Manhattan Project

Le 20 décembre 2023, au cœur du Massif du Mont Blanc, le Prix Grand Continent sera remis à un grand récit européen contemporain, dont il financera la traduction ou la diffusion en cinq langues. À cette occasion, nous vous offrons des extraits des cinq finalistes de ce prix européen. Voici des passages de Manhattan Project de Stefano Massini (Einaudi, 2023, traduit en français aux éditions Globe). En vers libres, avec une audace folle, ce texte inclassable raconte l'épopée du projet Manhattan, loin des corps et des cris du film de Christopher Nolan. Une plongée au cœur et dans l'envers de l'histoire de notre modernité.

Stefano Massini, Manhattan Project, Turin, Einaudi, 2023, 266 pages, URL https://www.einaudi.it/catalogo-libri/poesia-e-teatro/teatro/manhattan-project-stefano-massini-9788806260170/

TROISIÈME PARTIE

LE LIVRE DES PROPHÈTES

CHAPITRE UN

ELIYAHOU

Une valise.
Une petite valise dessinée 

de couleur sombre
à la poignée rouge.

Une valise
qui n’était vraiment pas censée être là 

sur cette feuille de papier
et qui lui avait valu une mauvaise note.

Voilà comment cela s’était passé. 

Il s’en souvenait.

Parfaitement.

Trente ans plus tard

il s’en souvenait, ça oui :

au fond
tout
avait commencé 

ce jour-là.

Cela avait commencé ainsi
par une valise
par une valise qui n’était pas censée être là.

Le maître
– un certain Nathan, apparenté au rabbin – s’était exclamé férocement
les yeux exorbités :
« Jeune Oppenheimer
nous devons tous le respect aux Prophètes
le respect réside dans les os
les os nous maintiennent debout
en guise de punition
vous copierez trois chapitres entiers. »

La punition
consistait toujours à copier des chapitres : 

il avait copié des rivières de mots
et ce jour-là
il s’était rebellé :
« Toute cette encre pour une valise ! »

Le maître
– un certain Nathan, apparenté au rabbin –

avait rédigé un mot à l’intention de ses parents : 

« Votre enfant se livre à une ironie intolérable 

vous êtes convoqués pour y remédier. »
Et voici :

l’ironie, c’était cette valise 

toute petite
dessinée
de couleur foncée

à la poignée rouge. 

© Margherita Borsano, Tundra.

Ironie intolérable. 

Ironie intolérable.

Possible.
Mais lui, six ans pas encore révolus, 

n’avait absolument pas compris
ce qu’il y avait de grave
dans le fait de dessiner
une valise
posée sur un char.
Ironie intolérable ?

« Qu’est-ce que l’ironie, monsieur mon père ? »

avait-il interrogé ce jour-là
à son arrivée chez lui
avant de montrer le mot
(« pour comprendre, juste pour comprendre : j’ai le droit ? »

et son père lui avait répondu :

« L’ironie est une arme, Robert, très puissante : 

elle sert à frapper sans frapper
et elle fait deux fois plus mal. »

D’accord.
À plus forte raison.
Encore plus.
Robert avait beau y réfléchir
(« pour comprendre, juste pour comprendre : j’ai le droit ? »

il continuait de ne pas comprendre
pour quelle raison
dessiner une valise
– petite, foncée, poignée rouge –
était une arme
– très puissante, qui fait deux fois plus mal –
pour quel motif
il était aussi terrible
de dessiner en classe
cette valise
de la dessiner sur le char du prophète Élie
cette valise
alors qu’il monte glorieusement au ciel ?

« Aucun autre élève de cette classe ne se l’est permis »

ajouta le maître
– un certain Nathan, apparenté au rabbin – 

lorsque les parents de Robert

se montrèrent en lui présentant leurs excuses :

« Aucun autre élève de cette classe
ne se livre jamais à ce qu’ose votre fils :
regardez ses dessins
lisez ce qu’il écrit
lui – lui seul, j’insiste –
se croit autorisé à traiter Prophètes et Patriarches
comme des camarades de jeux.
À l’intention de Jérémie qui prophétise sur les ruines
il a dessiné un mégaphone, pour lui éviter de “perdre sa voix

et il ajoute dans le plat de lentilles d’Ésaü
champignons, courgettes et pommes de terre
sinon “ce n’est pas assez bon
.
J’ignore
d’où vient
– à un enfant de six ans ! –
autant de libertés
mais je sais avec certitude
qu’elle ne peuvent être autorisées à personne
encore moins au jeune Oppenheimer
aussi remédiez-y donc aujourd’hui même, et bien le bonsoir. »

Ils y avaient remédié, bien sûr. 

