En rompant l’unité de la chrétienté et en poussant le motif eschatologique à son paroxysme, les guerres de Religion ont-elles introduit un nouveau type de conflit en Europe ?
L’Europe du XVIème siècle connaissait déjà les guerres interétatiques et les guerres civiles. Les guerres de Religion introduisent une troisième dimension, spirituelle : pour les catholiques il s’agit de défendre l’exclusivité religieuse tandis que les protestants veulent affirmer une nouvelle confession. Ces guerres étaient à la fois internationales, civiles et avaient une motivation profondément eschatologique, centrée sur la conquête ou la reconquête des âmes : cette dimension a été dominante en France et aux Pays-Bas, où les conflits religieux ont été particulièrement longs et sanglants.
Si l’on remonte en arrière, il faut bien comprendre que les guerres de Religion n’ont pas éclaté dans une période de paix générale. Depuis la fin du XVe siècle — et notamment en Italie — l’Europe occidentale était structurellement en guerre. Avant même que Luther ne provoque un schisme au sein de la chrétienté occidentale, le continent était déjà marqué par la circulation de princes et d’armées importantes. À cela s’ajoutait la diffusion de textes et d’images, qui servaient notamment à justifier ou attaquer les choix diplomatiques et stratégiques des souverains européens. Bref, l’Europe était une Europe de la guerre bien avant Luther.
En revanche, la Réforme a très vite généré des épisodes de guerre civile dans l’Empire. Ces conflits étaient cependant sporadiques et limités dans le temps. Dans ce cadre, l’aspect incontestablement nouveau tenait à l’introduction d’une dimension religieuse dans ces affrontements puisque un camp de princes protestants s’opposait à un camp impérial essentiellement — mais pas uniquement — catholique. Ceci dit, et c’est une caractéristique importante de ces premiers conflits religieux, l’empereur, Charles Quint, n’a jamais présenté ces guerres comme des guerres de Religion, mais comme une lutte contre des rebelles, qui s’étaient mis hors-la-loi. Quand bien même l’empereur aurait été animé par un imaginaire profondément catholique — et espérait une réunion des fidèles —, il se posait résolument du côté du droit impérial. Finalement, ces conflits se résolvent assez tôt : la Paix d’Augsbourg, signée en 1555, est un premier tournant majeur dans l’histoire des conflits religieux en Europe puisqu’elle reconnaissait la coexistence officielle des confessions catholique et luthérienne au sein du Saint-Empire romain germanique, stipulant que la religion du prince d’un territoire déterminait la religion de ses sujets.
Sept ans plus tard, et après des décennies de tensions et d’incertitudes quant à la politique religieuse du royaume, l’affrontement se déplace en France. Les guerres de Religion, qui furent particulièrement longues — plus de trente-cinq ans ! —, y eurent une dynamique particulière. Bien que similaires à d’autres conflits européens en termes de confrontations religieuses, elles présentaient une complexité supplémentaire en combinant deux dimensions, religieuse et politique.
En France, ce furent avant tout des guerres civiles, au sens le plus immédiat : les belligérants étaient souvent issus des mêmes communautés, se connaissaient, étant voisins ou issus de la même famille. Cette réalité valait autant pour la noblesse que pour le reste de la population. Cette proximité ajoutait une intensité à la violence, une dimension personnelle aux conflits. Au sommet de l’État, cette période est marquée par de profondes luttes de pouvoir. Les protagonistes, bien qu’en conflit pour des raisons religieuses, étaient également influencés par des agendas politiques et dynastiques d’autant plus complexes que les fils d’Henri II — François II (1559-1560), Charles IX (1560-1574), Henri III (1574-1589) — n’arrivaient pas à engendrer d’héritiers qui auraient stabilisé la dynastie.
Ceci dit, la motivation profonde de ces guerres restait religieuse : le désir de convertir l’autre, de réunifier la communauté de foi, était un moteur puissant. Les catholiques cherchaient à défendre l’exclusivité de leur foi, tandis que les protestants, en position défensive, aspiraient à établir leur nouvelle confession. La dualité de ces motivations politiques et religieuses rendait la séparation des deux dimensions quasiment impossible, tout en contribuant à la persistance d’un conflit qui s’est normalisé à mesure que les positions des différents protagonistes se durcissaient.
