La démocratie n’est pas dans l’origine populaire du pouvoir, elle est dans son contrôle. […] Non pas une fois tous les cinq ans, ni tous les ans, mais tous les jours. Cette formule du philosophe Alain est la traduction pour les Cours des comptes du verbatim séculaire de Montesquieu, à laquelle l’actualité fait si souvent écho.
Prenons l’exemple du Togo Fin janvier 2023, la Cour des comptes togolaise a mis en lumière les dérives dans l’exécution du plan de 108 milliards de francs CFA (165 millions d’euros) dépensés en 2020 dans le pays pour faire face à la pandémie. Et ce dans la plupart des organismes publics concernés. Des transferts monétaires destinés à soutenir les ménages les plus précaires ont bénéficié à des personnes hors de son champ initial, les traces d’une commande de 31 500 tonnes de riz commandés par le ministère du Commerce pour 13 millions d’euros sont introuvables, et des rémunérations sans aucune base juridique ont été payées à certains personnels. Sur la base de ce rapport, plusieurs personnalités politiques et de la société civile ont appelé le président togolais Faure Gnassingbé à agir. Tout en rejetant les accusations de malversations, le Gouvernement a félicité la Cour des comptes, dont le travail « traduit un fonctionnement normal des institutions de l’État de droit prévu par la Constitution ainsi que la volonté de transparence qui anime les autorités togolaises ». En tout état de cause, le Parlement a convoqué une session extraordinaire sur la base du rapport pour inviter les ministres en exercice à se justifier sur la gestion de la crise sanitaire.
Que peut bien vouloir dire cet exemple du rapport d’audit de la Cour des comptes sur la démocratie togolaise ? Relevons d’abord le courage des conseillers et magistrats, des fonctionnaires publics, qui ont osé et certainement persévéré dans leur volonté de réaliser leur exacte mission et d’en publier les résultats critiques, ici les travaux de contrôle d’un programme important de dépenses publiques pour activer la solidarité dans une crise sanitaire mais aussi économique majeure. Relevons ensuite l’incohérence d’une conclusion — suivie par le gouvernement — quant à « une assurance raisonnable » que les ressources du budget national et de l’aide internationale ont été utilisées « conformément aux clauses des accords de dons et de prêts, et dans le respect des textes en vigueur et de ceux pris dans le contexte d’urgence sanitaire ». Comme l’inanité de ne conclure à aucune procédure pour poursuivre l’investigation et sanctionner les auteurs d’éventuelles malversations et irrégularités délictuelles commises. On ne peut que faire l’hypothèse devant cette contradiction de la Cour des comptes comme de cette tolérance du gouvernement togolais que ce dernier s’est retrouvé dans une configuration telle que l’indépendance de la Cour, inhérente même à son mandat, en a été affectée, directement ou indirectement. On en est réduit aussi à penser que la publication de cet audit doit certainement à la transparence exigée par les bailleurs de fonds régionaux ou internationaux de la solidarité.
Cette affaire fait écho à celle qui secoue le Sénégal, à un an des élections présidentielles. La Cour des comptes sénégalaise a publié mi-décembre 2022 un rapport critiquant vertement la gestion du fonds destiné à faire face à la pandémie de Covid-19. Celui-ci a officiellement compris plus de 740 milliards de francs CFA (plus de 1,1 milliard d’euros), financés par l’État sénégalais et des bailleurs internationaux. L’institution a toutefois relevé une surfacturation de plus de 4,1 millions d’euros sur le prix du riz et le gel hydroalcoolique acheté et distribué aux populations les plus démunies pendant le confinement ; selon le rapport, 29 millions d’euros ont également été alloués à des dépenses sans lien avec la Covid-19, comme l’achat de bacs de fleurs par le ministère de l’Urbanisme. Plusieurs marchés ont en outre fait l’objet d’importantes malversations : trois agences de voyages appartenant à la même personne ont remporté 17 marchés pour un total de 23 millions d’euros de fournitures médicales, alors qu’elles n’avaient pourtant aucune expérience dans la fourniture de tels équipements. La publication de ce rapport a provoqué d’importantes manifestations de la part de la population, pour la plupart interdites par les autorités par arrêté préfectoral. Un collectif de 110 citoyens issus de la société civile nommé « Nos milliards ne vont pas disparaître » (Sunuty Milliards du Ress) s’est constitué pour porter plainte auprès du procureur général de la République, qui a ouvert une enquête préliminaire pour corruption et abus de fonction.
