Dans cinq, dix ou quinze ans, l’Union européenne aura changé de nature : géographiquement et politiquement. La route est encore incertaine, la destination également, mais c’est bien la prochaine mutation, existentielle, de notre Continent qui se dessine. En effet, les États membres ont fait en juin 2022 un choix politique clair : celui de reconnaître à l’Ukraine et à la Moldavie le statut de candidat à l’Union européenne. A l’unanimité, les 27 ont affirmé que ces deux pays, comme les pays candidats des Balkans occidentaux, avaient vocation à rejoindre le projet européen. Aujourd’hui, la question n’est donc plus de savoir si nous devons élargir l’Union européenne, ni même quand nous devons le faire — c’est pour nous le plus vite possible —, mais bien comment nous devons le faire 1.

Cette question du « comment » se pose sous plusieurs angles : un angle historique, un angle géopolitique et, plus fondamentalement, un angle politique. 

D’abord, le contexte historique dans lequel va s’inscrire ce nouvel élargissement est totalement différent de la dernière grande vague d’élargissement de 2004, lorsque dix pays avaient rejoint l’Union européenne. Il y a vingt ans, nous étions dans le contexte de l’après-chute du communisme où l’on pensait que la démocratie l’avait définitivement emporté et que la guerre était devenue impossible sur notre Continent. Et, plus largement, qu’avec le développement économique, une vague de lumière, de démocratie éclairée, l’emporterait sur un certain obscurantisme qui allait de pair avec des régimes autocratiques. Nous vivions ce qu’on a appelé l’illusion de la fin de l’Histoire. 

Aujourd’hui, la question n’est donc plus de savoir si nous devons élargir l’Union européenne, ni même quand nous devons le faire, mais bien comment nous devons le faire. 

Laurence Boone

Aujourd’hui, nous sommes dans une toute autre configuration géopolitique : c’est le monde de la poly-crise 2 et de l’interrègne, pour reprendre une expression forgée par le Grand Continent. Les tensions mondiales, les agressions ne cessent d’augmenter, les budgets militaires sont en croissance rapide. Israël, le Sahel, l’Arctique, la Syrie, la Libye, l’Arménie, l’Ukraine bien sûr : les zones de conflits se multiplient. Aussi, le prochain élargissement se fera dans un contexte géopolitique loin de la fin de l’Histoire, proche de l’angoisse d’une multiplication de conflits, de retour de haines religieuses, antisémites, de l’intolérance et de la montée des autocraties. Le fait qu’il puisse concerner des pays où les différends territoriaux ne sont pas apaisés, comme le Kosovo et la Serbie, pose aussi question. 

Surtout, l’élargissement invite à nous interroger sur la nature même de l’Union européenne et à définir son objectif politique. Historiquement, le projet communautaire s’est construit autour du principe d’ « union sans cesse plus étroite » (ever closer union), que l’on retrouve aujourd’hui à l’article 1er du Traité de l’Union européenne. Dans le discours des premiers acteurs de la construction européenne, le futur est toujours conçu comme source d’intégration plus poussée. La construction européenne s’est ainsi développée suivant un processus d’approfondissement de nos liens avec un objectif de long terme fédéral. Mais les temps ont changé : combien parmi les 27 font toujours de ce principe leur boussole ? Déjà, des voix s’élèvent sur l’ampleur des compétences transférées à l’Union européenne. Et ce qui était envisageable à 6, 12 ou 15 l’est de moins en moins au fur et à mesure des élargissements. C’est pourquoi nous devons réfléchir à la nature de l’union à venir. Alexandre Adam le soulignait dans un papier récent : l’élargissement constitue un moment de « clarification » qui doit nous inviter à nous interroger sur la finalité même du projet européen 3

Avec cet élargissement, l’Union européenne a vocation à changer de nature. Il ne s’agit plus seulement, comme en 2004, d’adhérer à un marché intérieur, c’est-à-dire à une union économique qui serait le premier pas vers un fédéralisme classique. Ce nouvel élargissement va construire une union dotée d’une plus grande diversité de pays, de culture, de niveau de vie, d’ambitions géopolitiques et donc différente du fédéralisme. Une union unique dans sa finalité et son organisation. Pour réussir cette transformation, nous devons d’abord clarifier ce que nous attendons de l’élargissement en déterminant nos objectifs. Cela implique de se poser trois types de questions : les objectifs politiques, la gouvernance et le budget. 

Anna-Eva Bergman, «  La grande montagne  », 1957. © Adagp, Paris, 2023

Comment l’élargissement doit nous aider à penser la nature de l’Union européenne à venir

Le travail qui est devant nous est celui de la construction des contenus de cette Union européenne transformée. On ne pourra le faire sans se poser la question de comment l’élargissement y contribue. Dans cette perspective, je distinguerai trois contributions principales : la sécurité, la puissance économique et numérique, et la convergence économique et sociale. 

