Les voleurs d’ampoules

Le 20 décembre 2023, au cœur du Massif du Mont Blanc, le Prix Grand Continent sera remis à un grand récit européen contemporain, dont il financera la traduction et la diffusion en cinq langues. À cette occasion, nous vous offrons des extraits des cinq finalistes de ce prix européen. Voici les bonnes feuilles de Złodzieje żarówek (Les voleurs d'ampoules) de Tomasz Różycki (Czarne, 2023). Dans ce roman qui s'apparente à un long poème en prose, le jeune Tadeusz doit traverser un grenier, qui se transforme en évocation mythifiée de la Pologne ordinaire des années 1970-1980.

Tomasz Różycki, Tomasz Różycki, Czarne, 2023, 256 pages

Il ouvre la porte, on entre dans le vestibule. Ma Mère a souvent reproché à mon Père un fait que lui-même rappelait parfois en riant : au début, la coopérative lui avait proposé un logement plus grand, un trois-pièces, mais il s’était écrié : Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire avec un logement si grand ! Il n’a pas tardé à regretter sa réaction. On se serrait depuis des années dans trente-cinq mètres carrés et demi. La cuisine était étroite et si peu commode que mon Père disait en plaisantant que son seul avantage était qu’on ne pouvait s’y renverser dans aucun sens. On est donc entrés dans le vestibule de Stefan, leur logement avait non seulement la même surface que le nôtre, mais en plus exactement la même disposition, il était comme son reflet dans un miroir à l’autre extrémité de la barre. Ce qui était à droite chez nous était chez eux, au contraire, à gauche. Ce qui était en haut chez nous était en bas chez eux. Parfois, ça me faisait tourner la tête. Heureusement qu’ils avaient d’autres meubles — cela introduisait un trait distinctif dans la disposition des pièces et leur conférait une particularité sans laquelle j’aurais sûrement vomi sous l’effet des vertiges et des renversements de perspective, sentant que mon logement avait été inversé et que je faisais tout à l’envers, et même que je me tenais à l’envers, sans parler de la déglutition et de la respiration. Bon d’accord, les meubles étaient standard, comme dans la plupart des logements de l’immeuble. La différence consistait en ce qu’ils avaient un placard dans l’entrée et les murs lambrissés de bois. Nos murs à nous étaient nus, et notre placard était en fait une armoire, voilà pourquoi des années plus tard, quand tous les corps ont été descendus avec ou sans civière, la sortir du logement s’est avéré totalement impossible. Je me suis demandé alors comment elle avait été montée jusqu’au dixième étage. Sûrement pas par l’ascenseur. Sûrement pas à l’aide d’une grue. Ce n’était pas non plus une de ces armoires qu’on achète en cartons et dont on assemble les différents éléments à la maison. Ce n’était pas l’époque où Ikea était omniprésent, et de telles inventions étaient encore plutôt inconnues, même si les célèbres ensembles muraux étaient en partie démontables. Je me souviens que mon Père répétait toujours que le jour où ils déménageraient, il jetterait tous ces meubles un par un du haut du balcon. Je soupçonne donc qu’il avait dû hisser l’armoire lui-même jusqu’au dixième étage par l’escalier. Peut-être Stefan lui avait-il donné un coup de main. À part ça, il y avait chez eux à peu près la même chose que chez nous, mais un poil plus neuf et probablement un poil plus cher. Ils avaient donc dans le séjour une suite de salon, c’est-à-dire un canapé et deux fauteuils, un banc en guise de table et un ensemble mural sombre comprenant l’incontournable bar et quelques éléments vitrés avec des étagères où étaient posés divers objets, vraisemblablement des services à café ou à thé en faïence ou en pseudo-porcelaine. Nous, notre vieil ensemble mural des années soixante était génial, j’en ai reçu une partie pour ma chambre quand mes parents en ont acheté un nouveau, avec un placage clair. Il faut dire que ce meuble clair du début des années quatre-vingt s’est aussitôt déformé, desséché et est resté terriblement de guingois. Il était fait tout entier de matériaux de si mauvaise qualité que presque toutes les portes tombaient de leurs gonds, les tiroirs se disloquaient, les poignées s’arrachaient, les vitres se cassaient sans raison. Nous aussi, on avait des collections de tasses et de petits vases dans la vitrine, ma tante avait travaillé plusieurs années à la fabrique de porcelaine de Chodzież et ma Mère avait gardé le cadeau qu’elle lui avait offert pour son mariage : un service à thé d’une finesse extraordinaire avec des anses ajourées. Il était difficile de s’en servir au quotidien dans la réalité socialiste, il restait donc dans la vitrine pour ne pas prendre la poussière, et en outre, il assurait une fonction esthétique. Bien qu’il ait servi une fois : Mme Skoropadska nous avait offert un œuf peint de