Une gouvernance adaptée à l’urgence sociale, environnementale et stratégique
Depuis la fin de l’année 2021, les pays de l’Union européenne ont mobilisé 646 milliards d’euros d’argent public pour compenser la hausse des prix de l’énergie et protéger ménages comme entreprises de ses conséquences économiques. L’Union aurait pu faire l’économie d’une bonne part de ces dépenses si elle était parvenue à mieux planifier la transition écologique et à organiser en amont l’évolution de son modèle de production.
Depuis plus d’une décennie, notre continent s’est installé dans une crise permanente, dont les épisodes se succèdent sans répits : crise économique et financière à la fin des années 2000, crise de la dette au début des années 2010, crise économique et sanitaire avec le Covid-19 et enfin crise énergétique et de l’inflation depuis 2022.
Chacune de ces crises vient éprouver la capacité de réaction de l’Union et remettre en question les principes libéraux qui, au cours des trente dernières années, ont contribué au décrochage de notre continent en conduisant au manque d’investissements stratégiques, à la dégradation des services publics ou à la désindustrialisation de nos économies.
L’Union doit collectivement reprendre la main et s’organiser pour faire face aux urgences et devenir plus résiliente. À situation exceptionnelle, remèdes exceptionnels. L’Union ne peut plus se contenter de simples ajustements, mais doit au contraire transformer et réorienter profondément son modèle de développement.
Pour cela, elle doit redéfinir toutes ses politiques autour de trois objectifs : la transition écologique, un progrès économique et social partagé et une souveraineté européenne renforcée permettant de défendre nos intérêts et nos emplois dans la mondialisation et de protéger notre modèle de société démocratique.
À cet égard, l’année 2023 est décisive. Alors que l’inflation persiste à un niveau exceptionnel, que la concurrence économique mondiale s’exacerbe et que l’Union doit orchestrer sa réponse à la crise énergétique, il est impératif d’imaginer une nouvelle gouvernance économique européenne.
Celle-ci doit permettre de dépasser enfin l’un des principaux totems de la gouvernance actuelle : le PIB ne doit plus être la mesure ni l’horizon ultime des politiques économiques européennes.
L’Union peut agir en employant trois leviers :
Premièrement, l’Union doit assumer son rôle de planification dans les domaines stratégiques. Nous proposons que l’Union développe pour cela une boussole du progrès qui permette de répondre à la question suivante : quelle Union souhaite-t-on dans 15 ans ? De ce travail collectif devront découler une planification commune et des stratégies nationales pluriannuelles dans chacun des domaines identifiés.
Deuxièmement, la gouvernance économique de l’Union devra être réinventée en conséquence, pour s’assurer que chacune des politiques communautaires et que chaque État membre agit bien en cohérence avec le progrès attendu à l’horizon de 15 ans.
Enfin, l’Union doit investir davantage en commun, car la majorité des enjeux du XXIe siècle se définit à l’échelle continentale. L’investissement européen commun décuple la capacité de transformation des États, crée un patrimoine public partagé, et alimente les solidarités futures entre les peuples.
Cette construction d’une nouvelle gouvernance économique doit être poursuivie de la manière la plus transparente possible, en associant étroitement l’ensemble de la société civile, des citoyens et des acteurs économiques.
Mettre un terme au tout-PIB en mobilisant de nouveaux incitateurs
Depuis plusieurs décennies, les politiques européennes ont été très largement orientées et évaluées à l’aune d’un seul critère : le produit intérieur brut (PIB). L’Union accorde aujourd’hui encore une place centrale à cet instrument de mesure, dont les limites et les failles ont pourtant été largement démontrées.
Le PIB ne rend pas compte de la qualité de la croissance, de la répartition des richesses créées, de la qualité des emplois, de l’amélioration des conditions de vie, des progrès du niveau d’éducation, de l’accès à la santé ou de l’impact des activités humaines sur le climat et la biodiversité.
De manière plus dramatique encore, la focalisation européenne sur le PIB alimente une incapacité à planifier les transformations de long terme. Celles qui, précisément, ne conduisent pas à une augmentation immédiate du PIB ou qui nécessitent une hausse des dépenses publiques afin d’investir. Si l’Union européenne donne aujourd’hui des signes alarmants de décrochage dans la compétition politique et économique mondiale, c’est en premier lieu parce qu’elle n’a pas su investir dans l’éducation, dans la transition écologique, dans la défense, dans la recherche ou encore dans la santé publique.