Justement, si l’on considère la proximité des guerres d’Italie, se bat-on différemment pendant les guerres de Religion ?
Il est essentiel de saisir que la première génération impliquée dans les guerres de Religion en France, autour des années 1560, est principalement constituée de vétérans, à l’image de l’amiral de Coligny. Ces combattants, qui ont combattu côte à côte avant de se retrouver dans des partis différents, ont déjà participé aux guerres d’Italie qui, malgré leur nom, s’étendent bien au-delà et incluent des régions telles que la Picardie et la Champagne. Selon les périodes, ils ont affronté les forces impériales ou espagnoles. De ce fait, ils sont familiers des tactiques et stratégies de guerre de l’époque.
Le flux important de mercenaires et de vétérans à travers l’Europe a par ailleurs modelé le visage du continent : ainsi, on trouve des Suisses, Allemands, Espagnols et Français se déplaçant et participant à différents conflits. La noblesse militaire, bien qu’elle ne représente qu’une fraction de la noblesse — environ un quart —, maîtrise des pratiques belliqueuses déjà établies.
Dans le cas français, la toute première génération qui fait les guerres de Religion autour des années 1560 est exclusivement composée de vétérans. À l’image de l’amiral de Coligny, ils ont tous déjà fait la guerre, notamment en Italie, sur la frontière du Nord, en Picardie ou en Champagne. Suivant les périodes, ils se sont battus contre les impériaux, les Espagnols. Au XVIe siècle, les guerres d’Italie ont jeté sur les routes européennes un marché de mercenaires et de vétérans. La circulation d’hommes belliqueux rompus à la guerre et aux techniques de commandement est intense. Ils sont suisses, allemands, espagnols ou français. Des habitudes de guerre sont en place et les hommes sont accoutumés au ravage. Les habitants des villes prises sont massacrés, les centres urbains pillés : c’était déjà le cas en Italie ; c’est à nouveau le cas lors de la première guerre de religion, comme à Rouen en 1562, où la ville est pillée et une partie de la population massacrée.
L’art de la guerre lui-même n’a pas beaucoup évolué : on retrouve des régiments de piquiers suisses ; de la cavalerie lourde, dont l’influence est certes déclinante, mais qui reste présente ; quelques canons essentiellement utilisés lors des sièges. Pendant les premiers affrontements des guerres de Religion, les chefs militaires conservaient certaines des courtoisies chevaleresques des guerres d’Italie qui étaient la norme entre commandants du même rang : après la bataille de Dreux, le connétable de Montmorency est par exemple fait prisonnier par les huguenots tandis que le prince de Condé est pris par les troupes royales. Ces normes d’engagement commencent à changer à partir de la bataille de Saint-Denis : dans le chaos, le même connétable de Montmorency est abattu d’une balle dans le dos. Un an et demi plus tard, c’est le prince de Condé, l’un des principaux chefs protestants, qui est assassiné à la fin de la bataille de Jarnac, alors qu’il s’est rendu et que ses troupes ont déjà été mises en déroute. À partir de ce moment, les chefs militaires ne sont plus simplement capturés ; ils sont exécutés, dans une stratégie délibérée pour accélérer la victoire.
À mon avis, cette radicalisation et ce passage à des méthodes plus violentes deviennent particulièrement évidentes lors des deuxième et troisième guerres, entre 1567 et 1570. Ce n’est plus simplement une question de tactique, c’est devenu une stratégie politique où l’élimination de l’adversaire est vue comme légitime, étant donné le niveau d’hostilité atteint.
En 1562, l’idée d’un combat intérieur dans le royaume était encore nouvelle et les belligérants faisaient preuve d’une certaine retenue. Cependant, avec le temps, cette retenue s’est effritée. Malgré tout, je tiens à préciser que même si les motivations religieuses étaient présentes, elles ne déterminaient pas principalement les méthodes de combat. Par exemple, les armées ligueuses, malgré leur fervente foi catholique, n’hésitaient pas à piller les églises dans les années 1589-1590.
Donc les pratiques guerrières ne sont pas influencées par les convictions religieuses ?