manière particulièrement exquise. Ma Mère a posé cet œuf magnifique sur une belle petite assiette du service en porcelaine. Il est resté là très longtemps, jusqu’à ce qu’un jour il se casse, laissant sortir une longue procession de larves grasses et répugnantes qui ont vite atteint les environs de la télé et, de ce fait, ont été remarquées. Quand on a ouvert la porte vitrée, on a été frappés par une affreuse puanteur. L’œuf s’était transformé en une boule puante biologique qui nous a dégoûtés pour toujours des œufs peints et décorés. L’ensemble mural possédait un emplacement spécial, central, réservé à la télé, sur le boîtier de laquelle étaient places divers bibelots en guise de décoration et pour améliorer le moral. C’était toujours des objets étonnants qui permettaient de se faire une idée du caractère et des opinions des locataires. Quand nous allions chez quelqu’un et qu’on nous installait aux places d’honneur réservées aux invités, juste en face de la télé, je me rappelle que j’ai toujours été fasciné par l’analyse et l’observation des bibelots posés dessus. Un portrait du pape polonais, un cheval en faïence prêt à sauter ou un basset, également en faïence. Un vase de fleurs séchées, datant sûrement du bouquet de la jeune mariée. Piłsudski1 ou Lénine, selon les centres d’intérêt et le degré d’opportunisme. Frère Albert2 ou mère Teresa selon le degré d’amour-propre, une statuette de nymphe nue ou une carte postale stéréoscopique avec un paysage ou la photo d’une chanteuse célèbre. La même chanteuse habillée ou effeuillée selon l’angle d’inclinaison de la carte. Un Jésus faisant un clin d’œil, de petits éléphants, de petits canards, de petits singes, de petits coquillages, de petits cailloux, une bougie dans un bougeoir, quatre petites assiettes à sushi, deux baguettes chinoises. Trophées rapportés de voyages, de missions, d’échanges internationaux des équipes socialistes. Un cendrier décoratif rapporté de Lvov. Une montre, un réveil, une maisonnette en carton. Une cannette vide de bière étrangère, un astucieux mortier à herbes aromatiques, une maquette de voiture poussiéreuse. Kościuszko3 à cheval, une Vierge en plastique avec tête dévissable, remplie de l’eau miraculeuse de Lourdes. Du cristal, du métal travaillé, des imitations de bananes et de citrons en bois. Un Bouddha à six ventres ou un pichet à bière décoratif jamais utilisé. Il y avait au niveau inférieur de notre ensemble mural une série de tiroirs, généralement occupés par les draps, taies d’oreillers et housses de couettes que ma Mère y fourrait. Mais elle cachait aussi au milieu de ce linge un objet particulier, son petit trésor : Aniuta, la poupée qui pleure qu’ils avaient rapportée d’URSS quand ils y étaient allés pour rendre visite à la famille. Ils avaient acheté cette poupée à Tchernivtsi, elle était vendue dans une boîte avec une couverture et un bonnet, elle avait de longs cils noirs, fermait joliment les yeux et produisait des sons quand on la bougeait. Quelque chose comme maaammma, mais Maman l’avait interprété comme son prénom : « Annniuuta ». La poupée était dans le dernier tiroir du bas, cachée sous les draps d’où on ne la sortait jamais. Ma mère prétendait l’avoir apportée pour l’offrir à un enfant de la famille, mais elle ne l’a jamais fait. Elle la gardait pour elle-même, afin de la prendre de temps en temps, quand personne ne la voyait, et la serrer contre elle ou au moins la regarder. Elle essayait de compenser de cette manière le fait de ne pas avoir de fille. Dans le tiroir voisin gisaient une centaine de Tygrys4. C’était de petits livres de format de poche, traitant en général des événements de la Deuxième Guerre mondiale. Mon Père les avait lus autrefois, je les lisais à mon tour. La plupart étaient imprégnés de propagande communiste, mais se lisaient relativement bien. Mon préféré concernait la percée du Mur de Poméranie par la Première Armée de l’Armée populaire de Pologne, mais pendant que j’attendais dans le vestibule de Stefan que le café soit moulu, je ne me rappelais pas du tout l’action du livre. Ils avaient le même ensemble mural que nous, mais, si ma mémoire est bonne, il était plus sombre que le nôtre et je n’y ai remarqué aucun livre, seulement une télé beaucoup plus grande, quant aux autres objets, ils avaient la tête en bas. Ou peut-être pas ? Il y avait quand même un livre, un livre mystérieux couvert de papier kraft, peut-être un imprimé illégal, d’opposition ? Ou peut-être simplement un roman de gare ? À moins qu’ils aient voulu cacher aux yeux des enfants, L’Art d’aimer de Wisłocka5 ou Les Mémoires de Fanny Hill qui circulaient alors dans l’immeuble de voisin à voisin, comme l’image pieuse de la Vierge de Lourdes lors de sa tournée paroissiale avant les fêtes ? Ou peut-être 1984 ? Était-ce justement cette année-là ? 

