“Not all the water in the rough rude sea
Can wash the balm off from an anointed king”
William Shakespeare, Richard II
Le 2 juin 1953, une jeune femme de 27 ans vivait son couronnement comme reine du Royaume-Uni, du Canada, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, de l’Afrique du Sud, du Pakistan et de Ceylan. Sept décennies plus tard, le 6 mai 2023, son fils de soixante-quatorze ans accomplira le même rite. Même si le règne d’Élisabeth II a été particulièrement long, ce saut temporel souligne combien ce sont des événements hors du commun : on en compte seulement dix-sept entre celui de Jacques Ier en 1603 et celui de Charles III. Si ce dernier, qui était alors âgé de quatre ans, a peut-être un vague souvenir du couronnement de sa mère, l’immense majorité des personnes qui l’entoureront vivront cette cérémonie pour la première fois, tout comme les centaines de millions de téléspectateurs à travers le monde.
Aujourd’hui, le couronnement est d’autant plus rare qu’il est devenu une singularité propre à la monarchie britannique. Dans le sillage des révolutions du XIXe siècle et de la Première Guerre mondiale, toutes les dynasties européennes ont en effet abandonné un rite qui confère une fondation religieuse à la légitimité du pouvoir monarchique : les geste qui sont accomplis durant la cérémonie sont des signes de l’élection et de la bénédiction divines qui donnent au monarque une autorité supérieure à celle des autres gouvernants. Le terme de « couronnement » — qui vient traduire le mot coronation — ne rend pourtant pas compte de cette singularité. Dans le monde anglophone, il est utilisé indifféremment pour qualifier toutes les cérémonies qui investissent formellement un monarque : une prestation de serment devant les pouvoirs civils, ce qui se produit partout en Europe, et un rituel religieux qui souligne le caractère sacral de la royauté, comme c’est le cas pour Charles III. Autrement dit, lorsque l’on évoque le couronnement de ce dernier, c’est bien d’un sacre que l’on parle.
Cette précision lexicale est nécessaire si l’on veut commencer à saisir ce qui sera en jeu demain, le 6 mai 2023, dans les murs de l’abbaye de Westminster. Cette longue cérémonie, qui s’organise depuis six mois et se prépare depuis des années, fait surgir dans un entrelacs complexe des pans largement oubliés de l’histoire et de la théologie politique européennes, tels qu’ils se sont construits par l’émulation de l’Ancien Testament. L’onction par l’archevêque de Canterbury des mains, de la poitrine et de la tête du roi, dépouillé de tous ses ornements, est une référence directe à l’intronisation des rois d’Israël. En versant de l’huile parfumée sur le front de Saül puis, après que ce dernier se fut montré indigne de sa charge, sur celui de David, le prophète Samuel avait indiqué sur qui s’était porté le choix divin : largement répandue dans le Proche-Orient ancien, cette pratique a survécu chez les catholiques et les orthodoxes dans le rituel du baptême et de la confirmation. Dans l’ordre politique, elle est réapparue au cours du Moyen-Âge, pendant les sacres royaux tels qu’ils ont été progressivement codifiés au sein du monde franc. En l’occurrence, ceux-ci empruntaient à deux sources, qui se sont progressivement amalgamés : d’un côté, il s’agissait de faire référence au baptême de Clovis — bien que son importance ne se soit imposée que progressivement dans l’imaginaire royal — ; de l’autre, à partir du sacre de Pépin le Bref, il fallait reprendre la tradition inaugurée par Samuel. À la fin du Xe siècle, ce rite fut également introduit en Angleterre où il gagna en importance avec la conquête normande. Avec le temps — et selon des modalités différentes en France et en Grande-Bretagne — l’onction devint le cœur de la cérémonie, le signe de l’élection divine qui se manifestait notamment par l’apparition du pouvoir thaumaturge du monarque. Aujourd’hui, au XXIe siècle, elle suggère toute l’étrangeté du couronnement du roi d’Angleterre. Si l’on choisit de ne pas s’attarder au folklore qui entoure, outre-Manche, les événements royaux — ou plutôt si l’on choisit de prendre ce folklore au sérieux — c’est un rituel millénaire qui se produira le 6 mai.