Non, dans la pratique militaire, il n’y a pas fondamentalement de dimension confessionnelle. Il y a bien sûr des motivations religieuses, mais selon moi, elles ne priment pas. Le massacre est avant tout un procédé tactique. Blaise de Monluc théorise le massacre comme outil politique et militaire en s’appuyant sur sa riche expérience des guerres d’Italie. Il le juge très efficace et sa méthode est rodée : la première ville visitée est ravagée. La deuxième également. La troisième s’ouvre. En somme, faire peur, tuer et dévaster permet d’accélérer le processus en réduisant le temps de campagne. Ces pratiques ne sont pas propres au catholiques. Les protestants les adoptent également. Le baron des Adrets fait sensiblement la même chose dans le Lyonnais. Lui aussi vétéran des guerres d’Italie, il tue les garnisons royales lorsqu’elles ont le malheur de tomber entre ses mains.
La première décennie des guerres de Religion est également marquée par des massacres d’ampleur.
En effet, c’est l’une des nouveautés de ce conflit : on massacre en temps de guerre des populations qui sont particulièrement sans défense. Les guerres de Religion inaugurent selon moi le massacre de sang-froid. De ce point de vue, la Saint-Barthélemy est un massacre de sang-froid, qui advient durant un été très chaud. Mais tout cela a commencé dix ans plus tôt. Les deux grands moments de massacre se déroulent lors de la première guerre en 1562-63 et en 1572. Les événements de Tours à l’été 1562 constituent un précédent. C’est là que tout a commencé, lorsque les royaux font du nettoyage ethnique à Tours. On commence par rassembler les notables protestants, que ce soit des hommes, des femmes ou des enfants, puis, on les fait sortir de la ville. Mais comme il est impossible d’aller loin avec une troupe aussi hétéroclite, on revient et on les enferme dans une église des faubourgs. Là, on ne sait pas quoi faire d’eux et on finit par les exécuter et les jeter dans la Loire… Le principal officier royal, le président du Présidial, qui était protestant, est victime de sévices particulièrement atroce : son cœur est porté en triomphe au bout d’une pique. Par là, Dieu prend possession non pas du corps du Christ, mais du cœur de l’hérétique. La procession permet en quelque sorte d’absoudre la ville.
C’est à ce moment qu’on décide pour la première fois sans doute de tuer de sang froid tout le monde. Les massacres qui suivront se dérouleront souvent selon ce mode opératoire. Il arrive parfois que les victimes soient enfermées un ou deux jours, le temps que l’on statue sur leur sort. Mais la règle est assez simple : dans le doute, on tue.
Mais ce n’est pas la pure violence de la guerre, c’est autre chose. L’utilisation de la violence physique répond ici à une profonde attente d’éradication de l’hérétique et de désacralisation, de purification de la cité qui a été souillée par les quelques mois de présence hérétique. Ce type de violence est nouveau. Elle correspond à un imaginaire très particulier étudié par Denis Crouzet dans Les guerriers de Dieu. Ces gens ont dans la tête une représentation des villes comme des cités saintes qu’il faut purifier et resacraliser. Partant, l’hérétique doit en être chassé. Pour cela, les massacreurs ont recours à des mutilations et des sévices qui visent à déshumaniser et à révéler la dimension diabolique de l’autre : on éventre, on émascule, on coupe le nez ou les oreilles. Celui qui n’a plus de nez ou d’oreilles n’a plus une face humaine, c’est un diable.
Premièrement, la violence n’est pas un déferlement de guerriers sanguinaires hermétiques au processus de civilisation. Ce sont des gens qui cherchent à communiquer par leurs actes : on a affaire à une idéologie en action, qu’il faut savoir analyser. Deuxièmement, les guerres de Religion révèlent — ce qui est confirmé par les politologues — que les violences ne sont pas des explosions désordonnées. Le massacre n’est jamais spontané comme l’a montré Jacques Semelin. Il est toujours réfléchi et encadré par des chefs. Il n’y a pas de massacre sans figure d’autorité, sans idéologie, sans savoir où sont les massacrés et qui ils sont. Il nécessite un système social et politique de contrôle. On peut tuer une personne à la taverne ou un collecteur d’impôts sur une place. Quand la foule est mécontente, elle peut tuer deux personnes, cinq personnes, mais pas mille, pas trois mille, même pas cent. Il y a donc des effets de seuil qui ne sont compréhensibles que si l’on intègre le fait que ces massacres sont soigneusement pensés, organisés et encadrés.