© Margherita Borsano, Tundra.

Mais ce n’est pas vrai. Je dois dire en effet que je n’ai vu alors ni l’ensemble mural ni rien de ce que je viens de décrire, parce que la première chose que j’avais vue en entrant dans le vestibule, c’était le derrière de Barbara, la femme de Stefan. La porte de la salle de bains se trouvait à gauche de la porte d’entrée et, de même que chez nous, elles étaient distantes d’à peine quelques pas, et comme le logement était petit, tout s’y chevauchait et se heurtait. Celle de la salle de bains était grande ouverte et, à l’intérieur, Barbara se lavait les cheveux sous la douche, penchée au-dessus de la baignoire, simplement en collant, le postérieur tendu vers l’entrée. Son derrière remplissait pratiquement toute l’embrasure de la porte. J’avais l’impression qu’il sortait de la salle de bains et envahissait de plus en plus d’espace dans le vestibule. Penchée au-dessus de la baignoire, Barbara avait les deux mains occupées, avec l’une, elle tenait le pommeau de douche au-dessus de sa tête, avec l’autre, elle se lavait les cheveux, la mousse du shampoing lui recouvrait les yeux, de sorte qu’elle ne me voyait pas et n’entendait rien à cause du bruit de l’eau. En revanche, son derrière tendu vers moi avait une capacité extraordinaire d’attirer mon attention, même pas à cause de la couleur particulièrement criarde de sa culotte – il semblait qu’elle était plutôt couleur chair ou même qu’il n’y en avait pas du tout. Donc voilà : je suis entré et son derrière m’a pétrifié sur place. Elle se lavait les cheveux en vue de la fête du soir chez mon Père. Barracuda a reculé de deux pas vers la cuisine, et s’est mise aussitôt à me faire des grimaces débiles, y compris en écarquillant les yeux et tirant la langue, mais je ne pouvais malheureusement pas lui consacrer l’attention nécessaire, car le derrière enflait inexorablement vers moi. Je savais parfaitement qu’une personne qui se lave les cheveux au-dessus d’une baignoire, sous le jet d’un pommeau de douche, est totalement inconsciente des mondes et des univers qui s’organisent autour d’elle, du mouvement des planètes, de la course des orbes et des années. Elle tient dans la main le tuyau de douche, seul fil qui, comme l’enchaînement des événements, des jours et des ans, la relie au monde, et qui, une fois le robinet fermé, lui permettra de revenir dans le temps et l’espace. À part cela, elle est désarmée, à la merci des révolutions et mouvements cosmiques. Elle est alors une proie facile pour les dieux qui peuvent se faufiler par derrière sans être vus ni entendus de leur victime. Je sais moi-même que quand je me mouillais la tête sous la douche, j’avais souvent l’impression d’entendre quelqu’un fureter dans l’appartement, et il n’était pas étonnant qu’ensuite, quand je ressortais de la baignoire, il apparaisse qu’une chose qui était habituellement à portée de main avait disparu et qu’on ne la retrouve pas malgré les efforts de toute la famille. Les dieux s’introduisaient toujours à ce moment-là chez nous, faisant main basse sur tout ce qu’ils pouvaient chaparder ou bien changeant les objets de place. À part cela, ils se faufilaient souvent jusque dans la salle de bains pour, profitant de ce qu’on avait du savon dans les yeux, vider malicieusement le tube de dentifrice, dérouler le papier hygiénique, manger la lessive en poudre, lécher le beurre, décharger les piles de la lampe de poche et ainsi de suite – tout cela dans le seul but de rire sous cape quand on remarquerait le lendemain matin l’absence simultanée de tous les produits de première nécessité. Sinon, comment expliquer le fait étrange que toutes ces denrées s’épuisaient ou venaient à manquer presque en même temps alors que la veille encore le tube était plein, la pile fonctionnait, la boîte d’allumettes était à moitié pleine et le beurre, à peine déballé ? Comment voulez-vous l’expliquer ? Il y a des choses sur la terre et dans le ciel dont seuls les dieux connaissent l’explication, et un jour, ils devront rendre des comptes.