Ce surgissement du passé n’est pas sans risque pour la monarchie. Malgré les nombreuses références qui seront faites à l’Israël biblique autant qu’à l’histoire des différents royaumes dont Charles est le souverain, la cérémonie du 6 mai souligne combien la « tradition » est une matière meuble, qui doit être sans cesse remodelée : au fil des décennies, la monarchie britannique est du reste devenue experte dans cet exercice. Ce couronnement pourrait-il être la tradition de trop ? Contrairement aux événements royaux auxquels le public est habitué, cette cérémonie — ce qu’elle dit et ce qu’elle suggère — prend le risque d’apparaître trop éloignée des aspirations d’une portion importante de la société britannique — sans même parler du reste du monde — pour susciter autre chose que du rejet. Ce décalage est par ailleurs indissociable de la persona construite par Charles au fil des décennies et qui transparaît dans certains des choix faits au cours de son couronnement. À plusieurs égards, ceux-ci apparaissent comme une forme de quitte ou double, qui engagent son règne et, peut-être, celui de ses successeurs.
Une cérémonie religieuse en pays non religieux : un couronnement plus inclusif ?
La formalisation la plus ancienne de la cérémonie de couronnement en Angleterre remonterait à 973 où elle aurait été réalisée par Saint Dunstan pour le roi Edgar (944-975) : on y trouve notamment une première version du serment royal. C’est de ce cadre formel inaugural qu’ont été tirées les cinq actes qui organisent le rituel : la reconnaissance (Recognition) pendant laquelle quatre personnes se présentent aux points cardinaux du lieu dans lequel se déroule le couronnement pour présenter le roi à l’assistance ; le serment (Oath) qui voit l’archevêque de Canterbury faire jurer au roi de défendre l’intégralité des devoirs de sa charge ; l’onction (Anointing) ; la présentation des regalia — c’est-à-dire les objets symboliques de la royauté qui renvoient à ses fonctions civiles, religieuses et militaires — suivie du couronnement proprement dit ; enfin, l’intronisation (Enthronement) et les hommages. C’est une fois que s’est conclu le couronnement du monarque que commence celui de son consort — si la dignité royale lui a été conférée.
Si cet ordonnancement est invariable, la cérémonie a néanmoins évolué avec le temps à mesure que se transformait la monarchie britannique. Le bouleversement le plus remarquable date de 1689, lorsque fut introduit le Coronation Oath Act dans le sillage de la Révolution de 1688 qui porta William III et Mary II sur le trône. D’une part, celui-ci prévoyait que les souverains jurent de défendre les lois et les coutumes que leur peuple s’était donné dans leur parlement : l’initiative législative échappait désormais complètement au roi. D’autre part, le couple royal et tous ses successeurs devaient s’engager à défendre « la véritable profession de l’Évangile et la religion protestante réformée établie par la loi ». Cette double modification d’ampleur, qui avait pour but de mettre fin à près d’un siècle et demi de discordes civiles et religieuses, souligne l’importance du couronnement dans l’expression du statu quo au Royaume-Uni. D’autres modifications furent ainsi introduites au cours des siècles suivants, à mesure que se dessinaient de nouveaux équilibres au sein de la société britannique. Une autre loi adoptée en 1688 avait par exemple exigé que tous les nouveaux monarques, lors de leur couronnement, abjurent solennellement la doctrine catholique de la transsubstantiation, l’adoration de la Vierge Marie et la messe en les déclarant « superstitieux et idolâtres ». Pendant près de deux siècles, cet autre serment ne fut l’objet d’aucune contestation jusqu’à ce qu’Édouard VII et George V s’opposent à son « langage cru », qu’ils jugeaient offensant pour leurs sujets catholiques. Il fut abandonné en 1910.
