Le 20 décembre 2023, au cœur du Massif du Mont Blanc, le Prix Grand Continent sera remis à un grand récit européen contemporain. À quelques jours des délibérations, voici les cinq œuvres de fiction finalistes, en français, espagnol, italien, polonais et allemand, parues dans l’année. Le Prix — dont la dotation couvre la traduction et la diffusion du livre primé dans les autres aires linguistiques — sera décerné au cœur du massif du Mont Blanc, à 3466 mètres d’altitude.
Mathias Énard, Déserter, Actes Sud
Dans Déserter, deux intrigues se superposent, entrelacées chapitre après chapitre sans lien apparent. Dans la première, on suit un déserteur solitaire qui fuit un théâtre de guerre inconnu, dans un décor pittoresque des bords de la Méditerranée (dans les Balkans ? en Syrie ?). L’écriture du Prix Goncourt 2015 se fait ici ciselée à l’extrême. Elle saisit chaque geste, chaque sensation, poussant les injonctions intérieures dictées par le conflit humain – fuir, craindre, survivre, désirer, se défendre… – à leur point d’intensité maximal.
Dans le second récit, le style devient plus libre, plus narratif, pour raconter, par la voix de leur fille, la vie (fictive) du mathématicien allemand Paul Heudeber et de sa femme Maja. Caché au début de la Seconde Guerre mondiale en Belgique, Heudeber est capturé par les nazis et interné à Buchenwald, où il rédige des méditations qui mêlent poésie et mathématiques, avant de mener une carrière de mathématicien mondialement reconnu tout en restant en Allemagne de l’Est. Maja, de son côté, devient une figure politique de la République fédérale d’Allemagne. L’amour du couple, désuni par le Mur, suit la déchirure qui hante l’Allemagne de l’après-guerre aux années 1990, sans que le récit de cet amour impossible ne cède jamais au pathos.
L’évocation de la vie de Paul Heudeber se fait à l’occasion d’un colloque qui réunit, sur une péniche voguant sur le lac de Wannsee – un lieu lourd d’histoire – des amis et admirateurs du mathématicien, les 10 et 11 septembre 2001. La longue évocation de la vie d’Heudeber, intriquée dans celle des péripéties du siècle, est donc interrompue par la stupéfaction devant l’effondrement des tours jumelles et l’embrasement mondial imminent. Elle conduit ce pan du livre à devenir une sorte de vaste fresque de l’expiration du XXe siècle. À la mise à mort d’un siècle traumatisé, au terme duquel on avait cru sortir de l’histoire, répond la réapparition de la guerre et de la violence.
Les mathématiques jouent ici un rôle de trait d’union, par la façon dont elles allient le rationnel et la pure spéculation, l’ordonnancement logique du monde et le mystère radical.
Face à cette intrigue très organisée, le récit du soldat, à la fois dense et minimaliste, constitué de peu d’ingrédients narratifs (un âne blessé, une jeune femme terrifiée par la menace du viol par ce soldat inconnu), pourrait sembler une expression désincarnée, déshistoricisée d’une violence « archaïque ». Mais ce jeu de miroir – dont les échos ne sont jamais explicites – entre les deux récits l’ancre au contraire, lui donne un sens par différenciation, afin de former une sorte de sertissage imaginaire et politique aux rêves et aux hantises du continent.
On pourrait finalement voir dans ces deux récits les deux faces de l’histoire européenne : le logos et le mythos. Le récit ordonné, l’organisation politique et juridique d’un côté ; les affects et la conscience tragique de l’histoire de l’autre. Comme les deux faces indissociables d’une pièce de monnaie. Ou comme les deux versants de la quête existentielle de Paul Heudeber : les mathématiques et la poésie métaphysique.
Sabrina Janesch, Sibir, Rowohlt
Le premier roman de l’écrivaine germano-polonaise Sabrina Janesch, Katzenberge, salué en son temps par Günther Grass et distingué en 2011 par le prix littéraire Anna Seghers, retraçait les cheminements d’une famille entre la Galicie et la Basse-Silésie pour éclairer la part des reconfigurations territoriales du XXème siècle et des métissages culturels dans notre héritage européen.
