À mesure que nous avançons vers l’avenir, nous nous rapprochons aussi du passé. C’est l’une des étranges propriétés du progrès de la technique et des savoirs. Plus la distance qui nous sépare des époques anciennes s’accroît, plus ces époques se révèlent à nous. Nous connaissons mille fois mieux l’Antiquité que ne la connaissait le Moyen-Âge, nous connaissons mille fois mieux le Moyen-Âge que ne le connaissaient les Lumières. Voltaire écrivait : « Pour pénétrer dans le labyrinthe ténébreux du Moyen-Âge, il faut le secours des archives, et on n’en a presque point. » Plus la technologie et la recherche progressent, plus nous retrouvons ou pouvons traiter de sources et de documents, plus nous faisons de déductions, de découvertes et de reconstructions.
Une bibliothèque carbonisée
Le dernier exemple en date est celui de la villa des papyrus d’Herculanum, cette station balnéaire romaine voisine de Pompéi. En 79 après Jésus-Christ, les habitants de cette luxueuse villa, probablement construite par un Pison, beau-père de Jules César, se sont enfuis pendant l’éruption du Vésuve, en tentant d’emporter leurs biens les plus précieux, dont leurs livres. Les archéologues ont retrouvé des caisses qui semblent avoir été hâtivement rassemblées et abandonnées en cours d’évacuation. Il est probable que quelques volumes aient pu être emportés par le propriétaire. « Presque tous mes livres sont perdus, je n’ai pu sauver que ceux-là », s’est-il sans doute dit. Il avait tort.
Les livres perdus sont ceux qu’il a cru sauver et qui se sont désagrégés, avec le temps, dans quelque bibliothèque mangée par les rats. Les livres réellement sauvés sont ceux que le Vésuve a carbonisés et recouverts de ses cendres. Ils ont été enveloppés dans un linceul naturel, fatal sur le moment, salvateur à l’échelle des siècles. Car ce sont ces livres que nous pouvons aujourd’hui tenter de lire.
La tâche était, jusqu’ici, insurmontable. Il n’est déjà pas si aisé de lire un papyrus bien préservé, comme on en trouve en Egypte où le climat est plus favorable à leur conservation. Il est encore plus difficile de lire des papyrus endommagés. Imaginez maintenant parvenir à lire un papyrus enroulé sur lui-même et intégralement carbonisé par une éruption volcanique.
Depuis 1750 et la découverte de la villa, certains s’y étaient essayés, bien sûr. Les premières tentatives pour lire les rouleaux ont souvent endommagé ou détruit les textes, par exemple en les coupant dans le sens de la longueur avec un couteau pour essayer de les lire de l’intérieur. Au XVIIIe siècle, une machine inventée par un conservateur du Vatican, Antonio Piaggio, a permis d’en dérouler certains parmi les mieux préservés – et d’en détruire d’autres.
La plupart des rouleaux déchiffrés depuis semblent provenir de ce qui pourrait être la bibliothèque de travail du philosophe épicurien Philodème de Gadara ; on y a trouvé des œuvres de ce dernier, mais aussi des fragments du De la nature d’Épicure, que l’avait auparavant cru perdu. Des fouilles plus récentes ont permis de découvrir qu’une grande partie de la villa, jusque-là inaperçue, restait à explorer. Il est probable que nous y trouverons d’autres trésors artistiques et de nouveaux livres, peut-être dans une bibliothèque principale, car ceux que nous avons jusqu’ici récupérés proviennent plutôt de cabinets de travail ou de malles de transport.
Amateurs et spécialistes à l’assaut de la bibliothèque perdue
Par peur d’endommager les volumes, les tentatives de déchiffrage des papyrus restèrent stagnantes jusqu’au XXIe siècle. Mais au cours des années 2010, tout commença à changer. En 2015, le Dr. Brent Seales, spécialiste de la vision par ordinateur, et son équipe de l’Université du Kentucky réussirent à utiliser la tomographie par rayons X et un algorithme de vision par ordinateur pour lire un livre hébraïque du IIe siècle, le rouleau d’En-Gedi, sans l’ouvrir. Cette technique de déroulement virtuel n’était cependant pas encore directement applicable aux papyrus d’Herculanum, car leur encre à base de carbone ne se distingue pas aux rayons X. Toutefois, en 2019, l’équipe a utilisé un accélérateur de particules pour obtenir des scans à très haute résolution des papyrus. Nous avons donc désormais d’excellents modèles 3D des volumes et de leur intérieur, d’un tel niveau de détail qu’il est possible, après traitement, d’y discerner les traces d’encre. Il ne restait plus — si l’on peut dire — qu’à entraîner un modèle de machine learning capable de réaliser cette détection. Début 2023, l’équipe du Dr Seales parvenait à le faire sur un fragment isolé de papyrus d’Herculanum. Il s’agissait maintenant de passer dans le grand bain : réussir à détecter l’encre à l’intérieur d’un volume complet.