Plus d’un siècle après, la question de l’inclusion des non-anglicans (ou, dans le cas de l’Écosse, des non-presbytériens) s’est posée de manière aiguë tant le paysage démographique, culturel et religieux du Royaume-Uni s’est considérablement transformé au cours des quatre dernières décennies. En 1983, 66 % des Britanniques se déclaraient chrétiens (les anglicans comptant pour 40 %) ; 3 % avaient une autre religion que le christianisme ; et 31 % d’entre eux se disaient sans religion. En 2018, les chrétiens ne représentaient plus que 38 % de la population (et les anglicans 12 %) ; les non-chrétiens pesaient pour 9 % ; et les sans-religion étaient désormais majoritaires. Si l’érosion frappe l’intégralité des dénominations chrétiennes — à l’exception des évangéliques en forte croissance —, elle est particulièrement forte chez les anglicans, une tendance qui s’est accélérée au cours de la pandémie. De ce point de vue, le couronnement de Charles III, une cérémonie anglicane qui le consacre comme chef de l’Église d’Angleterre, apparaît sinon en complet décalage, du moins très peu représentatif de la société britannique. Du reste, c’est bien avant la disparition d’Élisabeth II que s’est posée la question de la forme religieuse que pourrait prendre l’intronisation de son successeur. Parmi les nombreuses propositions qui ont émergé, celle de Ian Bradley, un professeur de théologie et pasteur presbytérien qui écrivit plusieurs livres sur la monarchie, eut un certain écho au cours des dernières décennies. Défendant la fonction spirituelle de la monarchie dans la société britannique contemporaine, incarnée notamment par la cérémonie du couronnement, il soutenait néanmoins l’idée que celle-ci n’avait pas absolument besoin d’être intégrée dans l’Église d’Angleterre.
À la place, il imaginait une cérémonie plus œucuménique, qui permettrait aux autres cultes chrétiens de participer à ce moment fondateur du nouveau règne, tout en intégrant les autres religions aux célébrations qui entouraient la messe. Il suggérait également la suppression du serment de défense de la religion protestante. Ses propositions — notamment la dernière — ont été largement discutées, dans les cercles qui depuis plusieurs années réfléchissent au prochain couronnement. Le roi Charles lui-même, au cours de son premier discours, se présenta comme le défenseur de tous les cultes. Pourtant, la solution retenue apparaît beaucoup moins audacieuse. Si les autres cultes ont été intégrés, ils demeurent très marginaux : les représentants des autres églises chrétiennes participeront à la bénédiction qui suit les hommages, traditionnellement assurée par l’archevêque d’York, pendant que ceux des autres communautés religieuses (juifs, hindous, sikhs, musulmans, bouddhistes) salueront le roi après la procession de sortie. Quant à la majorité des Britanniques, qui ne déclare aucune religion, elle n’est absolument pas prise en compte. Et, en un sens, comment aurait-elle pu l’être dans un rite qui affirme très clairement le lien étroit entre la monarchie et la religion en confirmant le rôle du roi comme Fidei Defensor ?
