L’île du docteur Schubert

Le 20 décembre 2023, au cœur du Massif du Mont Blanc, le Prix Grand Continent sera remis à un grand récit européen contemporain, dont il financera la traduction et la diffusion en cinq langues. À cette occasion, nous vous offrons des extraits des cinq finalistes de ce prix européen. Voici les bonnes feuilles de La isla del doctor Schubert de Karina Sainz Borgo (Lumen, 2023). Dans ce roman onirique, le lecteur entreprend un voyage vers un lieu où peu sont allés, une île qui tient à la fois de l'Enfer et du Paradis. C'est là que règne l'inquiétant Docteur Schubert.

Karina Sainz Borgo, La isla del doctor Schubert, Lumen, 2023, 110 pages, URL https://www.penguinlibros.com/es/aventuras/315779-libro-la-isla-del-doctor-schubert-9788426424532

La nuit tombe sur le Savöy

Le docteur Schubert traversa le vestibule du Savöy avec la lenteur des capitaines de vaisseaux d’argent. Il ôta  son manteau et fit servir un verre de tequila à ses invités. Face à un parterre de chaises blanches, le Berlinois se fraya un passage entre les groupes. Il s’arrêta auprès de certains pour les saluer, fournit à d’autres des détails sur ses excursions visant à apporter la paix, démarche à laquelle il consacre presque tout son temps et que les chroniqueurs insulaires décrivent comme une affaire d’expéditionnaires.

À dix-neuf heures, par un après-midi sans volées de cloches, réunis dans cette librairie qui porte un nom d’hôtel littéraire, les nobles, rentiers et aristocrates de l’archipel célébraient les histoires de leur hôte. Ils se diluaient dans les exploits du docteur Schubert comme un morceau de sucre au contact de l’eau chaude. Ils se reniflèrent et se cherchèrent. Scotchés à ses paroles, ils étaient en ébullition. Cela finit dans de grandes embrassades.

Tout juste de retour du port de Saint-Marc, l’interprète et copiste des chants des sirènes resta indifférente aux flèches de désir décochées par les convives. Cet appétit à brûle-pourpoint lui sembla magnétique, primitif, délicieux, paralysant. L’Adriatique ne brûle pas, la mer de Schubert, si. C’est le fourneau qui dessine une flamme bleue autour de chaque île. Le désir qui dépasse le désespoir et le feu qui brûle chez qui l’évoque.

Deux nuits sur l’île, c’était encore trop peu pour comprendre les accidents qui affectent la peau et la raison lorsque la brise secoue les étamines des fleurs et que les lézards se frottent contre les troncs d’arbres. Pour l’œil humain, ils ressemblent simplement à des reptiles enchevêtrés, mais en eux palpite une bombe de pleurs à retardement. Dans les jardins du docteur Schubert, dans les grottes et les récifs de sa mer baléare, ce qui vit désire et déchire. Entraîne et incendie la veine de chaque olivier et le dernier pore de la peau des inconnus.

À la manière de la légende du géant venu d’Algérie fonder l’île avec un panier rempli de terre sur la tête, l’interprète et copiste traversa le hall du Savöy chaussée sur des barques. Elle croisa le docteur Schubert qui allumait une cigarette à l’aide d’une carte marine enflammée. Aveuglée par son éclat, l’interprète perdit l’équilibre et laissa tomber son sac sur le sol.

Cinquante perles roulèrent sur les dalles du Savöy de la même manière que la terre du géant sur la mer dans l’ancienne légende algérienne. Le Berlinois ramassa une perle à côté du bout de sa chaussure et la goûta pour vérifier si c’était le bijou qui était faux ou l’interprète. Les capitaines des bateaux de pêche de Saint-Marc avaient raison : sa ressemblance avec le capitaine Trotta était étonnante. La copiste regardait les perles éparpillées. Comme si elle était elle-même le fil du collier, elle les vit se rejoindre à nouveau à ses pieds jusqu’à former un monticule que Schubert ramassa en creusant les mains.

La copiste quitta le Savöy sans prendre congé. Elle chercha un logement avec des fenêtres et paya d’avance neuf semaines de séjour. Elle déploya un atlas pour reconstituer les vents qui traversent l’archipel, étudia minutieusement la vie d’Hercule, celui qui avait réalisé des travaux, et contacta les nymphes des rivières et des sources qu’un Argentin aveugle a décrites dans des manuels fantastiques. Elle voulait tout savoir sur Schubert, l’île et ses naufragés.

© Margherita Borsano, Tundra.

Lors de la première de ses quarante nuits de veille, elle découvrit un lézard noir au pied de son lit. Elle le plaça dans un bocal en verre et le nourrit avec ses cils, qu’elle arracha tous pour les faire pousser au rythme de ses insomnies. Depuis lors et jusqu’à la première bataille abyssale, elle persista à prédire tout ce qui allait se passer. Dans le carnet qui a survécu à la tempête finale, on peut encore lire les premières notes sur cette époque.

«  Le docteur Schubert est aussi déconcertant qu’une femme qui croise les jambes vêtue d’une jupe de serpents.  » L’eau a brouillé certaines lettres, mais on distingue toujours les mots de la phrase originale. À sa lecture, les philologues de tous les ports l’accusèrent de plagiat. Ils insistèrent sur le fait qu’elle l’avait volée aux souvenirs des sirènes qu’elle avait traduites pendant des siècles. Seuls les cétacés qui font le tour du globe terrestre sont capables d’attacher des serpents et des hommes à leur taille.

