Est-il possible de penser l’après-guerre en Ukraine aujourd’hui ? Ce projet n’a rien d’évident, à un moment où la guerre est dans une phase difficile, et où il devient certain qu’elle demandera aux Ukrainiens comme aux partenaires de l’Ukraine du courage, des ressources et du temps, pour une durée qu’il est impossible d’anticiper aujourd’hui.
Pourtant, réfléchir à l’après-guerre, ce n’est pas seulement penser l’avenir de ce pays, c’est aussi comprendre ce qui, dans le présent, construit cet avenir. Penser l’Ukraine de demain est donc une manière importante de soutenir celle d’aujourd’hui en comprenant mieux quelles sont ses fragilités et ses forces, ses héritages et ses transformations.
Qu’est-ce que l’après-guerre ?
Le concept même d’après-guerre, en apparence transparent, n’est pas une réalité empiriquement aisée à cerner. Les limites de la guerre sont ambiguës, et les sciences sociales se sont saisies ces dernières années de cette ambiguïté pour questionner la frontière entre la guerre et la paix. À rebours des conflits racontés par les manuels scolaires où l’on peut délimiter clairement un état de guerre et un état de paix, une déclaration de guerre qui fait office de moment zéro et la signature d’un document qui en marque l’arrêt, une période de violence à laquelle succède une période de non-violence, un grand nombre de conflits armés, qu’ils soient contemporains ou plus anciens, présentent des configurations plus fluides. Très souvent, l’usage de la violence armée n’est pas précédé d’une déclaration de guerre, d’autant qu’elle ne se limite pas forcément au temps de guerre. Les logiques et hiérarchies sociales construites dans la guerre trouvent leur fondement dans la structure sociale d’avant-guerre, et ne disparaissent pas dans l’après-guerre. Enfin, les situations de « ni guerre, ni paix » 1, qui sont des états sociaux à la qualification incertaine, ont cessé d’être considérés comme anormales ou transitoires, pour être questionnées par les chercheurs dans la durée et dans leur configuration propre.
Dans le cas de l’Ukraine, la délimitation des frontières de la guerre est caractérisée par cette même incertitude. Celle-ci porte avant tout sur le début de la guerre. Si, vue d’Europe occidentale, l’agression armée du 24 février 2022 peut être incontestablement qualifiée de déclaration de guerre d’un État contre un autre État, pour les spécialistes de la société ukrainienne, cette date n’est pas forcément le point zéro de la guerre menée par la Russie — et encore moins pour les citoyens ukrainiens. Beaucoup renvoient à l’annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014 comme date de début de cette guerre. D’autres placent la guerre dans un continuum d’hostilité de Moscou à l’égard de l’Ukraine qu’ils font remonter à la Révolution Orange de 2004, ou bien à la Grande famine orchestrée par le Kremlin dans les années 1930, ou encore à l’hostilité de l’Empire russe à l’égard de toute volonté d’émancipation de l’Ukraine. Enfin, la diffusion du concept de « guerre hybride » 2, souvent utilisé pour qualifier la politique belliqueuse de la Russie, et dont l’usage est de plus en plus critiqué 3, a contribué à brouiller la délimitation des frontières temporelles, mais aussi spatiales de la guerre conduite par l’État russe.
L’après-guerre est un concept tout aussi imprécis. À rebours des qualifications courantes qui voient la fin de la guerre comme une rupture radicale suivie d’un avènement de l’état de paix, les sciences sociales soulignent les continuités entre état de guerre et état de paix : d’un côté, les dynamiques sociales et politiques civiles antérieures au conflit continuent à peser en temps de guerre, de l’autre côté, des dynamiques enclenchées dans la guerre et des acteurs qui ont émergé de celle-ci opèrent et influencent l’évolution des sociétés bien après la déclaration officielle de fin du conflit armé. La sortie de guerre et l’après-guerre sont plus des concepts opérationnels, utiles aux communautés locales et aux bailleurs d’aide internationaux, que des moments identifiables sur le terrain 4. Sur le terrain, l’après-guerre s’ancre dans le présent.