Son nouveau roman, Sibir, s’inscrit dans cette continuité. À travers la voix de sa narratrice, Leila, qui tente d’arracher à l’oubli les souvenirs d’enfance de son vieux père atteint de démence sénile, ce récit fouille l’histoire d’une famille ballottée par les vicissitudes de la Seconde Guerre mondiale entre la Galicie, où elle était établie depuis le XVIIIe siècle, le Wartheland, un territoire annexé au Reich national-socialiste après l’invasion de la Pologne, le Kazakhstan et la Lande de Lunebourg située au nord de l’Allemagne. Cette exploration romanesque d’un volet largement ignoré des relations germano-russes exhume un passé qui flotte entre les langues (l’allemand, le russe, le kazakh et le polonais), les appartenances, les territoires (qui s’étalent entre l’Europe centrale et les steppes eurasiennes). Dans un récit où l’on distingue des échos du magistral Austerlitz de W.G. Sebald, Sabrina Janesch interroge ce qui constitue une identité familiale meurtrie par les haines raciales et xénophobes, déchirée par le traumatisme des violences issue de la Seconde Guerre mondiale, des déportations et déracinements multiples.
Cette mosaïque familiale qui s’agence au fil des errances, migrations et déportations, l’auteur la dessine en s’appuyant sur une narration tissée de deux temporalités distinctes et de deux perspectives romanesques : aux souvenirs d’enfance de Josef Ambacher, le père de Leila né en 1935, font écho ceux de Leila elle-même qui couvrent la période autour de 1990, au moment de la dissolution de l’Union Soviétique. Josef est issu d’une famille allemande originaire du Egerland, aux confins de la Bohême, laquelle s’implante au XVIIIe siècle en Galicie, à l’instar de nombreux colons allemands venus peupler cette nouvelle acquisition territoriale de l’Empire austro-hongrois. Suite à l’invasion de la Pologne orientale par l’armée russe en 1939, la famille Ambacher fuit son berceau pour s’établir dans une ferme du Wartheland, territoire anciennement polonais que l’État national-nationaliste vient d’annexer au Reich allemand et qui fait désormais l’objet d’une politique de germanisation. Mais c’est à proprement parler l’année 1945 qui inaugure le récit des souvenirs du petit Josef en le grevant d’une expérience traumatique : celui-ci a dix ans, lorsque la famille est contrainte, sous la poussée de l’Armée Rouge, de quitter son nouveau foyer avant d’être finalement déportée dans une colonie située dans les steppes arides du Kazakhstan, composée de réprouvés de diverses nationalités.
L’auteur revisite un chapitre méconnu de l’histoire allemande, mais aussi européenne : celle des populations d’origine et de langue allemandes (à l’instar des Allemands de Galicie ou des Allemands de la Volga), établis depuis le XVIIIe siècle, au gré des politiques de colonisation, sur des territoires d’Europe centrale et orientale, et victimes de déportations suite aux redécoupages géopolitiques provoqués par le second conflit mondial.
Mais l’intérêt de ce roman ne tient pas seulement aux éclairages apportés à l’histoire des transferts forcés de populations allemandes, il réside surtout dans la mise en perspective des bouleversements géopolitiques issus de la Seconde Guerre mondiale et de leur impact sur les destins familiaux. Ainsi le récit que fait le jeune Josef de la déportation brutale de la famille Ambacher dans une colonie précaire des steppes eurasiennes, en marge de la vie et du monde, fait écho à celui de sa fille qui relate son enfance dans une cité périphérique de la Lande de Lunebourg où les Ambacher ont émigré avec toute une communauté de réfugiés d’origine allemande, au gré du rapatriement, négocié en 1955 par le chancelier Konrad Adenauer, des soldats allemands prisonniers en Union Soviétique. À travers cette construction narrative en miroir, des correspondances se dessinent qui nous font mesurer la fatalité d’une histoire familiale qui n’a cessé de s’écrire dans la marginalité : si la famille Ambacher vit sur le qui-vive, assimilée à l’ennemi nazi, dans la colonie reléguée dans les steppes du Kazakhstan, elle ne retrouvera pas pour autant ses racines à son retour en RFA, puisqu’elle se contente de séjourner, déchirée entre de multiples appartenances linguistiques et culturelles, coupée de son passé, dans une cité périphérique dont les constructions donnent une impression de provisoire. En effet, si l’enfance sibérienne de Josef connaît également des moments heureux pétris d’amitiés, d’échanges et de rencontres décisives, le retour en Allemagne ne se fait qu’au prix d’une amnésie qui enferme Josef, l’adulte, dans une solitude mélancolique : son grand-père enjoint à l’enfant d’effacer toute trace du passé, condition nécessaire à une intégration réussie dans le nouveau pays.