Serment d’allégeance
Dans l’immédiat, pourtant, ce n’est pas cet aspect de la cérémonie qui soulève le plus de difficultés au Royaume-Uni. De fait, quand bien même l’immense majorité de la population ne serait plus anglicane, ni même religieuse, les derniers sondages indiquent que les Britanniques sont tout de même plus nombreux à souhaiter une célébration chrétienne plutôt qu’une intronisation laïque. Le principal point d’achoppement se situe à la fin des cinq actes du couronnement, au moment de l’hommage rendu par le peuple anglais à son nouveau souverain. Ce serment d’allégeance (pledge of allegiance) est paradoxalement une nouveauté, pensée pour moderniser le couronnement. En effet, jusqu’ici seuls les représentants de l’Église d’Angleterre, de la famille royale et les pairs héréditaires présentaient leur hommage au nouveau souverain : le reste de la population était exclue de ce moment de la cérémonie. En 2023, le serment des pairs a donc été remplacé par un hommage du peuple. Ainsi donc, à l’appel de l’archevêque de Canterbury, « tous ceux qui le désirent, dans l’Abbaye [de Westminster] et ailleurs » pourront dire : « Je jure de prêter fidélité à Votre Majesté, et à vos héritiers et successeurs conformément à la loi. Que Dieu me vienne en aide. » Au moment de l’annonce de cette nouveauté, quelques jours à peine avant le couronnement, des représentants de l’Église d’Angleterre ont même souhaité qu’à cette occasion se lève « un chœur de millions de voix ». Pour l’instant,la proposition n’a soulevé qu’un concert de récriminations. Alors que la monarchie entendait moderniser son image, en intégrant tous les Britanniques à la cérémonie, elle a été accusée de vouloir revenir à l’époque féodale ; loin d’évoquer les épisodes léchés de la série The Crown, qui a participé de la construction de la mythologie contemporaine des Windsor, c’est l’univers médiéval de Game of Thrones qui a été mobilisé pour tourner ce serment en dérision. Alors que le nouveau roi n’a jamais bénéficié de la même indulgence que sa mère, l’erreur de communication apparaît colossale, soulignant combien de doigté il faut pour inventer des traditions.
C’est tout particulièrement le cas lorsqu’il s’agit d’une cérémonie aussi chargée qu’un couronnement. Et c’est peut-être là que le bât blesse le plus. Depuis près de soixante-dix ans, en effet, l’immense majorité des événements royaux à l’aura internationale furent des naissances, des mariages et des funérailles. Autrement dit, la monarchie britannique se mettait en scène dans les étapes qui constituent aussi la vie de tout un chacun. Les jubilés, qui rythmèrent les décennies de règne d’Élisabeth II, incarnaient aussi le passage du temps. Bien évidemment, ces célébrations réalisées par les Windsor étaient dotées d’un lustre particulier, déclinant au présent l’image d’un passé sublimé dans une tradition présentée comme intemporelle. La famille royale britannique n’avait par ailleurs pas le monopole de ces cérémonies : au cours des deux dernières décennies, les mariages royaux espagnols ou monégasques ont eux aussi connu une diffusion globale. Il était simplement admis que la couronne d’Angleterre excellait particulièrement à cet exercice. Le règne d’Élisabeth II ne fut pas non plus à l’abri de naufrages médiatiques comme le divorce houleux de Charles et Diana ou la mort de cette dernière. Mais, une fois de plus, ces deux exemples s’inscrivaient dans un canevas biographique.
Le sens d’un couronnement se situe ailleurs : il ne peut être inclusif puisqu’il sépare le monarque du reste de l’humanité. Par-delà même la question de sa représentativité religieuse ou de l’hommage rendu par le peuple, ce rituel marque la singularité anthropologique de Charles. Divorcé, celui-ci était encore accessible ; sacré, il devient pleinement roi, et tout d’un coup il apparaît essentiellement loin de ses sujets. Au cours des deux dernières décennies du règne d’Élisabeth II, la majorité de ses sujets n’avaient pas connu son couronnement, tous s’étaient habitués à cette distance, qui avait aussi quelque chose de générationnel. Bien que son successeur ait essayé maladroitement de moderniser son couronnement, il lui sera beaucoup plus difficile de faire oublier tout ce qu’il y a d’étrange — d’absurde, même — dans un sacre au XXIe siècle.
Bref, c’est bien l’image de la monarchie qui est en jeu.
Visible et invisible
Le 19 juin 2014, la Proclamation de Felipe VI devant les Cortes, qui constitue le cœur de l’intronisation d’un monarque espagnol, dura à peine une demie heure — de la prestation de serment du nouveau roi à la fin de son message aux députés. L’intégralité de cette cérémonie est disponible sur Youtube. À aucun moment la caméra ne quitte Felipe, qui porte l’un de ses uniformes de cérémonie. En somme, à l’exception de la couronne posée devant le souverain, c’est l’investiture assez banale d’un chef d’État.