Si la fin de la guerre en Ukraine est parfois difficile à penser, ce n’est pas uniquement en raison des fluctuations de la situation sur le front et de l’équilibre des forces, mais aussi de la difficulté à définir ce qui peut constituer une victoire ou une défaite 5, et à concevoir le point final de la guerre dans cette situation de fluidité de ses limites. La définition du moment où la guerre sera considérée comme terminée varie selon que l’on se place du point de vue de l’Ukraine, de celui de l’agresseur russe, ou de celui de l’un des soutiens de l’Ukraine. Quand la guerre sera-t-elle perçue comme terminée par un habitant des territoires occupés par la Russie en 2022 ? Par un habitant de la Crimée ? Par un officier ukrainien engagé sur le front depuis 2014 ? Par un Ukrainien exilé dans un pays européen ? Par les intellectuels ukrainiens ? Par les responsables militaires russes ? Par le gouverneur d’une région russe frontalière de l’Ukraine ? Par un combattant russe mobilisé ? Par un Russe ordinaire vivant à des milliers des kilomètres de Moscou ? Non seulement la réponse sera différente pour chacun de ces acteurs, mais, pour un certain nombre d’entre eux, elle variera dans le temps.
Cependant, il n’est pas besoin d’une certitude sur la fin de la guerre pour penser l’après, car l’après-guerre se tisse sous nos yeux, jour après jour. Des permanences, des fragilités, de nouvelles pratiques et de nouvelles attentes construisent d’ores et déjà l’Ukraine de demain.
Un cliché tenace accompagne notre vision de la guerre : celui du chaos de la guerre. Les images diffusées par les reporters construisent l’imaginaire correspondant : la destruction de lieux de vie ; des populations jetées sur les routes ; l’insoutenable dureté des combats. Tout ceci est vrai, et tout ceci est inacceptable. Cependant, cette vision de la guerre comme espace et moment de chaos social s’accompagne parfois d’une anticipation de déstructuration institutionnelle, de rupture totale de la vie quotidienne et, enfin, d’une faiblesse de l’État.
Or, la guerre, surtout lorsqu’elle dure, est aussi un espace ordinaire de la vie sociale, avec ses acteurs politiques et économiques, ses opportunités et ses ressources, ses liens sociaux et ses hiérarchies, ses valeurs et ses divisions 6. En observant la transformation de la société ukrainienne dans et par la guerre depuis 2014, on comprend non seulement la résilience qu’elle a pu manifester face à l’agression massive de 2022, mais aussi les ressources qui sont les siennes pour continuer à faire face à la guerre et à construire l’après-guerre.
Un État réapproprié
La réappropriation par les citoyens ukrainiens de leur État et leur attachement à l’État est l’une des évolutions les plus saillantes des dix dernières années d’agression armée — directe et indirecte — de la Russie contre l’Ukraine.
Lorsque je conduisais en 2015-2017 une enquête auprès des combattants de la guerre dans le Donbass, notamment ceux qui s’étaient engagés dès le printemps 2014 pour combattre à l’Est du pays, beaucoup m’expliquaient que ce qui leur avait fait prendre les armes, ce n’était pas la volonté de défendre leur État, mais l’urgence de protéger leur pays. L’État était jugé gangréné par la corruption et les jeux politiciens, la confiance dans les institutions politiques était au plus bas, et le constat de faiblesse des forces armées était largement partagé. L’Ukraine sortait de la révolution du Maïdan qui constituait une rupture politique majeure, mais qui avait aussi marqué le début d’un engagement politique pour un certain nombre d’Ukrainiens 7.
Au début de la guerre dans le Donbass au printemps 2014, beaucoup ont redouté un effondrement de l’État ukrainien. C’est le contraire qui s’est produit : l’imminence de la menace militaire et l’attachement à faire vivre les valeurs de la révolution du Maïdan ont amené les citoyens à se réapproprier leurs institutions publiques pour tenter de les changer de l’intérieur. Des combattants revenus du front ont accepté de prendre des postes dans les ministères et des administrations ; des représentants de la « génération Maïdan » 8 se sont engagés dans la vie politique, d’autres sont devenus conseillers dans les ministères, d’autres encore ont fondé des ONG qui cherchaient à mettre en place un contrôle social sur l’État. Beaucoup de ces engagements se sont heurtés à la réalité des institutions publiques souvent ankylosées, et se sont soldés par des ruptures. Cependant, la dynamique engagée par la guerre dans le Donbass a bien été celle d’un rajeunissement des institutions étatiques, de réformes substantielles dans plusieurs secteurs, ainsi que du développement d’un tissu associatif dense, actif et vigilant, prêt à coopérer avec l’État ou à s’opposer à celui-ci.