Le fait d’avoir considéré le PIB comme le thermomètre et l’horizon ultime des politiques publiques dans l’Union a grandement contribué à cette situation. Il est donc désormais temps de contrebalancer le PIB en instituant et mobilisant de nouveaux indicateurs, à travers le développement d’une boussole européenne du progrès.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Développer une nouvelle boussole du progrès
Ces dernières années, l’Union européenne est parvenue, notamment sous l’impulsion des socialistes et sociaux-démocrates, à se doter d’une première démarche de planification à travers le Pacte vert (Green Deal), qui s’organise autour d’un objectif de neutralité climatique à l’horizon 2050. L’Union a ainsi mis en place une stratégie de réduction de ses émissions de gaz à effet de serre qui se fonde notamment sur un objectif intermédiaire de réduction de 55 % d’ici 2030 (Fit-for-55).
Au-delà des conséquences du changement climatique, déjà visibles dans tous les pays de l’Union — sécheresses, incendies, pénuries d’eau, inondations — les citoyens européens sont confrontés à de nombreux risques communs au XXIe siècle : bouleversements géopolitiques, épidémies, crise énergétique, déclin des capacités de production ou encore perte d’autonomie en matière numérique. À divers degrés, leurs besoins sont également identiques : amélioration des conditions d’existence, accès à la santé, à une bonne éducation, droit de vivre dans un environnement sain, justice et mobilité sociales.
L’Union européenne doit par conséquent engager, comme elle a commencé à le faire pour le climat, un grand effort de planification qui prenne en compte toutes ces dimensions. Elle doit le faire en commençant par apporter une réponse commune à une question simple : quelle Union souhaite-t-on dans 15 ans ?
Cette démarche doit s’organiser autour d’une boussole qui décline les objectifs de progrès collectif que l’Union européenne se donne à horizon 2040 dans plusieurs dimensions prioritaires avec la transition écologique comme fil conducteur : industrie et production, énergie, alimentation, santé publique, éducation, recherche, accès aux biens communs et aux services publics, réduction des inégalités et des vulnérabilités sociales comme territoriales. Dans chacun de ces axes stratégiques, la boussole doit développer des indicateurs précis et quantifiables. Pour donner un exemple, l’espérance de vie en bonne santé serait un nouvel indicateur particulièrement éclairant.
La situation de départ de chaque État membre au regard de ces objectifs ne sera naturellement pas identique. Une fois les objectifs collectifs adoptés, il sera nécessaire de mesurer le chemin à parcourir par chaque État membre pour y parvenir. Dans chacune des dimensions, la boussole se déclinera en objectifs nationaux à l’horizon de trois et quinze ans, qui devront contribuer aux objectifs collectifs.
Une condition de l’appropriation : élaborer collectivement et démocratiquement les objectifs
La réussite de cet exercice collectif de projection repose sur une condition primordiale. Les institutions européennes, les gouvernements, les acteurs économiques et les citoyens doivent pouvoir s’approprier les objectifs de la boussole du progrès.
La définition de cette boussole doit être un grand rendez-vous démocratique au sein d’une convention européenne faisant suite à la conférence sur l’avenir de l’Europe et s’appuyant sur une assemblée des pouvoirs locaux et nationaux, une assemblée de la société civile organisée et une assemblée citoyenne pour le progrès composée de citoyens européens tirés au sort. Cet effort de construction démocratique permettra de favoriser l’acceptation démocratique des mesures mises en œuvre.
Les gouvernements, à travers le Conseil de l’Union, comme le Parlement européen devront également s’emparer de la validation de la boussole et des plans nationaux. Enfin, les engagements des États et les moyens financiers associés devront être les plus clairs et transparents possibles pour être compris et acceptés par les citoyens.
Seule une élaboration démocratique, transparente et bien comprise par les citoyens permettra de garantir la solidité de ces objectifs à l’épreuve du temps et d’établir la responsabilité des gouvernements successifs quant à leur accomplissement.