Ces exemples ne sont pas isolés. En 2012, le Contrôleur et vérificateur général indien a révélé une affaire de corruption portant sur l’attribution des mines de charbon, estimant que le « gain exceptionnel » des attributaires était de 23 milliards de dollars. Ce rapport ayant suscité une réaction médiatique et politique massive, le parti au pouvoir (BJP) a porté plainte et le Bureau central d’enquête a mis en cause une douzaine d’entreprises susceptibles d’avoir thésaurisé les allocations de charbon au lieu de les développer. Plus récemment, un rapport d’août 2022 de la Cour des comptes chypriote a indiqué que plus de 7 000 passeports auraient été cédés illégalement avec l’appui du ministre de l’Intérieur. Le « passeport doré » chypriote octroyant à son détenteur la citoyenneté européenne était accordé sous réserve d’investir au moins 2 à 2,5 millions d’euros dans le pays, permettant notamment à des criminels ou oligarques russes de contourner certaines sanctions adoptées par l’Union européenne. L’institution a nommément accusé le ministre de l’Intérieur chypriote d’avoir été mis au courant des dérives par le ministère de l’Économie, sans pour autant réagir en raison de la manne financière que ce système représentait — 7 milliards d’euros pour l’État chypriote en treize ans. Sous pression de la part de la Commission européenne après le rapport de l’ISC, le pays a révoqué la citoyenneté de 39 investisseurs depuis un an, dont celle de plusieurs oligarques russes.
Qu’est-ce que ces cas concrets nous indiquent sur le rôle des Cours des comptes aujourd’hui ? Qu’elles sont absolument indispensables au bon fonctionnement des régimes démocratiques. Si les citoyens pensent et disposent, le Parlement délibère et l’exécutif met en œuvre, la Cour des comptes évalue et contrôle ce qui peut l’être dans le champ de compétences octroyé par le pouvoir souverain. Là est toute la subtilité du mandat dans lequel elles s’insèrent : contrôler sans contraindre, recommander sans imposer, induire sans tromper.
Pour garantir leur triple rôle de surveillance, d’alerte et de contrôle, les Cours des comptes doivent poursuivre leurs efforts de transparence, d’efficacité dans leurs évaluations et de visibilité dans le débat public. Au-delà de leur raison d’être, le mode d’être des institutions de contrôle doit en effet continuer à être renforcé au sein des systèmes politiques démocratiques.
En premier lieu, les Cours des comptes se doivent de mieux associer les citoyens à la procédure de contrôle pour prévenir et détecter la corruption, et continuer d’améliorer l’action publique. Au milieu de l’année 2013, le National Audit Office australien a par exemple décidé d’ouvrir tous les audits de performance en cours aux contributions des membres du public par le biais d’un site Internet. Au cours de la crise sanitaire, l’ANAO a ainsi reçu 1 475 contributions de citoyens commentant la cohérence des décisions d’exemption de voyage. Le Bureau du contrôleur général de l’Équateur a pour sa part mis en place un numéro téléphonique gratuit (« 1800 Éticos ») qui permet aux employés et aux citoyens de signaler anonymement et en toute sécurité la fraude financière au sein d’entités publiques. En France, la Cour des comptes a ouvert en septembre 2022 une plateforme en ligne permettant aux citoyens de signaler les irrégularités ou dysfonctionnements constatés dans la gestion publique et le bon emploi de l’argent public.
En second lieu, la redevabilité du pouvoir exécutif envers les recommandations des institutions de contrôle indépendantes doit être assurée. Établir l’obligation d’un élu, d’un organe ou d’une collectivité de rendre compte de ses activités constitue l’expression de l’exigence libérale démocratique qui lie le pouvoir de l’élu au devoir de rendre des comptes envers les délégants légitimes de ce pouvoir — ultimement, les citoyens. D’une part, accélérer la rapidité et le ciblage des contrôles en cas de crise est indispensable pour contrôler les bouleversements budgétaires et les procédures extraordinaires qui peuvent en découler, et ainsi limiter les risques de fraude et de corruption. La création d’une procédure dédiée de contrôle par les Cours des comptes est en ce sens bienvenue, à l’image des audits flash menés par les institutions de contrôle anglosaxonnes telles que le National Audit Office britannique. D’autre part, garantir la transparence totale des travaux constitue un impératif démocratique majeur. La Cour des comptes française publie à titre d’exemple 100 % de ses travaux depuis le 1er janvier 2023. Ce modèle aura probablement vocation à se généraliser, au regard de la demande croissante d’informations fiables et précises de la part des citoyens. Pour reprendre la formule de Victor Hugo : « la forme, c’est le fond ».