Barbara était penchée au-dessus d’une baignoire presque identique à celle que nous avions chez nous, mais comme reflétée dans un miroir. Elle-même était inversée et, à mon avis, bien que je ne sois pas un spécialiste en la matière, son derrière ne se présentait pas comme il fallait, mais à l’envers. Bon, peu importe. Une image analogue m’accueillait parfois chez moi, à ceci près qu’au lieu de Barbara, je voyais mon chien qui se tenait comme elle appuyé au bord de la baignoire, sauf qu’il ne se lavait pas la tête mais lapait l’eau directement au robinet qu’il était capable d’ouvrir jusqu’à un certain point avec sa patte. Au lieu de se laver le poil, ce qui lui arrivait rarement, Kazio lapait l’eau à grand bruit (si toutefois elle daignait couler et était propre). À part cela, beaucoup de choses concordaient, sauf le fait que Barbara, que je voyais par derrière, comme je voyais Kazio, n’avait pas, pour autant que j’aie pu le remarquer assez sommairement, bien que j’aie là aussi une expérience plus que limitée, de queue. Pour continuer : mon chien adorait l’eau. C’était ce qu’on appelle un saint-bernard des mers, à savoir qu’il avait les pattes palmées. Voilà pourquoi il adorait se baigner toujours et partout. Souvent, il m’échappait dès qu’il voyait une étendue d’eau – ancienne carrière, canal, rivière, étang ou tout simplement une mare assez grande, peu lui importait, il s’y jetait avec fougue. Parfois, débordant de joie, il nageait en rond, attrapant toutes sortes d’objets flottants, des bâtons, des plantes aquatiques ou des canards et de menus accessoires de la navigation fluviale, puis tâchait de les rapporter pour nous les offrir. Parfois, il était tellement content qu’il essayait de se hisser sur la personne qui nageait à côté de lui – action assez dangereuse, car c’était un chien relativement grand et il aurait sans peine pu noyer ladite personne en la poussant sous l’eau avec ses pattes. Il m’est souvent arrivé de prévenir les gens qui nageaient au milieu de la carrière ou les plaisanciers qui ne voyaient rien venir de fuir plus vite possible – en effet, j’avais remarqué que Kazio les avait repérés et qu’il se dirigeait vers eux, pareil à un croiseur, fendant vivement les vagues pour se hisser avec amour et amitié sur le matelas gonflable et saluer le nouvel usager de l’étendue d’eau dont il aurait fait la connaissance de cette manière et dans ces circonstances. Une telle rencontre se serait soldée par le naufrage du matelas et de son équipage, voilà pourquoi je criais à plein poumons vers les personnes qui se prélassaient dessus, car dans l’eau, Kazio atteignait la vitesse d’une torpille. Ce n’est pas tout. Il fallait veiller en sa présence à ne jamais laisser ouverte la porte de la salle de bains à l’heure des ablutions. Il arrivait qu’il plonge d’un bond dans la baignoire en plein milieu d’un bain et se mette à nager et patauger joyeusement, faisant déborder presque toute l’eau et inondant la salle de bains. Il était trop grand pour notre baignoire et ne pouvait pas s’y élancer ni prendre des virages, c’est pourquoi il grattait frénétiquement le fond, éclaboussait tout avec une force et une vitesse immenses, transi de bonheur. Quand il était très sale, son bain se transformait en orgie aquatique dont toute la famille sortait trempée et baignée. Alan alias Kazio adorait l’eau au point que lorsqu’on annonçait la fin du bain, il protestait, aboyait, nous incitant à ne pas être si raides et à plonger avec lui encore un instant dans les vagues. Et donc là, en regardant en direction de la baignoire, j’avais vu tout cela, mais comme dans un miroir. Par exemple, mon chien avait les pattes incroyablement velues, ainsi que tout le corps d’ailleurs, et cette fourrure hirsute sautait aux yeux particulièrement quand il buvait de l’eau au robinet de la baignoire. Dans le cas de Barbara, c’était différent : c’était son derrière qui sautait aux yeux.