Ce vide mémoriel dans lequel les souvenirs ne trouvent pas d’ancrage et les descendants ne parviennent pas à s’inscrire est habilement évoqué dans le roman à travers un réseau d’images : ainsi à peine arrivée en « Sibérie », Sibir, mot-valise qui figure à la fois un ailleurs honni et irréel, un désert menaçant, la mort et l’absence, la famille devra faire face à une tempête de neige qui engloutira mystérieusement et à jamais la mère de Josef, disparue sans laisser de traces. Cette disparition fait écho à celle d’un autre ressortissant allemand de la colonie sibérienne, Heinrich Quapp, déporté au Goulag, dont les enfants, quelques décennies plus tard, réapparaîtront dans la petite cité d’Allemagne, tels les fantômes d’un passé douloureux, mais irréel. Peut-être cette absence s’illustre-t-elle également à travers la solitude de Josef, qui demeure en partie étranger à sa fille et s’efface lui-même dans l’amnésie de la maladie.
Cette béance s’exprime aussi à travers la multiplication des habitations précaires, que ce soit en Sibérie ou en Allemagne : les baraquements de fortune du Kazakhstan caractérisent des abris plus que des habitations, auxquels font écho ces logements de la Lande de Lunebourg que de nouveaux réfugiés allemands viennent encombrer après 1990 et dans lesquels on continue somme toute de camper. Mais il y a aussi les multiples cabanes dans lesquelles l’enfance enfouit secrets (la langue maternelle allemande interdite qu’on craint d’oublier) et souvenirs (les carnets de notes et souvenirs rapportés de Sibérie que Leila tente de préserver de la volonté paternelle de faire table rase du passé).
Ce monde de l’enfance est relaté à travers un style concis et sobre. Ce dépouillement soustrait le récit au pathos et profite notamment aux descriptions des vastes solitudes du Kazakhstan, de loin les plus beaux passages de ce roman.
Remis au cœur du massif du Mont Blanc, à 3466 mètres d’altitude, le Prix Grand Continent est le premier prix littéraire qui reconnaît chaque année un grand récit européen.
Stefano Massini, Manhattan Project, Einaudi
« L’ironie est une arme, Robert, très puissante :
elle sert à frapper sans frapper
et elle fait deux fois plus mal. »
2023 aura-t-elle été l’année de Robert Oppenheimer ? Le retour de la guerre sur le sol européen, l’engagement militaire d’une puissance nucléaire ont réveillé le spectre de la guerre atomique, et avec lui le fantôme de son « père », en même temps que de son plus grand théoricien et critique. Le biopic que Christopher Nolan lui a consacré fut la superproduction hollywoodienne de cette année. Le gigantisme du film, sa longueur (plus de trois heures), son ambition semblaient avoir tout capté de la dramaturgie psychologique et géopolitique qui s’est nouée autour du projet Manhattan. Seul le cinéma, se dit-on, peut atteindre à une telle puissance d’image.
Stefano Massini, pourtant, a réussi la prouesse de dire un tout autre pan de cette épopée, depuis ses marges, ou son avant-scène. Manhattan Project se déroule en amont de l’assemblage effectif de la bombe, d’abord dans les laboratoires du sous-sol de l’université Columbia où sont réunis une poignée de physiciens hongrois, puis dans le travail de tractation mené auprès de Franklin Delano Roosevelt par le banquier Alexander Sachs, et finalement dans le long chemin mené pour convaincre Robert Oppenheimer de rejoindre et de piloter ce projet pharaonique.
C’est le cœur de l’Histoire et l’envers du décor à la fois. Un envers qui demeure tout aussi épique, mais où l’épopée est construite à la façon d’un conte yiddish, saturée d’humour et peuplée de savants aussi surdoués que névrosés.