À Tours, par exemple, ce sont des officiers royaux militaires qui encadrent les massacres. Les ecclésiastiques motivent les foules et disent ce qu’il faut faire en affirmant que Dieu ne supporte pas les hérétiques. Il y a des messages et une idéologie. On peut donc parler de guerre civile.
Qu’en est-il du massacre de Wassy (1562), où un seigneur massacre — en l’occurence le duc de Guise — fait massacrer des gens sur ses terres ?
Le massacre de Wassy participe d’une logique différente. Ce n’est pas une manifestation de la justice royale, ni une violence de guerre civile. Ceux qui commettent le massacre ne bénéficient d’aucune légitimité légale. Le 1er mars, des protestants se réunissent pour célébrer le culte, ce qui est interdit puisque l’édit de janvier, qui organise la tolérance, n’a pas encore été enregistré au Parlement à cette date-là et que le culte est donc toujours interdit en ville. Le duc de Guise envoie alors ses hommes pour sommer les membres de l’assemblée d’arrêter. Une émeute éclate et le pasteur est bousculé, épée à la main, faisant dégénérer la situation en massacre.
La tuerie est insupportable pour les protestants, d’autant qu’elle a lieu quelques jours avant l’enregistrement de janvier qui donne un cadre légal à l’exercice du culte. Rien de tout cela n’était prémédité mais l’événement va être instrumentalisé par François de Guise. Le duc attend que la nouvelle se répande et observe les réactions. Les Parisiens sont ravis et l’accueillent en triomphe aux côtés des maréchaux de Montmorency et de Saint-André. Après discussion, les trois hommes entérinent en quelque sorte la méthode du massacre, l’estimant à même d’atteindre efficacement leurs objectifs politiques.
Comme chrononyme, les « guerres de Religion » renvoient souvent dans l’imaginaire collectif à l’idée d’une guerre civile proprement française. Votre livre décloisonne complètement la perspective géographique sur ces conflits en leur donnant une dimension européenne. Qu’est ce qui vous a poussé à engager ce travail collectif ?
L’idée m’est venue lorsque j’écrivais le tome de l’histoire de France chez Belin consacré aux guerres de Religion. Après m’être intéressé aux réactions néerlandaises au conflit en France, j’ai eu envie de sortir du cadre strictement français. J’avais le sentiment que le chrononyme de guerre de religion, qui s’impose à partir des XVIIIe-XIXe siècles, pouvait s’appliquer à d’autres espaces européens. En Allemagne et aux Pays-Bas, bien que les chronologies et les motivations soient différentes, on peut considérer que les événements qui secouent ces pays à ce moment-là relèvent de guerres de Religion. Par ailleurs, je voulais développer l’idée que le XVIe siècle est un moment de circulation permanente. Les idées qui structurent les guerres de Religion françaises et néerlandaises — notamment sur le bon gouvernement et sur ce qui constitue un bon ou un mauvais prince — circulent dans toute l’Europe, aboutissant à une explosion de paroles et de textes, particulièrement dans le monde germanique. Ceux-ci visent à informer, mais également à influencer : des fausses nouvelles circulent, donnant lieu à des conflits d’interprétation. Le XVIe siècle est rempli de fake news !
La véritable révolution tient à l’utilisation qui est faite de l’image qui est pensée et coordonnée depuis que Luther est entrée en opposition ouverte à l’Église catholique. À Cologne, la firme du flamand Frans Hogenberg inonde l’Empire de bois gravés accompagnés de commentaires qui circulent par milliers et milliers d’exemplaires. À Genève, Jean Perrissin et Jacques Tortorel publient leurs Quarante Tableaux de l’histoire de France qui racontent dix années de guerres de Religion de 1559 à 1569, adjoint de commentaires en français, en allemand, en latin selon les publics ciblés. On a affaire à une utilisation très moderne et structurée de l’image qui, par sa large diffusion, contribue à faire de ces guerres européennes. Chaque Européen, qu’il vive aux Pays-Bas, en Espagne ou en Angleterre, a donc une image — certes parfois déformée — de ce qui se passe en France.