J’avais vu son derrière. Je le savais bien – on avait toujours des problèmes avec l’eau courante, le réseau de la ville était souvent insuffisant, les immeubles hauts se révélaient être des pièges pour les gens qui habitaient aux étages les plus élevés. La pression était trop faible pour que l’eau puisse couler du robinet. Il suffisait qu’un voisin du même escalier ouvre l’eau pour que nous commencions à en manquer. Stefan avait le même problème, car il habitait comme nous au dernier étage. Il fallait donc attendre le moment opportun. Il y avait de l’eau vers midi, quand personne n’était encore rentré de l’école ou du travail, et peut-être aussi parfois la nuit. Dans la journée, seuls les vrais chanceux réussissaient à se laver ou à remplir leur bouilloire. Souvent quelques gouttes suintaient du robinet, puis s’arrêtaient d’un coup et il fallait attendre quarante minutes qu’un voisin du dessous finisse de prendre son bain. Cela signifiait rester dans la baignoire, couvert de savon ou, penché sous le robinet, attendre de pouvoir se rincer les cheveux. Pendant ce temps, l’eau de la baignoire refroidissait, ce qui était particulièrement pénible en hiver. Certes, très souvent quand l’eau se remettait enfin à couler, elle restait longtemps sale et de couleur brun rouille à cause de la corrosion permanente des conduites. On se sentait alors comme au spa, dans un bain de boue à l’eau ferrugineuse de couleur thé. Elle avait un goût de grillage rouillé et une odeur atroce. Souvent, les yeux couverts de savon, la tête sous le robinet en attendant grâce, vous ne saviez même pas ce qui vous coulait sur les cheveux. Souvent, cette eau était versée par inadvertance dans les boissons, la casserole de soupe, la bouilloire, le thé et le café. Ce dépôt de couleur rouille laissait d’énormes traînées sur la baignoire. Un autre empêchement, c’était les pannes régulières du réseau – la rupture d’une importante conduite quelque part dans la cité, des pelleteuses devaient venir. La recherche du tuyau endommagé durait souvent tout un mois, le rues et les terrains de jeux étaient éventrés, les parterres de fleurs, dévastés, et ainsi de suite. Finalement, une fois que la moitié de la cité était réduite en ruines, la fuite était localisée et tout se déroulait alors selon un plan éprouvé dans l’économie socialiste, c’est-à-dire que personne ne se hâtait – à Dieu ne plaise – parce que la hâte était fatigante et mal payée. Pendant ce temps, un lac boueux se formait dans la fosse que la pelleteuse avait creusée. Les gens regardaient cela par la fenêtre en se léchant leurs lèvres desséchées. Ils devaient aller chez des amis en ville pour se laver ou prendre de l’eau, à moins que ne soit enfin installée dans la rue une citerne mobile devant laquelle s’entortillait une queue de voisins munis de seaux. La réparation du tuyau durait un ou deux mois, des bulldozers rebouchaient le trou, l’asphalte était coulé ou les parterres de fleurs, replantés, l’infrastructure était partiellement reconstruite, gardant toutefois des cicatrices sur son corps. Mais la conduite diabolique éclatait quelques mètres plus loin, il fallait donc tout détruire et creuser à nouveau. Le travail ne manquait jamais. Les initiés disaient que les ouvriers eux-mêmes perçaient les tuyaux pour avoir des raisons de creuser. C’était différent quand une conduite éclatait à l’intérieur du bâtiment. Dans ce cas, une équipe arrivait pour faire un trou dans le mur. Tout d’abord, cette équipe annonçait sa venue : il fallait être à la maison aux heures de travail pour leur ouvrir. Ils n’arrivaient jamais comme prévu, c’est pourquoi l’attente pouvait durer tout un mois. Quand ils se présentaient enfin, ils étaient généralement déjà pompettes. Ils défonçaient les murs, causant des dommages inimaginables. En fait, il eût mieux valu que la cité soit bombardée par l’artillerie ou une aviation ennemie. Très souvent, les ouvriers demandaient à boire, et très souvent, les locataires leur donnaient une petite bière dans l’espoir de les voir débarrasser le plancher plus vite et qu’on n’en parlerait plus. Mais la bière était une arme à double tranchant. Il arrivait aux ouvriers de se saouler et de s’endormir dans ce logement si accueillant, il leur arrivait de percer un trou au mauvais endroit ou dans le mauvais mur. Il leur arrivait de ne plus sortir du tout du logement qui se transformait jour après jour en un tas de gravats de plus en plus énorme, comptant sur de nouvelles bières. Ils y établissaient leur campement. Il y avait différents cas de figure. Les ouvriers étaient des saints, des héros. Il dépendait d’eux qu’on ait de l’eau, du gaz et de l’électricité. Sans cela il eût été difficile de vivre.