Le tribunal des Baléares finit par lui donner raison : les femmes de la mer, y compris les filles des noyés, rêvent d’écailles. Il en fournit pour preuve les gravures de la gardienne du col de Messine, un être à six têtes avec douze chiens sauvages attachés autour de la taille. La métamorphose, provoquée par une vengeance due au manque d’amour, en avait  fait le monstre le plus redouté des Rochers Errants, une amante ensevelie sous des siècles de murex.

Acquittée de toute diffamation, l’interprète et copiste cacha ses journaux. ElIe refit la carte que parcourent les navigateurs, joueurs de viole de gambe et autres créatures dans une transe de crucifixion. Pour réussir dans sa tentative de tout raconter, l’interprète demanda aux abyssaux la vérité sur la tombe d’un marin et le secret caché sous la peau de Schubert, l’homme le plus vivant qu’on eût jamais vu.

C’est ainsi qu’elle a écrit l’histoire de l’île et de son propriétaire, le capitaine qui traverse une mer sans vent et collectionne les lucioles en les maintenant avec des punaises pour le seul plaisir de les voir s’éteindre. Guidée par les voix des sirènes, des ondines et des lamies que la mer écartait pour avoir perdu la raison, la copiste a recomposé la vie d’un homme qui, parfois, se replie au contact d’un autre être vivant, rêvé à plusieurs reprises par le même soldat qui ne veut pas aller au combat.

L’interprète a consigné la vie du navigateur élevé par un centaure, dernier sécessionniste berlinois, expéditionnaire et chirurgien, qui leva l’ancre sans argonautes depuis un portail de la rue Lagasca. Reliée dans le silence, L’Île du Docteur Schubert est le journal de bord d’un paradis… pour ceux qui parviennent à le supporter. Les pages en sont écrites contre le vent, et s’il arrive que les lignes se brisent, c’est parce que la prose est gagnée par le vertige lorsqu’on la récite en talons.

La scribe arriva sur l’île à la recherche d’un naufragé, mais elle y trouva le hussard venu de l’hiver. Elle voyagea en faisant des recoupements sur un père décédé. À sa place, elle découvrit Schubert : une créature peinte à l’huile sur du cuivre, un homme qui éveille la soif chez qui le regarde, un personnage de la poitrine duquel part le kilomètre zéro d’une île que l’interprète s’est proposé de raconter, bien qu’il reste tout juste une poignée de sel de la tentative.

Bienvenue sur l’île du Dr Schubert.

Le naufrage du Persiles 

Elle est devenue interprète et copiste sans le vouloir. Après la mort de tout l’équipage du Persiles, le bateau de pêche dont son père était capitaine, sa mère avait perdu la parole. Pendant vingt-quatre nuits, elle avait déchiré avec ses ongles la carte de l’île Saint-Simon, que l’armateur avait envoyée pour certifier l’endroit où la tempête avait détruit le bateau. À l’aube du vingt-cinquième jour, la veuve se pendit au clocher de l’unique église du village. Son corps se balance toujours comme une bagasse recouverte d’une chemise de nuit.

Elle a grandi entourée de femmes qui teignaient leurs robes de mariage et de première communion en noir. Des pères, des maris, des frères et des fils qui n’avaient pas regagné la terre ferme et pour qui elles gardaient un deuil ancien, tissées dans une parenté malheureuse. Les paroles des noyés l’ont entraînée vers les mers et les archipels du monde. Assourdie par la déchirure des voiles des navires, elle partit à la recherche de l’épave du Persiles. Pour se repérer, elle demanda de l’aide aux marins du port de Saint-Marc. Eux, qui connaissaient les lions et autres bêtes ailées, l’instruisirent sur la traversée.

L’interprète se coupa les cheveux et accepta un sac en toile pour bagage. En échange du raccommodage des filets de leurs navires, les Vénitiens lui parlèrent des archipels de la Terre de Feu, des ports des îles volcaniques, de ceux des îles aux Épices et des îles Sandwich du sud. Ils évoquèrent la cellule d’un pianiste, et aussi les salines d’Araya et les récifs de Cubagua, cet îlot des Caraïbes où un Génois rencontra mille deux cents femmes pèlerins lors de son troisième voyage au bout du monde.

Instruite par les marins qui la laissèrent monter à bord de leurs navires comme un dernier geste de gratitude envers le capitaine du Persiles, la secrétaire voyagea vers le sud de l’Irlande, port où aboutissent les poètes à la peau mate lorsque leurs muses les abandonnent et dans lequel une tempête a fait chavirer le navire qui se dirigeait vers l’Atlantique. Coincée entre des vagues de vingt mètres de hauteur, elle comprit que l’océan submergeait les hauteurs. Elle agitait les bras pour rester en vie dans l’obscurité.

Emportée par les courants, elle arriva à l’hôpital psychiatrique où furent soignées les premières sirènes et auquel se rendent encore les ondines étourdies par le son des pièces que les touristes jettent en même temps dans toutes les fontaines du monde. Là, on la nourrit, on lui donna un lit, de la consolation, un sac contenant cinquante perles et une paire de chaussures à semelle compensée. En échange de l’annonce de ses messages dans les ports où elle débarquait, ils lui apprirent les langues de l’au-delà. Là, elle observa le premier galion d’argent coulé et apprit à se déplacer dans des batailles où elle ne pourrait jamais combattre.

Les marées de ce voyage l’ont coupée en deux : elles ont fait d’elle une sirène sans queue et une femme sans direction. Un messager. Une copiste. Une malheureuse.

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