En réalité le jour même.

On lui avait dit 

brutalement

que « le Talmud, Robert, est une chose sérieuse »
que non, ce n’était pas une comédie yiddish
du genre de celles que son père voyait en Allemagne 

là-bas à Hanau
avant de partir
avant de venir ici, en Amérique,
par conséquent
qu’il arrête donc
de rêvasser.

Robert avait tenté de répondre que
pour la raison même qu’il s’agissait de choses sérieuses 

– très sérieuses, oh oui, bon sang, il n’en doutait pas une seconde –

pour cette raison même
il fallait mener ce raisonnement jusqu’au bout
bref la logique devait y être présente : 

et dans ce cas
comment Jérémie faisait-il
pour prononcer des prophéties
sans mégaphone
sur une étendue de ruines ?

Et puis dans le désert il n’y avait pas de dentiste
pour soigner éventuellement la vieille bouche abîmée d’Abraham

et à ce propos
si un grand-père tel que Noé a plus de cent ans
« moi je n’ai jamais vu personne lire sans lunettes, vous oui ? » 

et puis
parce que c’est une chose sérieuse, plus que sérieuse, 

« comment Moïse s’y prenait-il pour descendre de la montagne 

sans sac à dos avec ses Tables gravées ?
Je me trompe ?… »

Quant à la valise incriminée 

puisque tout avait commencé là 

bref
réfléchissons un peu

s’il vous plaît
réfléchissons bien :
« Si Élie est vraiment accueilli au ciel
et s’il y monte pour toujours
il est impossible selon moi
qu’il n’emporte aucun bagage
à moins qu’il ne soit pas le grand sage qu’il était 

je me trompe ?… »

« J’ai compris quelque chose à ton sujet »

lui dit
un jour dans un snack-bar
Jean Tatlock
la première femme dont Oppenheimer s’était épris.

« Pour toi la loi de la Création consiste à ne pas se tromper. 

Chacun possède sa propre loi cosmique
qui maintient son univers
la tienne consiste à ne pas se tromper, tu ne cesses de le répéter. 

En psychiatrie, on nous apprend

que nous sommes le fruit de nos règles 

la tienne est toujours identique, Robert : 

ne pas s’exclure du théorème. »

« Vous apprend-on aussi que, sans logique, 

l’homme en serait à l’âge de pierre ? »

« Je ne crois pas que l’homme t’intéresse beaucoup
seul importe à tes yeux l’endroit où tu te sens toi-même 

et tu veux pouvoir te dire que tu n’es pas à l’âge de pierre 

que tu n’as pas peur des éclairs, or :
non seulement tu sais m’expliquer les éclairs
mais tu pourrais aussi utiliser leur énergie.
Je te connais très bien, Robert,
une seule chose compte à tes yeux : ne pas avoir peur,
à tes yeux
se tromper
équivaut à marcher dans le noir. »

« Par exemple je me suis trompé sur ton compte : 

tu es une étudiante en psychiatrie
je suis un professeur de physique

je n’avais pas la moindre raison
de choisir parmi tant d’autres une fille de ton genre. »

« Je serais donc ta seule erreur
en quarante années sans erreur ?
As-tu jamais songé au fait, Robert,
que tu pourrais toi-même être une erreur ?
La vie sur la planète Terre est une erreur :
molécules azotées réunies par hasard
un météore qui remue le bouillon
une décharge électrique dans une flaque…
Oui, tu es probablement une erreur
je suis moi-même une erreur
ceci est un dialogue entre erreurs.
Et, ne t’en déplaise, professeur Oppenheimer
tu commettras dans ton existence plus d’erreurs
que tu ne peux l’imaginer.
Tu te tromperas souvent
tu te tromperas peut-être sur toute la ligne
pour sûr, tu te tromperas en exigeant de ta personne et du monde la certitude de ne pas te tromper.
Mais tu étudies la physique, moi la psychiatrie :
c’est là
peut-être
que réside
toute la différence. »

Non.
La différence ne résidait absolument pas là.