L’oralité du conte, qui découle de la pratique théâtrale de Stefano Massini (sa pièce Les Frères Lehman a été jouée et traduite dans plus de vingt-cinq pays), est aussi une dimension importante du texte, qui n’est pourtant pas dialogué.
L’intrigue se concentre sur ce qu’on pourrait appeler versant européen de l’histoire du projet Manhattan. À l’exception de Vannevar Bush, l’assembleur de génie, l’homme pour qui toute situation peut-être résumée par une équation à 18 inconnues, et d’Oppenheimer lui-même – dont la famille est cependant originaire d’Allemagne –, les protagonistes sont tous des exilés juifs d’Europe de l’Est : Leó Szilárd, Jenő Wigner, Paul Erdős, Ed Teller, Alexander Sachs…
Pour chacun de ces personnages, la voix de Massini, à la façon de celle d’un conteur, d’un aède ou d’un prophète, construit avec empathie et finesse une double étoffe : celle du savant, de l’être génial dont les actions auront d’immenses répercussions sur le monde ; et celle de l’exilé craintif, en qui sommeille un enfant inquiet (Sachs), un éternel voyageur incapable de défaire sa valise (Szilárd), un adolescent tuberculeux qui sait que seule la patience apporte la guérison (Wigner), un chercheur qui trouve toujours le chemin le plus court (Erdős), un homme qui ne sait pas retenir les colères qui le débordent (Teller) ou encore un petit garçon que son rabbin grondait lorsqu’il dessinait une valise sur le char du prophète Élie pour qu’il ne monte pas au ciel sans ses affaires, ou un mégaphone au prophète Jérémie pour qu’il ne perde pas sa voix en prêchant dans le désert (Oppenheimer).
Le yiddish, présent dans les mots et dans le rythme du texte – structuré en vers, dont certains sont répétés de façon lancinante – fournit ici la langue du commerce intime qui unit ces personnages à double face, qui sont aussi des exilés intérieurs, comme l’a formulé Günther Anders son Journal de l’exil et du retour, et leur permet, à leur façon très particulière, de communiquer, et même d’unir leur forces pour construire une entreprise jamais égalée.
Tomasz Różycki, Złodzieje żarówek, Czarne
Dans Les voleurs d’ampoules, Tomasz Różycki mythifie la réalité de la République populaire de Pologne au tournant des années 1970 et 1980, des décennies qui se sont accompagnées de pénuries perpétuelles dans les magasins, et où le logement majoritaire était un modeste appartement dans un HLM. Au dixième étage d’un grand immeuble, et comme s’il était là au centre de l’univers, vit le jeune Tadeusz, à qui son père a confié une mission importante : apporter à Stefan, homme à tout faire et ami de la famille, une boîte de grains de café, miraculeusement acquise dans un magasin local, pour lui demander de moudre ce café. Tadeusz doit entrer dans le grenier et traverser un long couloir sombre dans lequel les fripouilles du quartier subtilisent les ampoules électriques. L’expédition se transforme en un récit sur la vie de cet immeuble, les secrets échangés à voix basse et les légendes du quartier.
Le voyage montré à travers les yeux d’un enfant est un voyage mythique. Dans les couloirs sombres, on peut rencontrer des divinités cachées qui ne demandent qu’à entrer et à diviniser une personne. C’est à la fois un reflet fidèle des réalités risible de la République populaire de Pologne et une histoire universelle de la manière dont on fait l’expérience de l’étrangeté du monde (les critiques soulignent la similitude de la prose de Różycki avec celle de Bruno Schulz et de ses Boutiques de cannelle). Pour Tadeusz, le périple dans le couloir est une véritable expédition au cours de laquelle il rencontre des représentants de la communauté du vaste bâtiment, composée aussi bien de fous que de héros. Różycki dépeint les réalités de la vie dans cet immeuble de manière caricaturale et exagérée, tout en restant proche de l’authentique réalité communiste.
La composition des Voleurs d’ampoules nous incite, comme dans Les mille et une nuits, à nous immerger dans l’univers surprenant, dynamique et multidimensionnel (de l’immeuble). Dans l’œuvre de Różycki, une situation ordinaire et quotidienne sert de prétexte à des digressions et à des rétrospectives poétiques. On se perd dans un couloir sombre avec le jeune Tadeusz, tout comme le narrateur, désormais adulte et qui se remémore ces histoires, se perd dans ses souvenirs, errant dans l’obscurité de sa mémoire. Ce jeu rétrospectif révèle au passage la part autobiographique de cette fiction : Różycki a lui-même grandi dans un grand ensemble à Opole, et les histoires qu’il raconte ressemblent à des souvenirs réenchantés par la création littéraire.