On touche ici du doigt une dimension singulière de l’attractivité de la monarchie britannique depuis qu’elle a commencé à exceller dans la mise en scène de sa ritualisation : sa capacité à composer avec la modernité pour renforcer son assise tout en préservant sa mystique. Lorsqu’Édouard VII fut couronné en 1902, le cinéma existait depuis moins d’une décennie. Après avoir vainement essayé d’obtenir le droit de filmer la cérémonie, le producteur Charles Urban confia à Georges Méliès la réalisation d’une reconstruction réaliste, quoique très condensée, de l’événement : les acteurs eux-mêmes furent choisis pour leur ressemblance avec Édouard VII et la reine Alexandra ! Filmé en amont du couronnement, le film fut diffusé le jour de la cérémonie. Autrement dit, s’il était alors impossible pour les élites politiques et religieuses du Royaume-Uni d’imaginer que l’on puisse faire pénétrer une caméra dans l’abbaye de Westminster, les possibilités de cette technique nouvelle pour diffuser largement une version abrégée et plus intelligible du rituel monarchique leur apparurent immédiatement.
Un demi-siècle après, le film du couronnement d’Élisabeth II devait symboliser le changement incarné par la jeune reine. Cet événement, dont Churchill souhaitait qu’il ouvrît pour le Royaume-Uni une ère aussi splendide que les âges élisabéthain et victorien, fut donc le premier événement télévisé en eurovision : une institution millénaire devenait pionnière d’une technologie qui se développa en quelques décennies. Pour autant, il fallait préserver le cœur du rituel, qui fut complètement occulté : le mystère de l’onction devait être caché au regard de la quasi-totalité de l’humanité.
Il en ira de même pour Charles III. Ce choix ne trahit pas un attachement absolu au rituel traditionnel, mais il démontre une maîtrise consommée de notre régime iconographique. Si la disparition du corps royal pendant l’onction constituait un événement à l’époque de la télévision balbutiante, elle est absolument extraordinaire aujourd’hui : en 2023, à l’ère des réseaux sociaux comme Tik Tok ou Instagram qui reposent exclusivement sur l’attraction des images, l’application du saint chrême sur le corps du roi d’Angleterre fera partie des rares événements qui échapperont complètement à notre regard. Nul doute que ce sens de l’absence aura un large écho : c’est une véritable prouesse, qui s’inscrit dans la stratégie de communication que la monarchie a développée depuis une dizaine d’années.
S’il fallait résumer cette dernière, on pourrait dire qu’elle prolonge l’opération réalisée par les mugs commémoratifs qui sont édités à chaque événement royal : l’amalgame entre le kitsch le plus total et l’expression du dignified, c’est-à-dire la dimension rituelle et incompréhensible qui, selon Walter Bagehot, constitue la part de la monarchie dans l’organisation constitutionnelle britannique. Cet amalgame a ressurgi au cours des semaines qui ont précédé le couronnement. En l’espace de quelques jours, le compte Instagram de la famille royale a publié deux séries de photographies dont l’association n’aurait pas déplue à Lautréamont ou aux surréalistes : la première raconte la fabrication et la consécration par le patriarche grec orthodoxe de Jérusalem (assisté par l’archevêque anglican) du chrême qui sera utilisé pendant l’onction ; la seconde annonce que la recette de la quiche officielle du couronnement est désormais disponible.