En troisième lieu, le contrôle des contrôleurs eux-mêmes doit être renforcé : pour être audibles, ils se doivent d’être irréprochables. Cela passe bien sûr par l’évaluation par les pairs déjà pratiquée – mais les rapports produits ne sont pas toujours rendus publics et leur qualité dépend fortement de l’institution qui contrôle (avec des facteurs variables tels que le temps alloué, l’acculturation aux dispositifs institutionnels nationaux et la définition du périmètre de contrôle). Les Cours des comptes pourraient ainsi faire œuvre d’exemplarité, en favorisant notamment la mise en place d’évaluations de leur fonctionnement par un groupe représentatif de la société civile — éventuellement tiré au sort — et accompagné d’un groupe d’experts ad hoc.
En quatrième lieu et enfin, une véritable culture des contre-pouvoirs doit être instillée au sein des structures institutionnelles permettant l’existence des institutions de contrôle. Selon un rapport de la Banque mondiale publié en 2021, de nombreux Etats ne prévoient pas explicitement l’autonomie et l’indépendance financière des institutions supérieures de contrôle vis-à-vis du pouvoir central, et les candidats à la présidence d’une institution ne sont pas soumis à un processus ouvert et concurrentiel. Les Cours des comptes pourraient alors mettre systématiquement en place des processus de suivi et d’atténuation des menaces à leur indépendance, et éventuellement les publiciser au sein de l’opinion publique. La crise écologique pourrait aussi être un levier du renforcement du rôle de contre-pouvoir des institutions de contrôle. Mettre les gouvernements devant leurs responsabilités et obligations environnementales nécessitera la mise en place de nouveaux outils pour renforcer la redevabilité des pouvoirs publics, notamment d’évaluation des initiatives de budgétisation verte.
Ainsi, nous devons sans cesse nous rappeler au rôle de vigie démocratique des Cours des comptes : par le sérieux de leur enquête et la publicité de leurs travaux, les magistrats des institutions supérieures de contrôle sénégalaise et togolaise en sont des exemples marquants. L’avenir de la démocratie passera en ce sens par une véritable culture et une pratique systématique de l’évaluation des politiques publiques et du contrôle de l’action publique, et une redevabilité sans faille des autorités politiques. Pour avoir été ministre en charge de l’évaluation des politiques publiques du Togo, l’un de nous a pu constater l’importance de l’accompagnement des pouvoirs publics dans le processus d’apprentissage par la pratique des bienfaits de l’évaluation des politiques publiques, dépassant le caractère perçu potentiellement accusateur et punitif de l’audit. Dans nombre de pays en développement, la multiplicité des chocs exogènes et la faiblesse des capacités de gouvernance peuvent engendrer une sous-estimation des efforts consentis par les gouvernements à exécuter de manière efficiente les programmes et projets de développement. Un tel constat conduit de plus en plus les bailleurs de fonds à évaluer non plus les performances des politiques publiques, mais simplement l’effort fourni par les pouvoirs publics dans le souci d’atteindre les résultats escomptés. Cet « optimum de second rang » apparaît dès lors comme une réponse adaptée face à ce qu’il est désormais convenu d’appeler « la fatigue de l’aide ».
Au regard de la faiblesse persistante des institutions publiques de la plupart des pays africains, on ne peut qu’applaudir au fait que si l’autorité politique flanche devant ses obligations, d’autres parties prenantes — toutes bienvenues quand il s’agit de servir l’intérêt général du peuple, ici : magistrats, bailleurs, Parlement, presse, et une société civile qui, informée, ne supporte plus la corruption endémique — prennent aujourd’hui le relais et concourent ensemble, chacun à leur place, à faire avancer la chose publique et la démocratie. On peut se féliciter qu’en 2023 des régimes africains — sénégalais et togolais — soient confrontés à un tel niveau d’exigence générale dans leur population quant au bien public qu’ils soient obligés d’évoluer bon gré mal gré.