La force de la défiance à l’égard des institutions politiques avant l’agression armée de 2022 est un trait frappant de la situation politique ukrainienne 9. Pour un certain nombre de commentateurs, cette défiance était le signe d’un État fragile voire failli, déconnecté de ses citoyens, au bord de la rupture. Aujourd’hui, un certain nombre d’appels à arrêter le soutien à l’Ukraine reprennent la même rhétorique.
Il est important cependant de ne pas faire de contresens sur le rapport des Ukrainiens à leur État. S’ils dénoncent vigoureusement des gouvernants jugés indignes de leurs fonctions, s’ils critiquent la prégnance des logiques corruptives et bureaucratiques, cela s’accompagne d’un attachement fort aux institutions elles-mêmes qu’il s’agit non pas de renverser, mais de redresser. Pour beaucoup d’Ukrainiens, la transformation n’est pas attendue des réformes « par le haut » du système politique et des institutions démocratiques, mais d’une transformation par le bas, où le citoyen ordinaire pourrait jouer un rôle actif.
Les mouvements sociaux, acteurs centraux de la société ukrainienne
Si la confiance à l’égard des institutions politiques est fragile, deux institutions bénéficient d’un soutien sans faille des Ukrainiens : leurs forces armées et leurs mouvements associatifs, bénéficiant d’un taux de confiance respectif de 72 et 68 % à la veille de l’invasion 10, qui est monté à 94 et 87 % en octobre 2023 11.
« L’État, c’est nous », me disaient, dès le début de la guerre dans le Donbass, mes interlocuteurs engagés sur le front ou dans les ONG. Comment comprendre cette affirmation ? Construire une Ukraine meilleure, réformer l’État et bâtir la défense du pays, m’expliquaient-ils, relevait de leur responsabilité citoyenne. Paradoxalement, c’est la faiblesse des forces armées ukrainiennes en 2014, démunies en matériel, en compétence et en expérience, qui a été le moteur d’une évolution majeure. Puisque les forces armées n’étaient pas capables d’assurer la défense d’une Ukraine attaquée, les civils se sont organisés pour conduire la guerre : pour certains en partant sur le front ; pour d’autres, beaucoup plus nombreux, en soutenant, en approvisionnant et en équipant les unités combattantes. Même si, au bout de quelques mois, les forces armées régulières ont progressivement repris la main sur la conduite de la guerre, le rôle des mouvements bénévoles est resté central pour assurer ce que l’État n’était pas capable de faire 12 : pourvoir à certains besoins des combattants sur le front, prendre en charge les besoins des vétérans ou des blessés 13, mais aussi offrir un soutien aux déplacés internes de la guerre. De taille variable, allant de grandes ONG nationales à des groupes de quelques personnes collectant de l’argent pour une unité militaire spécifique, ces initiatives ont gardé une grande fluidité, s’adaptant rapidement aux besoins nouveaux. La diffusion des initiatives civiques, des fondations et des mouvements associatifs ne s’est d’ailleurs pas limitée au domaine militaire, en irriguant la société entière.
Dans un État où la protection sociale reste défaillante, les mouvements bénévoles ont tissé un filet de sécurité alternatif. Au-delà de ce rôle, ils ont aussi développé une expertise certaine sur leurs sujets d’engagement, souvent nourrie de partenariats internationaux et ouverte à l’innovation.
L’importance de faire de la société civile le moteur de la reconstruction a été soulignée à plusieurs reprises 14, tout comme la frustration des mouvements sociaux constatant qu’ils continuaient à être exclus de la prise de décision sur les projets de reconstruction 15. Le principe de « localisation » de l’aide internationale, conçu pour redonner du poids aux acteurs locaux, est aujourd’hui perçu comme inopérant par les mouvements associatifs sur place 16. Ainsi, pendant les premiers mois de la guerre, moins de 1 % de l’aide humanitaire internationale est allée directement aux ONG ukrainiennes nationales et locales, alors qu’elles étaient celles qui s’engageaient directement sur le terrain et en subissaient les risques. En 2022, seulement 0,36 % de l’aide humanitaire fournie à l’Ukraine dans le cadre de l’Ukraine flash appeal a été versée aux ONG ukrainiennes nationales et locales 17. Même si la distribution de l’aide proposée par les acteurs internationaux passe ensuite par des partenaires locaux, il est difficile pour ces mouvements sociaux souples, innovants, ajustés aux besoins du terrain, d’être réduits à un statut d’opérateurs dans le courant de la guerre. C’est aujourd’hui que se construit leur place à venir dans l’après-guerre ; mais à travers ce groupe qui bénéficie d’une immense confiance dans la population ukrainienne, c’est la légitimité des politiques de l’après-guerre qui se décide aujourd’hui.