Il se souvenait
parfaitement
des années plus tard
que tout avait commencé ce jour-là
par une valise
qui n’était pas censée être là
et qu’il fut obligé d’effacer :
« Gommez, mon jeune monsieur Oppenheimer, gommez 

et qu’il ne reste aucune trace ! »

D’accord, gommer :
Élie sans valise
Élie qui n’emporte rien
Élie qui laisse sur place les objets d’une vie entière. 

Baroukh HaShem !

Pas seulement.
Robert fut contraint ce jour-là d’effacer bien d’autres choses : 

adieu les lunettes de Noé
le mégaphone de Jérémie
les béquilles de Melchisédech les palmes des Hébreux

pour marcher au fond de la mer Rouge

champignons courgettes pommes de terre de la soupe d’Ésaü

et désespérément
d’innombrables autres détails
détails
détails
détails
plus que logiques
plus que justes
plus que sérieux…
tant pis :
« Gommez, mon jeune monsieur Oppenheimer, gommez 

et qu’il ne reste aucune trace ! »

© Margherita Borsano, Tundra.

Depuis ce jour d’il y a trente ans
– puisque certaines blessures d’enfant ne se referment pas 

et mystérieusement
restent aussi béantes que des portes d’entrée –
depuis ce jour d’il y a trente ans
Robert Oppenheimer
n’avait jamais cessé d’attendre.
Attendre, oui
attendre, bien sûr
attendre, ça oui
mais pas comme tous ceux qui, le soir de Pessah, 

mettent à l’extérieur un verre de vin
pour le jour où Élie reviendra

soutenir le Peuple élu non
non
non, monsieur,

ce n’était pas ça :
en son for intérieur
Robert Oppenheimer
depuis l’âge de six ans
depuis qu’on l’avait contraint avec une gomme
à priver Élie de sa valise
attendait
oh oui
attendait qu’Élie vienne la chercher
oh oui
chez lui, en personne
oh oui
puissant et inondé de lumière
il le verrait un jour se dresser devant lui et
« Bonjour, professeur, c’est moi Élie, je viens pour la valise. »

Eh oui, la valise.

C’était une sorte de compte en suspens
peut-être même une promesse
– une de ces promesses d’enfant qu’on n’oublie pas 

et qui mystérieusement
restent aussi béantes que des portes d’entrée –

et en le regardant donner cours
en veste et cravate
devant des tableaux noirs couverts de formules et de théorèmes

personne n’aurait jamais imaginé 

que ce jeune physicien génial Robert Oppenheimer
en son for intérieur

retenait encore son souffle
chaque fois qu’on frappait à sa porte
imaginant
le temps d’un instant
qu’il s’agissait d’Élie enfin revenu pour sa valise
ou encore
selon le même principe
par exemple
de Jérémie, revenu chercher son mégaphone
de Noé, revenu chercher ses lunettes
d’Ésaü, venu se faire servir une soupe dans les règles de l’art 

ou d’Abraham, venu pour lui montrer en bredouillant que

« oui, Robert, tu avais raison : je n’ai plus aucune dent ».

Tôt ou tard
il le savait, il le sentait,
tôt ou tard ils reviendraient 

tous 

Prophètes

Patriarches tous
tous
tous.

Ce n’était qu’une question de temps
et il les accueillerait
en souriant
il donnerait à chacun d’eux ce qu’il voulait 

en échange d’une formule, rien de plus, 

l’unique formule que

Robert Oppenheimer 

cherchait depuis des années sans la trouver
bien qu’il fût une sommité.

Oh oui.

Elle existait.
Sans aucun doute.

Voilà pourquoi il dirait
aux Prophètes :
« Il y a dans le dedans du dedans du dedans
une chose que je ne parviens pas à mettre en équation 

c’est une énergie trop puissante

elle échappe à toutes mes tentatives de la dompter 

aidez-moi donc. »

Et alors
tout se résoudrait.

Cela se produirait tôt ou tard.
Il suffisait d’attendre.
Et, dans l’attente, de gagner du temps.

Crédits
Traduit de l’italien par Nathalie Bauer © Éditions Globe, 2023.
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