Contribuer à garantir la sécurité du continent européen

L’un des premiers objectifs de l’élargissement est d’assurer la sécurité du continent européen. Le paysage international demeurera marqué, selon toute vraisemblance, par la montée des autoritarismes et des nationalismes, alors que le paysage européen est quant à lui affecté par la guerre et que des disputes territoriales à bas bruit persistent. Pour éviter que des ingérences étrangères attisent ces différends et tentent de déstabiliser nos frontières, il faut offrir de meilleures perspectives économiques et sécuritaires à ces pays. 

Mais cela ne suffira pas et l’Europe doit développer sa puissance de défense. L’agression russe nous invite à renforcer notre dissuasion collective pour assurer les frontières de notre espace et affirmer une diplomatie forte à même de peser dans les affaires du monde.

Dans cette perspective, les Européens doivent contribuer davantage à leur défense collective. Pour y parvenir, il faut que les États membres investissent davantage dans leur défense capacitaire et leur équipement opérationnel. Des progrès réels ont été faits dans ce domaine et l’Union s’est dotée d’une boussole stratégique. Les États membres réinvestissent tous dans leur défense et sont conscients de leur vulnérabilité face à la menace d’un retrait américain. Nous devrons aller plus loin, notamment en consolidant nos coopérations en matière d’industrie de défense, cyber, numériques et spatiales, mais aussi de stratégie et d’interopérabilité. 

L’agression russe nous invite à renforcer notre dissuasion collective pour assurer les frontières de notre espace et affirmer une diplomatie forte. 

Laurence Boone

Dans ces domaines, trop souvent le réflexe européen manque. C’est pourquoi nous devons plus spécifiquement travailler à un paquet d’objectifs pour l’Europe élargie : des garanties de sécurité pour l’Ukraine et les autres candidats non membres de l’OTAN, des objectifs capacitaires réservant un soutien européen à des matériels européens, des objectifs d’interopérabilité et de culture stratégique, et un dialogue renforcé sur les enjeux de défense anti-missiles et anti-aérienne. Et pour cela, nous devrons revisiter le mandat et les fonctions de l’Agence européenne de défense.

Développer la puissance économique et numérique 

Il n’y a pas de puissance géopolitique, de capacité d’influence sans puissance économique et numérique. Soyons clairs : nous aurons demain la diplomatie de nos moyens. C’est pourquoi l’élargissement doit contribuer à asseoir la puissance économique et numérique de l’Union européenne. 

Sur ce sujet, des progrès majeurs ont été effectués récemment et la dynamique européenne est forte, portée par un sentiment d’urgence causé par la rivalité sino-américaine croissante, la guerre en Ukraine, et récemment le développement accéléré de l’IA. Je ne me lancerai pas dans la liste des mesures, il y en a trop, mais je crois que nous pouvons reconnaître des changements de doctrine majeurs sur la politique industrielle, la notion de sécurité économique et l’accélération de la transition énergétique dans une optique de transition certes, mais aussi de sécurité. Ceci étant dit, nous devrons compléter le marché unique de l’énergie et redoubler d’efforts dans le numérique, où nous ne sommes pas assez forts. Cela pourrait faire l’objet d’un deuxième acte unique. Les rapports d’Enrico Letta et de Mario Draghi sur le marché unique et la compétitivité européenne permettront d’avancer sur le sujet. Notre objectif de fond doit être de devenir plus compétitifs vis-à-vis des États-Unis et de la Chine. Nous devrons aussi être plus stratégiques pour les accords de commerce et d’investissement avec l’Afrique, l’Amérique Latine et du Sud, et l’Indo-pacifique. Le Global gateway a été un premier levier d’action, mais il ne va pas assez loin. 

Renforcer la convergence économique et sociale

Enfin, pour que tous se sentent pleinement citoyen européen, il nous faut travailler à la convergence économique et sociale. Car la pérennité de la sécurité de cette nouvelle Union reposera sur l’adhésion citoyenne. Dans ce domaine, disons-le, l’élargissement pourrait fragiliser la cohésion de l’Union européenne si les Européens échouent à mettre en place les politiques permettant aux nouveaux membres de rattraper les anciens, ou si ces politiques se font à un coût trop élevé pour ces derniers. En effet, hors des périodes de crises majeures, l’élan solidaire entre États membres s’enlise très vite. 

La convergence est aussi essentielle pour éviter les mouvements de population au détriment de pays qui se préparent à entrer dans l’Union européenne. L’exemple de l’Albanie est frappant : en quelques décennies seulement, c’est un tiers de sa population qui a quitté le pays ; en Moldavie, la moitié. 

La pérennité de la sécurité de cette nouvelle Union reposera sur l’adhésion citoyenne.

Laurence Boone

En outre, nos cultures sociales sont très différentes d’un pays à l’autre. Nous devrons poser clairement la question de la convergence sociale et de certains éléments de politique fiscale, dans un contexte de libre circulation des hommes et des capitaux. Les écarts entre pays sont trop importants pour faire l’économie de cette réflexion, qui, ne nous le cachons pas, est difficile.