Une interpénétration du civil et du militaire
L’armée est incontestablement une institution qui compte dans la société ukrainienne. Ceci est d’autant plus saisissant qu’il y a dix ans encore, les forces armées faisaient partie des institutions les plus décriées. Elles étaient jugées corrompues, imprégnées de logiques datant de l’époque soviétique, mais aussi inutiles dans un pays qui ne voyait pas de menaces de conflit armé à venir sur son territoire. En 2012, deux tiers des Ukrainiens se déclaraient défiants à l’égard de leurs forces armées. Mais à la différence des autres institutions étatiques vis-à-vis de qui la déception est restée tenace, la confiance dans l’armée n’a cessé de croître depuis 2014. Les Ukrainiens étaient 45 % à faire confiance aux forces armées en 2015, 57 % en 2017, 66 % en 2020, 72 % en 2021, et 96 % en 2022. L’image positive de l’institution militaire s’est construite dans et par la guerre.
Cependant, si les forces armées ont pu prendre une telle place dans l’imaginaire politique des Ukrainiens, c’est aussi parce que l’armée est devenue une institution de jonction entre l’État et la société. Aux 440 000 vétérans de la guerre dans le Donbass que comptait officiellement l’Ukraine quelques mois avant l’invasion, s’ajoute un nombre de bénévoles diversement engagés auprès des forces armées difficile à estimer, ainsi qu’un nombre également inconnu de combattants volontaires n’ayant pas obtenu le statut de vétérans. Le rôle actif joué par les citoyens ordinaires – combattants comme bénévoles – dans la conduite de la guerre depuis 2014 a fait des forces armées une institution directement connectée aux vies des citoyens. Les forces armées ont également été un espace où les réformes étaient très attendues, mais aussi là où certaines questions de société ont pu être posées. C’est par exemple autour de la question des femmes dans l’armée que les sujets de l’égalité des genres et des violences sexuelles ont été abordés dans la société ukrainienne de ces dix dernières années 18. C’est par l’impulsion de la société que l’institution militaire s’est transformée.
Les dix années de guerre dans le Donbass ont été caractérisées par une forte incertitude : sur le statut de la guerre qui n’a jamais été déclarée (les actions armées ont été qualifiées d’« opération antiterroriste » puis d’« opération des forces réunies ») ; sur le statut des combattants et des bénévoles engagés ; enfin, sur la nature de la menace à laquelle l’Ukraine faisait face. Cette situation d’incertitude a généré de multiples interpénétrations entre les logiques civiles et militaires et a joué un rôle transformateur sur la société. L’incertitude sur la nature et les frontières de la guerre a maintenu un pan de la société ukrainienne dans un état de qui-vive, situation sociale où les choix individuels et les pratiques collectives étaient ajustés à un horizon de la guerre. Ainsi, des anciens combattants, bien que revenus à la vie civile, ont continué à s’engager dans des projets liés au front, voire à se former dans la perspective d’une poursuite de la guerre ; des bénévoles ont professionnalisé et pérennisé leur action ; des citoyens ordinaires, enfin, ont développé des savoir-faire et pratiques potentiellement utiles en temps de guerre. Dans cette Ukraine sur le qui-vive, l’institution militaire a été perçue comme centrale précisément parce que le pays faisait face à l’horizon de la menace.
Les politiques d’accompagnement de la sortie de guerre comportent souvent un volet « désarmement – démilitarisation – réintégration » ou « DDR », spécifiquement destiné aux combattants du conflit armé, basé sur des procédures formulées par les Nations unies 19. Ces politiques encadrent une transition par étapes entre un statut de combattant et un statut de civil via des politiques de contrôle des armes, de prise en charge des anciens combattants et de leur réintégration dans la vie civile. Ancrées dans une vision binaire d’un état de guerre comme opposé à un état de paix, elles voient le maintien d’une certaine militarisation de la société comme un signe d’échec des politiques de sortie de conflit armé.