On assiste en quelque sorte à une unification de l’espace européen par l’information et les idées. Elles sont reprises, appropriées par les uns et par les autres. Les protestants inventent par exemple le principe de justification en 1562. Chaque prise d’arme aboutit systématiquement à une opération de communication et à la communication d’un manifeste et est justifiée par l’écrit et la référence au droit. Cette méthode est reprise par la Ligue catholique qui publie en 1585 le manifeste de Péronne. Se construit ainsi une sorte de grammaire de l’action politique. Faire de la politique, c’est écrire, justifier, convaincre et communiquer. Et cela, on le constate dans toute l’Europe. Il n’est pas possible de faire l’histoire des guerres de Religion en France sans s’intéresser à ce qu’il y a autour.
La France demeure-t-elle l’épicentre de ce conflit ? Comment expliquer que les guerres se soient installées pendant trois décennies sur le territoire français ?
Effectivement, il y a d’importantes différences entre les pays européens. Dans l’Empire, les guerres ne durent que quelques mois. En Suisse, on parle de quelques jours de guerre. En France, les guerres de Religion s’étalent sur près de quarante années. Aux Pays-Bas, on peut considérer qu’elles durent également quarante ans, de 1566 à 1609. Ce sont des cas relativement isolés. Dans un cas comme dans l’autre, des intérêts extérieurs se greffent sur les conflits civils. Les guerres durent car toutes les têtes couronnées du continent interviennent : le Pape, le roi d’Espagne, la reine d’Angleterre, etc. Il y a constamment des interventions extérieures.
Dans le cas français, la faiblesse du pouvoir central contribue aussi à faire durer les guerres. Les dirigeants sont perçus comme illégitime : Charles IX est très jeune et Catherine de Médicis, qui exerce la régence, est une femme étrangère. La crise de légitimité et le discrédit sont très forts, bien plus que pour le Saint Empire.
Par ailleurs, la spécificité du cas français tient à la très nette territorialisation du conflit. De manière schématique, le pays est coupé en deux, entre un Nord catholique et un Sud protestant. Ce clivage s’approfondit en 1563 avec l’édit d’Amboise qui entérine la pratique du culte dans les régions où il est déjà implanté. Enfin, un climat de vendetta permanent entre grandes familles entretient le conflit. Le sang appelle le sang, et tous les acteurs du conflit sont dans cette logique. C’est interminable. La vendetta qui suit l’assassinat de François de Guise dure dix ans, jusqu’à l’assassinat de Coligny. Cette logique affecte même la famille royale puisque Catherine de Médicis attend une réparation depuis 1559, date de la mort d’Henri II en tournoi. Elle finit par avoir la tête de Montgomery en 1574, quand bien même celui-ci n’aurait absolument pas eu l’intention de tuer le roi. Cette logique ne concerne d’ailleurs pas que les puissants, mais elle infuse et pourrit l’ensemble de la société. Le grand succès d’Henri IV est d’avoir réussi à mettre fin au cycle perpétuel de la vengeance.
Que l’on prenne la société par « en haut » ou par « en bas », cette période est marquée par une incertitude profonde et constante. Combien de temps faut-il à l’ordre social pour se déliter ? Et combien de temps met-il à se reconstruire ?
Le délitement de la société française est rapide et sa reconstruction beaucoup plus lente. Faire rendre les armes à des gens qui se sont battus pendant des années est quelque chose de difficile. L’état de chaos, de peur et d’incertitude larvé est profondément ancré. Les traumatismes sont nombreux et affectent intimement les individus. La reconstruction est donc d’une lenteur extrême. Les événements ont profondément modelé les parcours individuels. Barbe Acarie, une dévote parisienne mariée à un ligueur, vit à l’âge de vingt ans le siège de Paris par Henri IV en 1590. Toute sa vie, — elle meurt en 1618, soit près de trente ans après — elle poursuivit son combat spirituel, allant jusqu’à installer un couvent de Carmélites au cœur de la capitale. Son état d’esprit demeure le même. À un âge avancé, elle brandissait encore sa canne, en disant à qui voulait l’entendre qu’elle voulait molester du huguenot. Il faut donc attendre que les générations se renouvellent et que les gens meurent. Il est très difficile pour nous de prendre la mesure de ce que cette période de guerre continue pendant plus de quarante ans a signifié pour la société de l’époque. En guise de comparaison, il faut se représenter combien la Seconde Guerre mondiale continue de nous marquer, alors même qu’elle n’a duré que six ans.