C’est l’objet du Vesuvius Challenge, un concours lancé par l’entrepreneur et investisseur américain Nat Friedman, qui s’est passionné pour la question après la lecture d’un livre sur le sujet pendant le confinement de 2020. Après avoir rencontré le Dr Seales, il a lancé, avec une équipe d’ingénieurs et de papyrologues, cette compétition ouverte et internationale, dont l’objectif est de récompenser les premières équipes ou les premiers individus à déchiffrer l’intérieur d’un papyrus de la villa. La compétition comprend plusieurs prix pour différents types de percées technologiques, notamment pour la segmentation du papyrus en tranches lisibles et la détection d’encre sur les tranches segmentées.
C’est un étudiant en informatique de 21 ans, Luke Farritor, qui a fait la première découverte d’un mot complet à l’intérieur d’un rouleau non déroulé ; tout de suite après, un autre participant, Youssef Nader, a également réussi à identifier le même mot, au sein d’un passage plus large et en bonne définition. Ces avancées ont été possibles grâce aux travaux préliminaires de Casey Handmer, qui avait réussi à mettre en évidence de premières traces d’encre à l’intérieur des rouleaux en les inspectant d’abord à l’œil nu sur les modèles 3D, ce qui lui avait permis d’identifier un craquelage spécifique du papyrus régulièrement associé à la présence d’encre. C’est en réalité toute une communauté qui parvient à ces résultats, car les participants s’appuient sur des outils logiciels en open source créés exprès pour ce travail par d’autres membres de l’aventure. Le grand prix de 700 000 dollars est d’ailleurs toujours disponible pour celui qui réussirait à déchiffrer de manière significative le contenu d’un rouleau avant la fin de l’année.
Dans tous les cas, le succès déjà rencontré par cette initiative atteste de la force d’une idée : le mélange entre le travail de spécialistes universitaires et celui de toute une communauté de passionnés réunis par internet est prometteur pour la recherche. Je suis convaincu que le crowdsourcing, s’il est bien organisé, représente une immense opportunité dans tous les domaines. Qui aurait crû que Discord allait servir à réunir des ingénieurs en machine learning, des spécialistes de vision par ordinateur, des papyrologues, des hellénistes pour tenter de reconstituer des volumes vieux de 2000 ans ?
Jamais la dimension participative d’une telle expérience ne remet en question la nécessité de recourir à des experts ; ce sont eux qui peuvent poser le cadre du débat, fixer les objectifs, hiérarchiser les méthodes. Mais, comme le prouve la réussite de Luke Farritor, la participation libre de tout amateur éclairé peut être décisive ; elle apporte l’énergie, la spontanéité, parfois les nouvelles idées qu’un cadre de réflexion traditionnel peut entraver. Surtout quand l’ensemble est organisé avec le subtil dosage de compétition et de coopération produit par les règles du concours imaginé par Nat Friedman : c’est bien un concours, où il y a un vainqueur pour chaque prix, mais ceux-ci sont conçus de manière à ce que chaque tâche nécessaire au but final (lire les papyrus) fasse l’objet d’une récompense intermédiaire, de sorte que personne n’a intérêt à garder jalousement sa solution secrète jusqu’à la révélation ultime. Par ailleurs, les règles imposent à tous les candidats de développer leurs outils en open source, ce qui les oblige également à partager leurs solutions. De fait, l’atmosphère qui s’en dégage est celle d’une entraide de passionnés beaucoup plus que d’une course égoïste.
De nouvelles empreintes ?