Réinventer la gouvernance économique de l’Union
La gouvernance économique de l’Union européenne doit être adaptée en profondeur pour accompagner ces nouvelles orientations. Le projet de réforme des règles budgétaires actuellement porté par la Commission européenne présente des améliorations intéressantes, mais il ne propose malheureusement pas une nouvelle gouvernance économique qui donnerait la priorité à la souveraineté, la solidarité et la transition écologique de l’Union et donc à l’investissement. L’objectif qui doit être donné au cadre commun est d’accompagner et soutenir la transformation de l’Union à un rythme accéléré. Plutôt que de responsabiliser les États sur des critères uniquement comptables, le cadre commun doit le faire sur la réussite d’objectifs qualitatifs concrets. Ce débat doit être placé au cœur des élections européennes de juin 2024 : il n’est donc pas souhaitable que le projet de révision du pacte de stabilité soit adopté d’ici là.
Le semestre européen, qui organise le dialogue entre la Commission et chaque État membre, est aujourd’hui trop centré sur une simple analyse budgétaire. Certes, l’Union doit conserver un cadre commun pour assurer la soutenabilité économique de ses politiques. Mais le simple retour à des critères de Maastricht assouplis ou actualisés serait une formidable régression, marquant l’incapacité de l’Union à tirer des enseignements des crises récentes et à se doter d’un nouveau projet collectif. Les objectifs de la boussole du progrès doivent être placés au cœur de la future gouvernance économique de l’Union sous une forme contraignante afin d’éviter qu’ils ne se transforment en vœux pieux, comme le furent par exemple certaines des cibles prévues par la stratégie de Lisbonne de l’an 2000. Les budgets des États devront désormais être examinés chaque année au regard des objectifs donnés par la boussole à 3 et à 15 ans.
Ainsi, la boussole du progrès que nous proposons doit devenir le prisme et l’horizon de toutes les politiques européennes, et en particulier de celles qui sont de la compétence exclusive de l’Union comme la politique commerciale ou la politique de concurrence. Chaque proposition de la Commission devra comprendre une évaluation de l’impact des mesures envisagées au regard de cette nouvelle matrice. Ainsi, l’Union ne devra par exemple s’engager dans des accords de libre-échange que si cela contribue aux objectifs à 15 ans qu’elle s’est donnée. De la même manière, l’Union doit remettre en débat l’ouverture à la concurrence de certains marchés tels que les systèmes de transport collectif ou l’énergie.
De leur côté, les États membres seront tous tenus d’élaborer un plan de progrès pluriannuel sur une durée de 3 ans. Ce plan devra détailler la programmation budgétaire correspondante comme l’ensemble des moyens et actions contribuant à l’atteinte des objectifs à 15 ans. Ce plan fera l’objet d’un examen initial par la Commission européenne, et sera approuvé par le Conseil et le Parlement. Les États disposeront d’une liberté dans le choix des outils et moyens pour parvenir aux objectifs.
À travers un semestre européen réinventé, la Commission examinera chaque année la mise en œuvre du plan et l’atteinte des cibles élaborées en coopération par l’État membre et la Commission et validées par le Conseil et le Parlement. Les États seront tenus d’atteindre les niveaux d’investissements prévus et d’avoir mis en œuvre les politiques publiques permettant la réalisation des objectifs.
Enfin, le suivi de la mise en œuvre devra être particulièrement efficace. Comme cela a pu être observé ces dernières années avec le cadre budgétaire européen, les sanctions ne constituent pas le bon outil. Sur un modèle similaire à celui mis en œuvre dans le cadre du plan de relance Next Generation EU, la procédure d’examen annuel par la Commission devra conditionner le déblocage des fonds européens destinés à soutenir la réalité de la mobilisation pour atteindre les objectifs.
Investir ensemble dans l’avenir de l’Union
Le retard de l’Union dans de nombreux domaines tient en partie au sous-investissement public chronique des États membres. À la suite de la crise des dettes publiques du début des années 2010, les États ont entamé une consolidation budgétaire qui a d’abord sacrifié l’investissement public.
La relance de l’investissement public devra se conduire en privilégiant l’investissement commun, qui constitue l’une des seules manières de dépasser la concurrence entre États membres. La solidarité européenne ne doit pas uniquement être mobilisée pour mettre en œuvre des transferts de ressources en réaction aux crises. Elle doit au contraire être créée par la mise en commun de ressources futures. De nombreuses pistes de ressources propres sont sur la table parmi lesquelles la taxe sur les transactions financières et la taxations des super profits sont essentielles.