Le changement de génération se fait vers 1610-1620. Les jeunes d’alors ne sont pas forcément pacifiques, mais l’état d’esprit a changé. Ils sont animés d’une énergie de reconquête catholique extrêmement puissante. La génération Louis XIII a le sentiment qu’elle peut régler le problème ou, du moins, réduire l ‘influence et la puissance huguenote. Les troubles reprennent. Ce sont des années terribles avec leurs lots de massacres et de sièges sanglants. Après cet épisode, le règne de Louis XIV vient parachever, avec une violence inouïe, ce processus de reconquête catholique. À l’échelle collective, on peut considérer que la mémoire des guerres de Religion se transmet jusqu’au XIXe siècle, régulièrement revitalisée par d’autres bouleversements politiques, à commencer par la Révolution française. À l’échelle de la communauté protestante, je dirais que la mémoire du traumatisme est toujours présente, même si elle est sans doute moins vivace dans les jeunes générations.
Cette instabilité est caractérisée par des mouvements importants — notamment transfrontaliers. Ces migrations religieuses redessinent-elles la carte culturelle de l’Europe ?
L’un des premiers principe établi par la paix d’Augsbourg, en 1555, est que les sujets ont le droit de quitter leur territoire : le prince décide de la religion du territoire mais les sujets bénéficient d’un droit imprescriptible à l’exil car on considère que les consciences ne peuvent être contraintes. Ce principe entraîne des mouvements et des déplacements de populations.
Par ailleurs, dans les décennies qui suivent les mouvements s’accélèrent. Certaines personnes fuient car persécutées : c’est par exemple le cas des calvinistes français qui se réfugient à Genève. Aux Pays-Bas, les mouvements et les déplacements de populations concernent des centaines de milliers de gens : les Néérlandais émigrent vers l’Empire ; les Brabançons et les Flamands réformés vers les Provinces du Nord ; les catholiques du Nord vont vers le Sud, et ainsi de suite. Ces flux sont sans équivalent.
Le cas des Rubens est à ce titre exemplaire. Cette famille originaire d’Anvers s’enfuit pour rejoindre l’Empire avant de se reconvertir au catholicisme en revenant aux Pays-Bas espagnols. Elle illustre parfaitement un double mouvement qui anime les sociétés à l’époque, à la fois spatial et spirituel. Les reconversions sont fréquentes en ce qu’elles permettent souvent de revenir. Mais cela n’empêche pas un bouillonnement et un brassage géographique très important, donnant lieu à une Europe de la diaspora qui jette une masse de gens sur les routes d’Europe, et cela est sans précédent. Il faudra attendre la révocation de l’édit Nantes pour qu’il y ait 175 000 à 200 000 personnes qui prennent la route de l’exil.
La grande différence avec le XVIe siècle, c’est que Louis XIV fait quelque chose qui n’avait jamais été fait en supprimant un édit de tolérance. Il interdit par ailleurs l’exil, mais cela n’empêche pas les protestants de partir pour autant. Les circonstances sont épouvantables. Des gens, qui traversent les Alpes avec leurs enfants dans les bras, meurent de froid pour aller en Suisse.
La mémoire de Saint-Barthélemy est vivace en France, et constitue un lieu de mémoire qui existe encore, et pas seulement du côté protestant. À l’inverse, on a l’impression que la révocation de l’édit de Nantes est complètement oubliée alors qu’à vous écouter, c’est un événement d’une violence comparable.
La révocation de l’édit de Nantes est un grand impensé de l’histoire de France jusqu’à aujourd’hui. L’événement figure peu dans les manuels scolaires, alors qu’il est fondamental. Il révèle le véritable visage du Roi-Soleil, celui d’un tyran qui écrase tout. Après des décennies de politiques contre les protestantes, Louis XIV estime et déclare qu’il n’y a plus de protestants en France et que, par conséquent, les privilèges issus de l’édit de Nantes ne se justifient plus. Il reste pourtant un million de réformés. Vue de l’ensemble de l’Europe, la révocation de 1685 apparaît incompréhensible et provoque une vague de consternation générale.