Les voleurs d’ampoules forment finalement une sorte de poème digressif en prose. C’est un roman brillamment construit, dans lequel l’ordinaire et la vie quotidienne de la cité des années 1970 et 1980 à Opole, reconstitués à partir de souvenirs d’enfance, étonnent par leur profondeur et leur caractère inédit. C’est une magnifique prose poétique, pleine de descriptions tantôt lyriques, tantôt grotesques, teintée d’humour et d’ironie chaleureuse.
Karina Sainz Borgo, La Isla del Doctor Schubert, Lumen
La Isla del doctor Schubert (Lumen), troisième roman de Karina Sainz Borgo (après La hija de la española et El tercer país), invite à entreprendre un voyage dont nous ne savons pas dans quel état on retourne. Un voyage vers un lieu où peu sont allés, comme l’Hadès ou le Paradis. Une île qui est à la fois les deux espaces, où règne et habite le Dr Schubert, « navigateur élevé par un centaure, dernier sécessionniste berlinois, expéditionnaire et chirurgien, qui leva l’ancre sans argonautes depuis un portail de la rue Lagasca ». Une île, c’est la possibilité de tout ce qui est en elle, mais surtout en dehors d’elle, et c’est ainsi que commence cette aventure.
Derrière le texte se cache la visite d’Ulysse aux Enfers pour demander conseil au devin aveugle Tirésias et retrouver ainsi le chemin d’Ithaque ; et l’impossibilité d’embrasser sa mère, morte et désincarnée. La quatrième tâche confiée à Psyché par Aphrodite se rappelle également à nous : descendre aux Enfers et demander à Perséphone une petite boîte contenant un onguent de beauté. Comment revient-on d’un tel voyage ? Est-il vraiment possible d’en revenir ?
Ici, c’est une interprète et copiste qui fait le voyage, raconte l’histoire et finit par l’écrire dans des journaux. Elle est arrivée sur l’île à la recherche de la tombe de son père, un marin mort dans le naufrage du Persiles, « et du secret sous la peau de Schubert, l’homme le plus vivant que l’on ait jamais vu ».
L’impossible est rendu possible par un récit à la fois fantastique et réaliste, où il peut pleuvoir des méduses et des crapauds, où des perdrix se suicident, où un bouillon de perles rajeunit, où l’invasion des souvenirs est une tactique de guerre, où un homme qui coule des paquebots avec ses yeux est aussi capable de créer de la glace.
Dans la première partie, nous lisons les journaux de l’interprète et du copiste, et dans la seconde, les épisodes d’une guerre abyssale. C’est une histoire difficile à écrire. Se donne-t-elle à lire, ou à rêver ? Le récit est plein d’images oniriques ; les lamias, les ondines et les sirènes ont une voix et l’amanuensis les comprend. Il y a des bêtes, des insectes qui sont des bêtes et une bibliothèque « illimitée et périodique », comme l’a dit Borges.
« C’est le journal ‘’un paradis… pour ceux qui parviennent à l’endurer. » Eros est présent pour ce qu’il est : un daimon. Comme ces dragons qui engendrent le feu et déchaînent les désirs, les passions et même les guerres. Rainer Maria Rilke écrira dans les Elégies de Duino :
Qui donc dans les ordres des anges
m’entendrait si je criais ?
Et même si l’un d’eux soudain
me prenait sur son cœur :
de son existence plus forte je périrais.
Car le beau n’est que le commencement du terrible,
ce que tout juste nous pouvons supporter
et nous l’admirons tant parce qu’il dédaigne
de nous détruire.
Tout ange est terrible.
(Rainer Maria Rilke, Élégies de Duino, traduit par Lorand Gaspar, dans Œuvres, t. 2, Seuil, 1972).
Lire La Isla del doctor Schubert, c’est comme vivre un rêve que l’on comprend clairement en dormant et dont il reste, au réveil, des images et des sensations impossibles à retenir, comme les sons de l’aube ou les accords d’une guitare.