Tout dans cette histoire est donc réjouissant. Le principe du concours ouvert, qui rappelle les grandes heures des concours d’invention de la Belle Epoque. L’effervescence du serveur Discord et de la petite communauté qui s’y est établie pour avancer progressivement dans la tâche. L’improbable réalisation d’un papyrus témoin à partir de vrai papyrus d’Egypte frais sur lequel ont été tracés des caractères grecs et latins avant de le faire carboniser au feu de bois, pour pouvoir servir de point de comparaison dans le travail de détection de l’encre. Le premier mot découvert par un étudiant. Le fait que ce mot soit « pourpre » : mot rare, prestigieux, de bon augure. Les débats à toute heure du jour et de la nuit pour proposer des transcriptions et traductions des passages découverts. Je confirme, à titre personnel et pour m’être pris au jeu, que c’est addictif ; certes, les données sont encore trop parcellaires pour que les papyrologues professionnels réalisent un travail sérieux de déchiffrage, ce qui sera fait plus tard, mais le simple fait que des hellénistes et autres paléographes, amateurs ou non, discutent avec passion dans un fil de discussion en ligne, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour savoir si un amas de lettres représente la fin d’un mot en -ων ou en -οις est un bel antidote à l’idée qu’internet ne fait qu’abêtir le monde. Enfin, il y a bien sûr et avant tout la possibilité que nous retrouvions grâce à toute cette initiative des œuvres perdues de la littérature antique.
Nous n’avons gardé qu’environ 1 % des textes grecs et latins composés pendant l’Antiquité. Et ce n’est pas seulement dû à l’abandon des textes mineurs ou inintéressants ; des chefs d’œuvre entiers de grands auteurs ne sont pas parvenus jusqu’à nous. Nous n’avons qu’une vingtaine des plus de quatre-vingt dix pièces écrites par Euripide ; nous ne possédons aucun des dialogues d’Aristote, que Cicéron jugeait mieux écrits encore que ceux de Platon, et nous n’avons probablement conservé qu’un tiers de son oeuvre (Umberto Eco a rendu fameux le second volume manquant de la Poétique, consacré à la comédie, dans Le Nom de la rose) ; nous ne disposons que de trente-cinq des cent quarante deux livres de l’histoire de Rome de Tite-Live, et aucune de ses oeuvres philosophiques ; nous n’avons rien des mémoires d’Agrippine ni de l’autobiographie d’Auguste… Bref, la liste est longue.
Tout nouveau texte recèle donc la possibilité de renouveler complètement notre connaissance de la philosophie, de la littérature ou de l’histoire antiques. Or, aucune autre collection n’offre autant de promesses que celle des papyrus d’Herculanum. C’était la bibliothèque personnelle d’un noble et riche romain du premier siècle, dont les ascendants avaient protégé des philosophes et des auteurs. Hormis une bibliothèque publique — mais aucune n’a été préservée —, nous ne pourrions rêver de meilleur endroit pour faire de belles découvertes.
Je me suis demandé, en suivant de près ce projet, pourquoi j’étais si enthousiasmé à l’idée de déchiffrer ces textes inédits venus de l’Antiquité, alors que je suis loin d’avoir lu tous les textes antiques qui nous sont parvenus (je n’ai pas lu, je le reconnais, les Dionysiaques de Nonnos de Panopolis, par exemple). Mais au fond, c’est un peu comme aller voir un nouveau film au cinéma alors qu’on n’a pas vu tous les classiques ; c’est l’attrait de la nouveauté. Encore mieux, dans notre cas : c’est une nouveauté venue d’il y a 2000 ans, qui ne faisait que nous attendre sans que nous puissions encore y accéder. « Lire des mots à l’intérieur des rouleaux d’Herculanum, c’est comme poser le pied sur la lune », dit le Dr Seales.
Au XIXe siècle, Giuseppe Fiorelli, inspecteur des fouilles à Pompéi, avait eu l’idée de verser du plâtre dans les cavités découvertes dans les décombres volcaniques de la cité. Il en ressortit des moulages saisissants des corps des victimes, pris sur le vif par la catastrophe ; les corps s’étaient progressivement décomposés mais avaient laissé autour d’eux l’enveloppe durcie de la matière qui les avait engloutis. L’équipe du Dr Seales et les participants du Vesuvius Challenge ont fait l’équivalent contemporain de ces moulages de plâtre, mais au lieu de retrouver la forme de corps humains, ils retrouvent le contenu de livres. C’est encore mieux.