La plupart des gens ne savent pas que les tensions religieuses se poursuivent un siècle après le début des guerres de Religion. La répression se maintient bel et bien ; c’est la période dite des dragonnades, qui signe un retour des persécutions. Des choses atroces ont lieu, certains cadavres sont déterrés et traînés dans les rues. Par exemple, j’ai croisé récemment la trajectoire d’une famille d’entrepreneurs protestants au XVIIe siècle, les Beringhen. Originaires du Saint-Empire à la frontière avec les Pays-Bas, ils s’installent en France durant les guerres de Religion. Certains membres de la famille se convertissent au catholicisme au milieu du XVIIe siècle. Mais ceux qui conservent leur foi protestante sont martyrisés : des vieillards sont jetés en prison, des enfants séparés de leurs parents. Le roi suit tout ça de très près.
Pour moi, la persistance pendant des décennies — voire des siècles — de ce conflit religieux, qui suscite une immense violence de la part de l’appareil d’État est une particularité française qui signale une singularité problématique : une obsession pour l’unité politique, qui s’étend au domaine du religieux. À certains égards, j’ai le sentiment que cette réalité a traversé les époques et les régimes jusqu’à aujourd’hui.
De la Saint-Barthélémy à l’assassinat d’Henri III, dont vous avez montré dans un autre livre comment la littérature du tyrannicide s’était étoffée depuis deux décennies, cette période est marquée par des événements qui sidèrent l’Europe entière. La manière dont sont envisagés le pouvoir et la politique en sort-elle irrémédiablement bouleversée ?
Effectivement, la Saint-Barthélemy bouleverse l’exercice du politique. C’est un événement matriciel à plusieurs égards. Au début des guerres, on n’attaque jamais directement le roi. On s’en prend aux mauvais conseillers, aux Guises par exemple, ou aux étrangers. Le 24 août 1572 constitue une première rupture fondamentale en introduisant l’idée que le roi peut être un mauvais souverain. Son infaillibilité est remise en cause.
Le fondement même du système monarchique héréditaire est considéré comme vicié par une partie des Français. Pour le remettre en question, certains vont invoquer l’idée que la monarchie héréditaire serait aux véritables traditions françaises, héritées de la Gaule où la monarchie serait élective. À partir des années qui suivent, ce bouleversement majeur de la conception du pouvoir se diffuse aux Pays-Bas. Les Néérlandais s’approprient ces idées et les mettent en pratique dans le cadre de leur lutte d’indépendance vis-à-vis du roi d’Espagne qui aboutit à sa destitution en 1581. Bref, à partir du foyer français se diffuse à l’échelle européenne une intense réflexion, non plus sur les ratés du système, mais sur les fondements même du système monarchique héréditaire tel qu’il n’a jamais été remis en question jusque-là. Cela constitue un véritable tournant.
La seconde rupture procède de la première. L’examen critique du pouvoir permet de dénoncer l’existence de tyrans et la perversion de la monarchie héréditaire. Cela autorise le fait de démettre le prince, voire, dans des circonstances exceptionnelles, de porter la main sur lui. Les têtes couronnées ne sont plus invulnérables. Les protestants ne le disent pas explicitement, mais ils pavent le chemin de la génération suivante, celle de théoriciens et des activistes catholiques qui reprennent l’idée qu’il existe des mauvais princes et des tyrans politiques mais surtout religieux qui ne respectent pas la loi de Dieu.
Cette conception radicalement nouvelle renouvelle la pratique de la violence politique, notamment à travers la commission d’attentats. Le prince d’Orange est assassiné le 10 juillet 1584. C’est un assassinat politique, mais en même temps, pour ses adversaires, sa mort est justifiée comme un tyrannicide. De même, Marie Stuart est décapitée tandis qu’Henri III est lui aussi assassiné, ce qui était inédit en France depuis les Mérovingiens ! C’est un événement inouï, mais, pour les ligueurs, Henri est un tyran et pire, c’est un agent de l’hérésie et un suppôt de Satan.