Cette stratégie, qui a fait ses preuves au cours des dernières années, n’a jamais varié — même quand la rupture entre le duc et la duchesse de Sussex et le reste de la famille royale a menacé de faire du palais de Buckingham le décor d’un décalque couronné des Kardashians. En s’astreignant à un silence quasi-total sur les déclarations du prince et de son épouse, puis en continuant à communiquer comme d’habitude sur ses activités, la famille royale a laissé le couple princier abandonner le dignified à mesure qu’il se laissait volontairement prendre au piège doré du kitsch telle qu’il se pratique dans les documentaires biographiques de Netflix : loin du Royaume-Uni et des devoirs étranges qui viennent avec leurs privilèges, les princes et les princesses britanniques ne sont plus que des célébrités comme les autres.
Au fond, ces images touchent à la question plus profonde de l’incarnation de la monarchie, qui s’est posée avec acuité entre la mort d’Élisabeth II et le couronnement de son successeur. Dans les premières pages de son dernier ouvrage, Ian Bradley soulignait qu’il y avait « quelque chose de très médiéval et de très catholique » dans la vénération suscitée par le cercueil de la reine ; de son côté, Charles Moore, l’éditorialiste catholique du Spectator, suggérait que la reine aurait sans doute mérité d’être canonisée. Écrites dans un pays dont la théologie politique a été profondément marquée par la réforme protestante — et notamment du rejet par cette dernière du culte des saints et, plus généralement, de la figuration du divin —, ces remarques soulignent le caractère exceptionnel de ce qui s’est produit autour de la dépouille royale : si au Royaume-Uni comme à l’étranger, nombre de commentateurs n’ont voulu voir que le folklore des files interminables et parfaitement tenues devant Westminster Hall, ces manifestations de dévotion populaire, qui exprimaient le besoin de se trouver une dernière fois en présence de leur souveraine défunte, soulignaient le lien singulier que cette dernière avait constitué avec ses sujets au fil des années. Celui-ci tenait largement à l’image que celle-ci avait su diffuser au fil de son très long règne, celui d’une reine de devoirs, dont l’aura allait bien au-delà de l’institution qu’elle incarnait.
Alors qu’à la veille du couronnement, tous les sondages démontrent que le soutien à la couronne n’a jamais été aussi fragile, il est légitime de se demander si Charles III réussira à construire ou, du moins, à préserver une certaine image de la couronne pour son successeur. Si l’erreur monumentale de l’hommage populaire laissera des traces, le nouveau roi devra définir comment il veut incarner son rôle. Bien préparé par sa mère, il est certain qu’il respectera les devoirs de sa fonction royale ; mais cela ne sera pas suffisant.
Et certains choix pris lors du couronnement permettent déjà d’imaginer quel monarque Charles III voudrait être.
Un roi de traditions ?
On a vu que la place des autres dénominations chrétiennes, quoiqu’inédites, demeurait très réduite dans la cérémonie. En réalité, l’une d’entre elles fait exception : l’église grecque orthodoxe. Lorsque les organisateurs du couronnement décidèrent de faire fabriquer un nouveau chrême, rien ne les obligeait à le faire consacrer par le patriarche de Jérusalem. Ce choix trouve un écho au cœur de la messe : pendant la présentation des regalia, le psaume 71 (« Éternel ! Dans ta justice, sauve-moi et délivre-moi ! ») sera chantée en grec par un chœur orthodoxe.
Ces hommages discrets mais intégrés à des moments fondamentaux du rituel s’expliquent de deux manières. Ils sont une manière pour le Charles III de rendre hommage à la religion dans laquelle son père fut baptisé, puisqu’il naquit dans la famille royale de Grèce. Mais ils sont aussi l’expression de son intérêt ancien et sincère pour l’orthodoxie : depuis le début des années 2000, le prince a fait plusieurs retraites sur le Mont Athos, au point que certains journaux s’interrogèrent sur sa véritable allégeance religieuse. Si le roi a rappelé, peu de temps après son accession au trône, qu’il était un anglican convaincu, cette fascination pour le christianisme oriental ne l’a jamais quitté : il y verrait le conservatoire d’un christianisme premier. Autrement dit, la religion orthodoxe incarnerait pour lui une tradition encore vivace, dans un monde qui aurait perdu le sens profond du spirituel. L’introduction, même limitée, d’éléments orthodoxes dans son couronnement doit donc être prise au sérieux ; il faut y voir une tentative d’insuffler une ferveur nouvelle.