Une révolution à venir des politiques européennes, de son budget et — in fine — de la gouvernance de l’UE

En réalité, c’est une révolution européenne que nous préparons. Quand on commence ce panorama on voit bien que c’est le champ et la profondeur des politiques existantes qui doivent être l’objet de la réflexion sur la réforme de l’Union européenne. Les travaux du groupe de travail franco-allemand ont permis d’initier la discussion au niveau des ministres de l’Europe en soulignant le coût d’une absence de réforme et en proposant un menu d’options visant à renforcer la capacité d’agir d’une Union élargie 4. Ces travaux sont inspirants. Nous devons avoir un débat sur le contenu et le périmètre des politiques européennes. Le sujet est de revisiter ces politiques à l’aune des tensions géopolitiques et des objectifs de transformation de l’UE. 

La revue des politiques prévue pour mars par la Commission pourra apporter de premières réponses. Se posera la question de la dynamique d’adhésion à de nouvelles politiques : l’euro, comme Schengen, nous montrent qu’il est possible d’avancer à des rythmes différents, sans encombre, en fonction de la volonté et des capacités de chacun. 

Une telle révolution va bouleverser la politique budgétaire de l’Union européenne. Nous devons nous éloigner de la tendance actuelle consistant à exprimer les choix politiques au niveau de l’UE principalement par le biais de dépenses et de subventions, sans accorder une attention sérieuse à leur financement. Nous devrons construire une véritable politique budgétaire de l’Union, ce qui conduira à se poser la question de ressources pérennes, qui ne sont pas des prélèvements sur recettes mais bien des ressources propres. L’Union y a insuffisamment travaillé, elle ne pourra plus faire l’économie de cette réflexion. 

Pour toutes ces politiques, comme pour tenir compte de la grande soif de participation démocratique des populations européennes, nous devons aussi réfléchir à d’éventuelles réformes de la gouvernance de l’Union. Pour quelles politiques voulons-nous plus de communautaire ? Où se justifie plus d’intergouvernemental ? Et puisque l’on parle de démocratie, comment faire participer à la réflexion sur l’élargissement ou plutôt au dessin de l’Union de demain ? Nous ne pouvons porter le fardeau de la Convention « ratée » de 2005 : nous devons travailler avec les parlements, avec la société civile et inventer le processus qui permettra d’avancer.

L’Europe ne peut se faire en chambre : c’est en associant les citoyens et les parlements que nous arriverons, ensemble, à construire la nouvelle Union. L’adhésion de l’Ukraine est aujourd’hui soutenue par une solide majorité de Français. Mais cette proportion faiblit. Selon l’IFOP, l’adhésion était soutenue par 58 % des Français en juin 2023, contre 63 % en mars 2022. Beaucoup est dû à des craintes souvent peu fondées ou datant de l’élargissement précédent. Il n’en reste pas moins que nous devrons répondre à ces craintes

Adopter la méthode adéquate pour que les pays candidats fassent du chemin vers adhésion à l’Union européenne un succès

Enfin, se pose la question de la méthode, pour que l’élargissement soit un succès. A court terme, nous devons apporter une réponse cohérente, équilibrée et crédible aux aspirations des pays candidats. Pour tous, nous devons encourager la poursuite des réformes et gérer la fatigue de l’élargissement, notamment dans les Balkans occidentaux, en donnant corps à la nouvelle méthodologie d’adhésion. Les propositions de la Commission, formulées dans le cadre de son Paquet élargissement le 8 novembre, vont dans le bon sens. En décembre, il s’agira de donner une impulsion au processus, qui encourage les pays vers les négociations comme vers les changements de politique nécessaires.

L’adhésion de l’Ukraine est aujourd’hui soutenue par une solide majorité de Français. Mais cette proportion faiblit.

Laurence Boone

Ma conviction est que l’« intégration graduelle » constitue le bon moyen pour récompenser les progrès réalisés et inciter les pays candidats à accélérer le rythme des réformes. C’est une piste prometteuse qui doit être rendue opérationnelle, en veillant à une conditionnalité claire avec les pays candidats rapidement. 

Voilà les principaux axes de travail que je distinguerais dans la perspective de l’élargissement de l’Union européenne. Politique, gouvernance, budget et méthode de travail, tout cela forme très clairement une ambition sans précédent pour notre Europe. C’est aussi une opportunité unique pour construire une Union européenne à la mesure de ses ambitions géopolitiques. 

Pour faire de ce nouveau chantier un succès, nous aurons besoin de l’engagement des experts et de la mobilisation de la société civile. Les élections européennes en juin prochain constituent une occasion à ne pas rater pour sensibiliser les citoyens à cette question déterminante.

Sources
  1. Discours du Président de la République au Forum Globsec, 31 mai 2023.
  2. Expression forgée par Edgar Morin, Terre-patrie, 1993.
  3. Alexandre Adam, « A clarifying moment », Internationale Politik Quarterly, 28 septembre 2023.
  4. Le rapport du « Groupe des Douze » en français et en anglais.