Il y a ainsi deux traditions bibliques et politiques qui congruent pour aboutir à l’idée que l’on a le droit, si Dieu le décide et désigne quelqu’un, de s’en prendre directement au tyran. En l’occurrence, c’est le religieux Jacques Clément qui a été divinement choisi pour commettre le régicide : cela ne fait aucun doute pour les ligueurs. La praxis est d’ailleurs antérieure à la théorie. On tue d’abord, on justifie l’injustifiable ensuite, en se fondant sur des arguments bibliques. Il n’y a pas de procès, contrairement à ce que l’on verra dans le cas de Charles Ier en Angleterre ou de Louis XVI.
Certains protagonistes de ces conflits ont de véritables stratégies européennes : les huguenots français ou encore la monarchie espagnole. Inversement, les Valois semblent avoir des difficultés à définir leur stratégie continentale. À quoi tient leur isolement ?
On a longtemps estimé que la diplomatie sous François Ier et sous Henri II — qui passe notamment par des ambassadeurs permanents depuis le XVIe siècle — se délitait pendant les guerres de Religion. En réalité, le réseau diplomatique perdure, il y a des ambassadeurs et des agents partout. Mais entretenir ces réseaux coûte cher et il y a moins d’argent. Malgré tout, bon an mal an, la couronne de France conserve son réseau diplomatique. L’Europe du XVIe siècle est un monde où on fait la guerre et où l’on négocie constamment. Ces deux activités ne s’excluent jamais.
Au-delà des contraintes strictement financières, le réseau souffre par ailleurs d’un manque de crédibilité : vu de l’étranger, un prince qui combat ses propres sujets apparaît extrêmement faible. Pour ainsi dire, s’il n’arrive même pas à se faire obéir dans son royaume, c’est qu’il ne vaut pas grand-chose. Vu d’Espagne, le roi de France est totalement décrédibilisé en 1562-1563. L’agentivité diplomatique de l’époque s’attache par conséquent à un important travail de reconquête de la légitimité et de l’autorité en dehors des frontières du royaume. Les agents sont là pour rassurer les monarques et leur certifier que tout va bien : il y avait des troubles, mais ils sont désormais réglés.
Pour convaincre, des événements spectaculaires sont organisés. Les fêtes gigantesques données à l’occasion de la rencontre de Bayonne en 1565 avec la cour d’Espagne servent à montrer aux Espagnols, au duc d’Albe en particulier, que le roi est puissant et son assise solide. Mais ce travail de reconstruction de la réputation a ses limites. C’est pour cela qu’on recourt abondamment aux alliances matrimoniales. C’est la société des princes décrite par Lucien Bély : on passe son temps à se marier. Catherine de Médicis est une reine marieuse, une entreprise au succès incertain qui requière de la patience et de grands efforts. Durant des années, elle œuvre à arranger une union entre Charles IX et l’une des filles de l’empereur. Philippe II lui passe finalement devant et se marie avec la fille aînée. Seule reste la cadette, ce qui est humiliant. Bon gré mal gré, son travail de diplomatie matrimoniale se poursuit avec la négociation du mariage entre sa fille Margot et Henri de Navarre.
En substance, le roi de France est perçu comme un monarque qui ne peut plus imposer son autorité à ses propres sujets, tout en n’ayant plus d’argent pour payer les mercenaires et rembourser ses dettes. Il a l’air beaucoup moins puissant et il n’est plus capable de lancer des opérations à l’étranger, alors même qu’il s’agit d’un levier d’unification politique important et efficace : nombreux sont les protestants et les catholiques qui considèrent que c’est en relançant la guerre extérieure qu’on parviendra à conquérir la paix intérieure. Catherine de Médicis est consciente qu’elle n’en a pas les moyens. La dernière possession française en Italie, le marquisat de Saluces, est conquis en 1588 par le duc de Savoie. Très affaibli par la Ligue, Henri III a été incapable de le défendre.
Quels sont les prochains chantiers de l’historiographie des guerres de Religion ?
J’aimerais travailler sur une histoire mondiale des guerres de Religion, notamment dans les Nouveau Monde : Brésil, Floride, Açores, etc. On peut faire une histoire projetée des tensions qui se manifestent sur le continent européen. Dans cette perspective, les espaces maritimes — l’Atlantique en premier lieu — revêtent une importance considérable. L’histoire des liens qu’ils entretiennent avec les guerres de Religion reste à construire.