La tradition et la spiritualité sont liées dans la réflexion du roi. En effet, si ce dernier n’a jamais fait connaître ses opinions politiques, comme l’y oblige la Constitution implicite du Royaume-Uni, il n’a jamais caché ses aspirations philosophiques. À la différence des autres Windsor, il a même publié un livre en 2010, Harmony, qui se présente comme un plaidoyer pour un ajointement retrouvé entre nos besoins et la nature qui nous entoure grâce à un investissement nouveau de notre spiritualité. Sous la plume de quelqu’un d’autre, cette variation New Age pourrait faire sourire ; écrite par le futur roi d’Angleterre, elle mérite que l’on s’y attarde un instant. Au détour d’un chapitre, il fait un éloge passionné de la tradition : « C’est la base de la sagesse transmise par ce que l’on appelle la « tradition », un autre mot qui, dans le tourbillon de notre confusion post-moderne permissive, a perdu son sens. De nos jours, le terme « tradition » tend à désigner des choses « démodées » ou rétrogrades, alors que la véritable définition ne pourrait être plus éloignée de cela. La tradition est une présence vivante. Elle est tournée vers l’avenir autant que vers le passé parce qu’elle se concentre sur les besoins matériels et immatériels de l’époque, qui n’ont pas changé, malgré nos nombreux progrès et notre soi-disant éloignement de toutes ces « croyances superstitieuses démodées ». Après tout, nous sommes toujours des êtres humains. Nous devons toujours faire face aux mêmes paradoxes de la vie et nous avons toujours besoin d’une quille solide pour notre bateau, sans parler d’une boussole qui nous permettra de naviguer en toute sécurité à travers les nombreuses tempêtes et épreuves que nous devrons traverser. »
Écologie et traditionalisme de pierre
La tradition défendue par Charles III lorsqu’il était prince de Galles n’a pas grand chose à voir avec l’usage qu’un député tory pourrait faire de ce terme. Elle traduit une forme de remise en question de la modernité libérale et capitaliste qui serait autant responsable de l’appauvrissement spirituel de l’humanité que de la destruction de la planète. Cette ligne se rapproche plutôt des thèses de la mouvance écologiste intégrale qui, en France notamment, a trouvé un certain écho médiatique au début des années 2010 dans les milieux catholiques conservateurs.
Jusqu’ici, le traditionalisme du roi a surtout trouvé à s’exprimer dans ses projets d’architecture et d’urbanisme. Au début des années 2000, farouchement opposé aux grands projets qui furent lancés dans la ville de Londres, il s’appuya sur le Prince’s Trust, l’organisme caritatif qu’il a fondé à la fin des années 1970, pour lancer plusieurs projets urbains de grande ampleur : le premier d’entre eux, Poundbury, est un quartier de Dorchester (Dorset) qui devrait abriter six mille habitants lorsqu’il sera terminé en 2025. Il a été développé par Léon Krier, un architecte luxembourgeois, très critique du modernisme architectural et grand promoteur de la Nouvelle architecture classique et du Nouvel urbanisme. D’autres projets similaires ont déjà été lancés, dans le Kent ou en Cornouailles. Tous affichent une importante ambition écologique. L’objectif affiché est clair : démontrer que les structures urbaines traditionnelles sont mieux adaptées à la crise climatique que les constructions modernes. En affichant sa volonté de « construire du neuf dans le respect de la tradition », le prince a aussi trouvé un moyen d’exprimer une vision d’autant plus chargée politiquement qu’elle touche au logement dans une période d’extrême difficulté pour nombre de ses sujets. Sans prendre position dans les débats qui traversent la société britannique — et sans réellement rompre la neutralité à laquelle il doit s’astreindre —, il a donc trouvé là un moyen de faire entendre sa voix.