Dans cette perspective l’Union doit inciter les États membres à investir dans des infrastructures communes en matière énergétique, de transport, de production industrielle ou encore de recherche. Chaque État membre de l’Union ne peut pas, à lui seul, concevoir et produire tout ce dont il a besoin. En revanche, l’Union doit être collectivement capable de faire des choix de souveraineté afin de ne pas dépendre des importations asiatiques ou américaines et éviter par exemple les pénuries d’équipements médicaux ou de médicaments observées ces dernières années.
L’Union doit donner la possibilité à tous les États membres d’investir dans les domaines prioritaires et d’accélérer le processus de convergence des économies. La politique de cohésion doit à cet égard reprendre une place beaucoup plus importante afin d’allouer les moyens financiers aux territoires qui en ont le plus besoin.
De manière beaucoup plus ambitieuse qu’aujourd’hui, les projets transnationaux devront donc être privilégiés. Car chaque État membre ne sera pas en mesure de développer à lui seul une autonomie complète. Dans de nombreux domaines, il serait même insensé et contre productif de ne pas coopérer. De la même manière, il est des chantiers communs dont l’ampleur doit inciter les États à mutualiser au maximum les coûts de développement. C’est le cas de la rénovation thermique des bâtiments, qu’aucun État membre n’a encore su mener à bien. La même approche doit conduire à investir en commun dans les infrastructures de transports et les plateformes portuaires, ou dans les réseaux énergétiques de transport, de distribution et de stockage.
Les infrastructures critiques ainsi financées par endettement commun doivent progressivement constituer un patrimoine public européen. Ces investissements, qui combinent une double ambition écologique et socialiste, constitueront un outil indispensable de la lutte contre les inégalités environnementales, telles qu’elles ont été identifiées par Paul Magnette notamment.
Assumer la dimension géopolitique d’une Union écosocialiste
Les dernières années ont démontré les faiblesses du multilatéralisme et de la coopération à l’échelle internationale, notamment dans la transition écologique, que chaque acteur souhaite conduire à sa manière et selon ses intérêts. L’Inflation Reduction Act mis en œuvre par les États-Unis constitue un puissant plan de transition, mais qui défend avant tout les intérêts de la population et de l’économie américaines. Comme avait notamment pu le noter le philosophe Pierre Charbonnier, la transition écologique telle que menée par l’Union européenne doit donc faire son tournant réaliste et admettre sa nature géopolitique et potentiellement clivante. Ainsi, il est nécessaire que l’Union subordonne l’ensemble de ses relations économiques au respect des objectifs de progrès.
Dans un monde marqué par des risques environnementaux ou politiques croissants, dont certains sur lesquels l’Union européenne n’a pas de prise, celle-ci doit parvenir à réduire ses vulnérabilités. Au-delà de viser l’amélioration du bien-être des citoyens européens, les investissements communs à réaliser doivent donc également rendre notre Union plus résiliente face aux chocs politiques, économiques et environnementaux.
La nouvelle matrice de la confrontation politique européenne
Investir pour viser ensemble des objectifs de progrès écologique et social, cette idée portée par de nombreux progressistes déclenche des réactions fortes chez les libéraux et les nationalistes qui se retrouvent pour défendre l’immobilisme et le retour de l’austérité.
La volonté du ministre allemand des finances d’introduire dans la réforme du pacte de stabilité des mécanismes de réduction automatique des déficits publics excédant 3 % est une tentative assumée d’ancrer de nouveau la gouvernance économique européenne dans l’austérité.
L’accord de gouvernement finlandais qui rassemble droite et extrême-droite interdit délibérément tout soutien à un nouveau plan d’investissement solidaire européen et demande de rester dans le cadre de la programmation budgétaire déjà adoptée.
Au Parlement Européen, le 15 juin 2023, lors de l’examen d’un avis d’initiative sur la mise en œuvre des objectifs du développement durable, une majorité de droite et d’extrême-droite a rejeté, à deux voix près, la prise en compte de ces objectifs de développement durable dans le pilotage du semestre européen.
Il y a bien deux chemins d’avenir qui s’ouvrent pour l’Europe, l’un national et libéral, l’autre socialiste et écologique. L’heure du choix arrive.