Face à cette vision, le cas ukrainien pose des questions tout à fait particulières. L’interpénétration des logiques militaires et des logiques civiles, ainsi que l’absence d’un clivage clair entre civils et militaires dans les personnes engagées dans la guerre, ont été parmi les clefs de l’agilité de l’armée ukrainienne, mais aussi de la résilience de la société civile face à l’agression russe. Le soutien aux anciens combattants, mais aussi aux civils engagés dans la guerre, est un besoin incontestable et continu qui n’a pas à être corrélé à une fin de la guerre. La question de la démilitarisation, quant à elle, est fortement dépendante des perceptions que les acteurs du terrain auront de la nature de la sortie de guerre, et notamment de la persistance d’un horizon de la menace contre l’Ukraine. Si l’arrêt des combats, quelle que soit la forme qu’il prend, n’est pas accompagné d’une certitude de disparition de la menace, la société ukrainienne risque de rester sur le qui-vive, refusant la qualification d’après-guerre, jugeant déplacées les politiques de retour à la vie civile.
Une transformation des clivages
La guerre a aussi un effet transformateur sur les clivages et les conflictualités politiques. Dans les années 1990 et 2000, la société ukrainienne était décrite, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, comme divisée entre un Ouest et un Est, subjectivement et objectivement différents. L’Ouest était décrit comme ukrainophone, rural, tendant à s’identifier avec les pays d’Europe centrale et orientale et avec une histoire non-soviétique du pays. L’Est, à l’inverse, était qualifié de russophone, industriel, fier de l’histoire soviétique et regardant davantage vers le voisin russe 20. Rapidement critiquée et nuancée à l’intérieur du pays, cette grille de lecture a cependant eu des effets de long terme dans les récits politiques ou académiques décrivant et expliquant l’Ukraine. Ainsi, la plupart des instituts d’opinion publique ukrainiens continuent encore aujourd’hui à regrouper les résultats de leurs sondages par blocs « Est », « Ouest », « Centre » et « Sud », aveugles à des indicateurs plus fins, fabriquant une réalité sociale qu’ils entendent décrire. Le récit d’une Ukraine clivée dont certaines régions subissent une oppression en raison de leur spécificité a été également une constante du discours du pouvoir russe, justifiant l’annexion de la Crimée, la guerre dans le Donbass, puis l’invasion à partir de février 2022.
Dès le début de la guerre en 2014, l’inadéquation de la lecture binaire Est/Ouest est devenue empiriquement évidente. L’encapsulement des positions pro-russes dans les territoires séparatistes et en Crimée, les déplacements internes de population de l’est vers l’ouest, ainsi que la perception croissante du voisin oriental comme source de menace, avaient d’ores et déjà transformé le paysage politique de l’Ukraine. Si l’unification nouvelle du paysage politique a souvent été décrite, il est important de prendre également en compte le facteur local qui joue un rôle important. Depuis la réforme de décentralisation lancée il y une dizaine d’années et perçue positivement en Ukraine 21, la dimension locale, qui ne se limite pas à un clivage est-ouest, est un aspect important de la politique ukrainienne. L’entrée de la guerre dans une phase de haute intensité introduit cependant de nouveaux clivages, dont la structuration n’attend pas l’après-guerre, et se joue au jour le jour.
L’expérience inégale de la guerre est aujourd’hui l’un des facteurs de différenciation les plus importants. Un premier clivage immédiatement visible et de plus en plus saillant est entre ceux qui s’engagent dans la guerre, et ceux qui se mettent à l’écart : d’un côté les combattants et les bénévoles au service de l’armée, de l’autre ceux qui trouvent les moyens d’échapper à la mobilisation, vigoureusement condamnés dans les débats sociaux. Le clivage s’étend également à d’autres catégories de la population : ceux qui sont restés en Ukraine, dans les régions touchées par la guerre, se perçoivent comme ayant une conscience de la guerre différente de ceux qui se sont réfugiés dans les régions occidentales, et surtout de ceux qui ont quitté l’Ukraine pour un autre pays.