Rien ne permet d’affirmer aujourd’hui que ce traditionalisme de pierre demeurera le cœur de son action comme roi. Mais après avoir passé plusieurs décennies à construire son image médiatique de prince écologiste, il serait étonnant de le voir abandonner un projet qui lui permet d’affirmer sa singularité — tout en proposant une réponse, très personnelle, à certains des problèmes que posera la crise climatique au Royaume-Uni et dans de nombreux autres pays. Cet activisme architectural peut-il l’aider à construire son image de monarque ? S’il est difficile d’apporter une réponse définitive, l’écologie spirituelle de Charles III pourra sans doute trouver un certain écho à un moment où le Royaume-Uni apparaît politiquement dévasté, de plus en plus écartelé entre le thatchérisme pavlovien d’un parti conservateur sans idées et la perpétuelle crise identitaire du parti travailliste.
En 2018, dans un rapport qui évoquait les difficultés que le règne à venir aurait à affronter, le constitutionnaliste Robert Morris faisait la remarque suivante : « Comme le souverain est également chef d’État dans quinze pays du Commonwealth, la Grande-Bretagne a toujours une monarchie internationale, mais elle n’est plus une véritable puissance internationale ». Cinq ans plus tard, le couronnement aura d’autant plus de mal à masquer la situation précaire du Royaume-Uni que l’institution de la monarchie, qui a pourtant fini par le définir aux yeux du reste du monde, apparaît elle-même en difficulté, comme le soulignent les sondages qui marquent une certaine défiance des Britanniques pour leur nouveau souverain. Le 25 avril, la manchette d’un quotidien britannique généralement identifié comme non-partisan — le i — affichait ce titre : « Le dernier couronnement de la Grande-Bretagne ».
De fait, si la cérémonie du 6 mai marque en quelque sorte l’inauguration d’un nouveau règne, elle appartient encore au précédent. Grandiose, fastueuse, hors du temps, elle sera le dernier héritage d’Élisabeth II. Le couronnement de Charles III marque ainsi la fin d’un cycle qui s’était ouvert après celui de Victoria en 1838 — qui fut désastreux : entre autres bourdes, la cérémonie fut interrompue prématurément car un évêque avait sauté une page ; il fallut rappeler la reine qui avait déjà quitté l’abbaye… C’est après ce fiasco que la monarchie a progressivement inventé le faste et la grandeur qui l’ont caractérisée jusqu’en 2023. Aujourd’hui la couronne britannique a trop d’expérience dans l’invention de la tradition pour ne pas savoir que certaines traditions sont trop anachroniques pour être maintenues.
En effet, si le successeur de Charles III sera peut-être intronisé dans l’abbaye de Westminster, il est très probable que ce couronnement soit beaucoup plus simple. Progressivement, la singularité rituelle de la monarchie britannique risque d’être gommée. C’est probablement l’une des conditions de sa survie. L’affaire du serment d’allégeance met en évidence combien la royauté sacrale est un édifice fragile lorsqu’elle ne suscite plus l’adhésion spirituelle mais, au mieux, une forme de curiosité devant un rite étrange : dans sa forme actuelle, le couronnement risquerait justement de détruire le fragile amalgame de kitsch et de dignified qui a fait son succès médiatique au cours des dernières décennies. Jusqu’à la mort de la reine, la couronne britannique semblait insubmersible. Six mois plus tard, il est patent que c’est Élisabeth II qui lui conférait cette force.
Contre le principe organique de la monarchie héréditaire, ordonné de sorte à ce que la succession se produise sans friction — sans y penser, en quelque sorte —, il apparaît aujourd’hui que le grand chantier du règne de Charles III sera de s’assurer que son fils puisse hériter du trône. Paradoxalement, la conscience que la couronne britannique est mortelle, comme les autres, pourrait contribuer à sa survie en lui rendant une forme d’humanité : ce serait une nouvelle métamorphose.