© Margherita Borsano, Tundra.

Le manque d’eau n’avait pas pour seul effet le manque de thé, l’impossibilité de se laver et de lessiver le sol, de faire une soupe ou une gelée, disons, il n’avait pas pour seul conséquence une montagne de vaisselle et de linge sales, mais aussi, et peut-être avant tout, l’impossibilité de tirer la chasse, ce qui entraînait un désastre hygiénique et humanitaire. Et pour cette fois, la situation des habitants du dixième étage était un brin plus privilégiée. Car alors, les toilettes de ceux du bas débordaient sans cesse et un phénomène brun inondait leur salle de bains. Mais les nuisances étaient les mêmes, surtout si la catastrophe s’allongeait au-delà de quelques jours. L’usage des toilettes rappelait à tous les occupants de l’immeuble la véritable misère de l’existence humaine que seule la destruction de la nature, son asservissement radical au moyen d’inventions techniques rendait supportable. Vivre dans une barre devenait une véritable métaphore de la vie de l’homme moderne : nous avons été élevés au-dessus de la terre, coupés d’elle et de sa pourriture vivifiante. Notre véritable nature est occultée : on nous enlève les excréments et ordures que notre corps produit chaque jour pour les évacuer quelque part hors de notre vue. Nous vivons dans la barre comme dans un immense vaisseau spatial dérivant dans l’univers en dehors de la réalité terrestre naturelle. Il suffisait d’une avarie pour que nous devenions d’un coup des sauvages. La puanteur qui émanait de nos tanières nous rongeait également. Les avaries de ce type se produisaient aussi en raison des tuyaux d’évacuation obstrués, mais il restait possible de les déboucher moyennant une lutte plus ou moins longue – selon ce qui empêchait l’écoulement. En effet, les gens laissaient tomber dans la cuvette les choses les plus diverses, la plupart du temps sans s’en rendre compte. Je ne vais pas citer les cas d’animaux – même si cela arrivait – contentons-nous ici de dire que les histoires de certaines trouvailles dans les tuyaux d’évacuation alimentaient les conversations de tout l’immeuble de génération en génération. De surcroît, l’absence d’eau faisait aussi que les radiateurs étaient froids. En hiver, c’était follement pittoresque – il suffisait de quelques jours sans eau pour que nous nous retrouvions emmitouflés dans des couettes et des couvertures, habillés de vêtements sales, transis de froid, enrhumés, malpropres, sans boire de thé dans nos verres poisseux et sans tirer la chasse. Tel est le souvenir que j’ai gardé, parce que les plus importants sont les souvenirs d’enfance.

Sources
  1. Józef Piłsudski (1867-1935), homme d’État polonais, vainqueur de la guerre de 1920-1921 contre les bolcheviques et symbole de la résistance aux Soviétiques.
  2. Adam Chmielowski, devenu franciscain sous le nom de Frère Albert (1845-1916), a consacré sa vie à l’aide aux plus démunis.
  3. Tadeusz Kościuszko (1746-1817), officier polonais célèbre pour avoir dirigé l’insurrection anti-russe de 1794, symbole du patriotisme combattant.
  4. Żółty tygrys, littéralement « Le tigre jaune », série éditoriale pour la jeunesse (1957-1990).
  5. Michalina Wisłocka (1921-2005), gynécologue et sexologue.
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