Surtout, la différence d’expérience et de perception de la guerre risque de constituer un clivage important entre les régions ayant vécu sous l’occupation russe, et les autres. La question de la collaboration dans les territoires occupées pendant une courte durée est d’ores et déjà un problème pour l’État ukrainien 22. Le défi sera d’une autre ampleur pour les régions toujours sous occupation aujourd’hui, mais surtout pour celles contrôlées par la Russie depuis 2014. Le temps long de la guerre, autant que les conditions de la désoccupation, jouent ici un rôle central dans les clivages de l’après-guerre.
Penser l’après-guerre en Ukraine dans la complexité de ses dimensions politiques et sociales suppose de penser avant tout le déroulement du conflit armé en prenant en compte la dimension temporelle et l’incertitude sur les frontières de la guerre. Si la question de la sortie de guerre doit intégrer la question du temps long, ce n’est pas tant pour se demander « quand est-ce qu’on commence la reconstruction ? » que pour comprendre que guerre et après-guerre ne sont pas des espaces délimités, et que le quotidien de la guerre est la matrice de la société de l’après-guerre. L’après-guerre en Ukraine se joue maintenant.
Sources
- Dominique Linhardt et Cédric Moreau de Bellaing, « Ni guerre, ni paix. Dislocations de l’ordre politique et décantonnements de la guerre », Politix, vol. 104, no. 4, 2013, pp. 7-23.
- Jéronimo Barbin, « La guerre hybride : un concept stratégique flou aux conséquences politiques réelles », Les Champs de Mars, vol. 30+s, no. 1, 2018, pp. 109-116.
- Journée d’étude – La « guerre hybride » à l’épreuve du feu, IRSEM, 3 juin 2022.
- Jacobo Grajales et Cécile Jouhanneau, « L’ordinaire de la sortie de guerre. Sociologie de l’action publique après la violence armée », Gouvernement et action publique, vol. ol8, no. 4, 2019, pp. 7-23.
- Joseph Henrotin et Thibault Fouillet, « La victoire dans la guerre en Ukraine : de quoi parle-t-on ? », Areion 24 News, 5 décembre 2023.
- Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay, Syrie : anatomie d’une guerre civile, Paris, CNRS éditions, 2016.
- Alexandra Goujon et Ioulia Shukan, « Sortir de l’anonymat en situation révolutionnaire. Maïdan et le citoyen ordinaire en Ukraine (hiver 2013-2014) », Politix, vol. 112, no. 4, 2015, pp. 33-57.
- Ioulia Shukan, Génération Maïdan : aux origines de la résistance ukrainienne, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube. 2022.
- 12 % des Ukrainiens avaient confiance dans leur parlement en 2012, et 11 % en 2021 ; les taux de confiance étaient de 16 et 14 % pour le gouvernement, 21 et 27 % pour le président. Voir : Anna Colin Lebedev, « Ukraine : l’Etat et la nation à l’épreuve de la guerre. » Les Études du CERI, 2023, Regards sur l’Eurasie. L’année politique 2022, 266-267, pp.13-20.
- « Динаміка Довіри Соціальним Інституціям Протягом 2020-2021 Років : Результати Телефонного Опитування », KIIS, 26 janvier 2022.
- « Динаміка Сприйняття Напрямку Справ В Україні Та Довіри До Окремих Інституцій Між Травнем 2022 Року Та Жовтнем 2023 Року », KIIS, 31 octobre 2023.
- Anastasia Fomitchova, « Les volontaires dans la formation de l’appareil militaire ukrainien (2014-2018). Des dynamiques d’auto-organisation au retour de l’État », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 1, no. 1, 2021, pp. 137-170.
- Ioulia Shukan, « Émotions, liens affectifs et pratiques de soin en contexte de conflit armé. Les ressorts de l’engagement des femmes bénévoles dans l’assistance aux blessés militaires du Donbass », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 2, no. 2, 2018, pp. 131-170.
- Orysia Lutsevych, Giving civil society a stake in Ukraine’s recovery. How government, citizens and donors can work together to embed trust in reconstruction, Chatham House, juin 2023.
- Vladyslav Galushko, Iskra Kirova, Inna Pidluska et Daniela Schwarzer, War And Peace : Supporting Ukraine To Prevail, Rebuild, And Prosper, Open Society, octobre 2022.
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- Voir le projet « Bataillon invisible ».
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- Thomas d’Istria, « En Ukraine, justice expéditive dans les zones libérées de l’occupant », Le Monde, 18 novembre 2023.