu’il a rarement fait l’objet d’attaques de la part du PiS et que son profil semble convenir à un rôle de premier plan au niveau européen, il sera probablement la personnalité à suivre dans les prochaines semaines.